Voir la voix ou l’entendre?


Philon d’Alexandrie a vécu il y a deux mille ans, au centre d’une toile dense d’échanges et d’idées, dans une ville où se rencontrent l’Afrique, l’Asie et l’Europe. Il est l’auteur d’une œuvre savante, hybride, et selon lui, inspirée.

«Parfois, je venais au travail comme vide, et soudainement j’étais rempli, les idées tombaient invisibles du ciel, épandues en moi comme une averse. Sous cette inspiration divine, j’étais grandement excité, au point de ne plus rien reconnaître, ni le lieu où j’étais, ni ceux qui étaient là, ni ce que je disais ou ce que j’écrivais. Mais en revanche j’étais en pleine conscience de la richesse de l’interprétation, de la joie de la lumière, de vues très pénétrantes, de l’énergie la plus manifeste dans tout ce qu’il fallait faire, et tout cela avait autant d’effet sur moi que l’évidence oculaire la plus claire aurait eu sur mes yeux. »i

On voit ou on ne voit pas. Le sage voit. C’est pour cela qu’on va le voir.

« Autrefois en Israël, quand on allait consulter Dieu, on disait: Venez, et allons au voyant! Car celui qu’on appelle aujourd’hui le prophète s’appelait autrefois le voyant. » (1 Sa 9,9)

Après son combat dans la nuit noire, sans voir son adversaire, Jacob a voulu entendre le nom de celui qu’il combattait, ou tout au moins le son de sa voix. L’oreille, alliée de l’œil. L’audition unie à la vision. Mais aucun nom ne lui fut révélé, sauf le sien. C’est son propre nom, son vrai nom, qu’il apprit. Alors seulement , présume-t-on, il a « vu » après avoir « entendu ».

Par la sagesse contenue dans son nom, il a pu enfin « voir ».Voir quoi?

« Il faut te faire émigrant, en quête de la terre paternelle, celle de la parole sacrée, celle du père de ceux qui pratiquent la vertu. Cette terre, c’est la sagesse. »ii

La sagesse est une terre, qui est lumière, – une lumière qui voit, une lumière qui se voit, une lumière qui nous voit. Elle est splendeur. Le soleil en est une fort faible métaphore.

Surtout, comme le soleil, la sagesse fait vivre.

Philon le sage alexandrin, veut « voir », comme les Anciens :

« Si la voix des mortels s’adresse à l’ouïe, les oracles nous révèlent que les paroles de Dieu sont, à l’instar de la lumière, des choses vues. Il est dit « Tout le Peuple voyait la voix » (Ex. 20, 15) au lieu de « entendait » la voix. Car effectivement il n’y avait pas d’ébranlement de l’air dû aux organes de la bouche et de la langue ; il y avait la splendeur de la vertu, identique à la source de la raison. La même révélation se trouve sous cette autre forme : « Vous avez vu que je vous ai parlé depuis le ciel » (Ex. 20,18), au lieu de « vous avez entendu », toujours pour la même raison. Il se rencontre des occasions où Moïse distingue ce qui est entendu et ce qui est vu, l’ouïe et la vue. « Vous entendiez le son des paroles, et vous n’aperceviez aucune forme, rien qu’une voix » (Deut. 4,12). »iii

Voir la voix ! Voir la parole ! Au lieu de l’ « entendre ».

Les sens ne sont pas seuls. Ils sont ensemble. La saveur se goûte et la vue s’illumine. On admire la robe du grand cru, on hume son bouquet avant de le savourer. Le toucher, la caresse, on peut en jouir les yeux clos, et la vue les magnifient, par après, de surcroît.

Voir des voix, entendre leur fracas, leur douceur, goûter leur fiel, déguster leur miel, sentir leur souffle, leur haleine.

Mais quid des voix divines ? Ont-elles une odeur ? Une saveur ? Touchent-elles ou effleurent-elles ?

S’il faut en croire la Tradition, seule paraissait la splendeur de la voix – et pour le Peuple, inaudible. Seulement visible.

On « voit » la voix. Et quand on l’