La loi de l’attraction universelle des consciences


« Isaac Newton »

Dans un article précédent, Le paradis des rêveurs, nous invitions à méditer sur la double nature de la plante, qui s’enracine en-bas, ou dans l’estomac, pour les matérialistes, ou au contraire en-haut, dans la philosophie du Véda. Dans les deux cas, la plante et ses racines résument leurs visions respectives du monde.

Fort peu védique, mais intrinsèquement moderne, l’hylozoïsmei, pour sa part, voit la vie « sourdre » de la matière elle-même, ce qui est encore une métaphore. La « source » peut passer pour être, en quelque sorte, analogue à la « racine ». En tout, toujours et partout, la vie suppose la présence immanente d’un même principe interne et autonome d’engendrement, source ou racine, qui anime toutes choses.

Non moins moderne, et plutôt plus encore, le matérialisme, est par définition éminemment immanent. Il nie a priori toute idée d’âme en la vie, et il tue (dans l’œuf) toute idée d’esprit au sein de la matière. Sa fin vise à assimiler, à digérer dans l’estomac matériel toute idée de l’esprit, ou de son essence, ce qui revient au même.

Kant, quant à lui, n’est pas du tout moderne. Il affirme qu’un monde immatériel existe. Immensément vaste, ce monde comprend toutes les intelligences créées, les êtres raisonnables, mais aussi les consciences sensibles (de tous les animaux), et enfin tous les principes de vie, quels qu’ils puissent être, et qui se trouvent répandus partout dans la nature, par exemple dans les végétaux.

Parmi les « intelligences créées », quelques-unes sont liées à la matière. Nous le savons, car nous l’expérimentons en nous-mêmes, ce sont elles qui, par cette alliance si spéciale, forment les « personnes ».

D’autres « intelligences créées » ne sont pas liées à la matière. Elles peuvent rester isolées, ou bien se lier à d’autres esprits, ou s’associer plus ou moins étroitement à d’autres entités encore, ayant un statut intermédiaire entre la matière et l’esprit.

Toutes ces natures immatérielles (les intelligences, les consciences, les principes) exercent leur influence (immatérielle) dans le monde corporel, selon des voies et moyens qui restent incompris.

Parmi elles, il y a tous les êtres dits « raisonnables », qu’ils soient présents sur la terre ou gîtant, vraisemblablement, ailleurs dans l’univers. De par l’usage de leur raison, dont c’est la fin, ils n’ont pas vocation à rester séparés (de la matière). La raison est un autre nom pour désigner un principe immanent, ordonnateur et régulateur, dont les êtres raisonnables (c’est-à-dire les êtres en qui la raison est immanente) se servent pour animer l’étoffe (irrationnelle) de la matière, et la constituer comme entité « vivante ».

On peut supputer que les êtres dits raisonnables entretiennent avec les autres intelligences créées divers échanges ou communications, en accord avec leurs natures respectives.

Ces communications ne sont alors pas limitées par les corps, ni par les contraintes habituelles de la vie matérielle. Elles les transcendent. Elles ne s’affaiblissent pas non plus avec l’éloignement dans l’espace ou dans le temps, et elles ne disparaissent pas lorsque la mort survient.

Selon ces vues générales, l’âme humaine, qui est un cas particulier de ces natures immatérielles et raisonnables, devrait donc être regardée comme liée déjà, dans la vie présente, aux deux mondes, le monde immatériel et le monde corporel.

L’âme singulière est liée avec un corps particulier, ce qui en fait une personne absolument unique. Elle perçoit nettement l’influence matérielle du monde corporel. Comme elle fait aussi partie du monde des esprits, elle ressent également les influences des natures immatérielles, et peut percevoir, dans certains cas, leurs immatérielles effluves.

A la mort, aussitôt que la liaison corporelle a cessé, l’âme continue d’être en communauté impalpable avec les natures spirituelles.

Sans doute, elle devrait être alors, étant enfin séparée du corps, mieux en mesure de se faire une plus claire intuition de sa propre nature, et de la révéler, de façon appropriée, à sa conscience intérieure.ii

D’un autre côté, il est probable que les autres natures spirituelles, celles qui ne sont pas « incarnées », ne peuvent avoir immédiatement conscience d’aucune impression sensible du monde corporel, parce qu’elles ne sont liées d’aucune manière à la matière.

N’ayant pas de corps propre, elles ne peuvent avoir conscience de l’univers matériel ni le percevoir, manquant des organes nécessaires. Mais elles peuvent exercer une influence subtile sur les âmes des hommes, parce qu’elles ont une nature analogue à la leur.

Les unes et les autres peuvent même entretenir un commerce réciproque et bien réel, capable de progresser et de s’enrichir.

Cependant les images et les représentations formées par des esprits qui dépendent encore du monde corporel, ne peuvent pas être communiquées aux êtres qui sont purement spirituels.

Réciproquement, les conceptions et les notions de ces derniers, qui sont des représentations intuitives correspondant à l’univers immatériel, ne peuvent pas passer en tant que telles dans la claire conscience de l’homme.

Ajoutons que les idées et les représentations des êtres purement spirituels et des esprits humains ne sont sans doute pas de même espèce, et sont donc très difficilement transmissibles et partageables en tant que telles, sans avoir été digérées au préalable.iii

Au nombre des idées ou des représentations qui peuvent mettre l’esprit humain radicalement en mouvement, stimuler en lui un désir aigu de métamorphose, et entamer sa transformation en un « homme nouveau », les plus puissantes peuvent lui paraître tout à fait inouïes, inexplicables, parfaitement capables même de le « submerger » ou le « noyer ».

D’où viennent-elles ?

D’un monde immatériel, celui des Muses, ces inspiratrices réputées venir au secours des créateurs, et des esprits désarmés?

En tant que phénomènes, elles paraissent aussi pouvoir émerger spontanément du plus profond intérieur de l’homme lui-même.

Les plus élevées d’entre elles n’ont a priori aucun rapport avec l’utilité personnelle ou avec les besoins immédiats, pratiques, individuels, des hommes qui les reçoivent.

Mais peut-être ont-elles quelque utilité pour des besoins lointains, théoriques, universels, qui concernent l’univers entier ?

Elles sont d’ailleurs capables de se transporter à nouveau, sortant de la sphère de conscience assignée à une personne particulière, par une sorte de contagion, de contamination, s’étendant vers l’extérieur, bien loin au-delà de ce que l’on peut imaginer.

Elles vont loin, touchant au passage de leur puissance nouménale et numineuse d’autres êtres raisonnables qu’elles affectent à leur tour.

Il y a donc deux types de forces spirituelles, les unes, centripètes, où l’intérêt personnel domine absolument, et les autres, centrifuges, qui se révèlent lorsque l’âme est en quelque sorte poussée hors d’elle même et attirée vers autrui.iv

Les lignes de force et d’influence que nos esprits sont capables de recevoir ou de concevoir ne convergent donc pas simplement en chacun de nous, pour s’y cantonner.

Il y a aussi des forces qui peuvent se mouvoir puissamment hors de nous, hors de notre propre for intime, et parfois malgré nous, – pour atteindre d’autres personnes, d’autres esprits.

Et même caresser les confins.

De là, on déduit que des impulsions irrésistibles peuvent emporter l’homme fort loin de l’intérêt personnel, y compris jusqu’au sacrifice ultime.

La forte loi de la justice, et la loi un peu moins impérieuse de la générosité et de la bienfaisance, qui ne manquent de se montrer assez universellement dans la nature humaine, peuvent y porter l’une ou l’autre, suivant les circonstances, et selon la tessiture spécifique de tels ou tels esprits, conditionnés par leurs aspirations profondes, soudainement révélées.

C’est ainsi que dans les mobiles apparemment les plus intimes, nous nous trouvons dépendre en fait de lois universelles, dont nous n’avons pas même un peu conscience.

Mais il en résulte aussi, dans le monde de toutes les natures pensantes, la possibilité d’une unité et d’une communion générales obéissant à des lois toutes spirituelles, et par cet effet, préparant de nouveaux degrés de métamorphose.

Newton appela ‘gravitation’ la tendance de tous les corps matériels à se rapprocher. Il traita cette gravitation comme un véritable effet d’une activité universelle de la matière, à laquelle il donna le nom d’« attraction ».

On pourrait, de façon analogue, se représenter le phénomène des pensées et des idées s’immisçant dans les natures pensantes, puis se révélant partageables, communicables, comme la conséquence d’une force universelle, une forme d’« attraction » par laquelle les natures spirituelles s’influencent mutuellement.

On pourrait nommer cette puissance, la « loi de l’attraction universelle des consciences ».

Poussant la métaphore, la force du sentiment moral pourrait bien n’être dès lors que la dépendance ressentie par la volonté individuelle à l’égard de la volonté générale, et la conséquence des échanges d’actions et de réactions universelles, dont le monde immatériel se sert pour tendre à sa manière à l’unité.v

L’âme humaine, dans cette vie, occupe toute sa place parmi les substances spirituelles de l’univers, de même que, d’après les lois de l’attraction universelle, les matières répandues dans l’immensité de l’espace ne cessent de se lier par des liens d’attraction mutuelle, et que les particules élémentaires elles-mêmes, loin de rester confinées dans une étroite granularité, emplissent l’univers entier de leurs potentiels quantiques de champ.

Quand les liens de l’âme et du monde corporel sont rompus par la mort, on peut supputer qu’une autre vie dans un autre monde (spirituel) serait la conséquence naturelle des innombrables liaisons déjà entretenues dans cette vie.

Le présent et l’avenir seraient donc formés comme d’une seule pièce, et composeraient un tout continu, tant dans l’ordre de la nature que dans l’ordre de l’esprit.vi

S’il en est ainsi du monde spirituel et du rôle qu’y joue notre esprit, il n’est plus étonnant que la communion universelle des esprits soit un phénomène ordinaire, et bien plus répandu qu’on ne l’admet en général.

L’extraordinaire, en fait, réside bien plus dans l’absolue singularité des phénomènes psychiques touchant telle ou telle personne singulière, individuée, que dans leur existence même, qui semble fort répandue de par l’univers.

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i Doctrine philosophique qui soutient que la matière est douée de vie par elle-même.

iiCf. Kant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863, p.21

iiiIbid. p.22

ivIbid. p.23

vIbid. p.23-24

viIbid. p.26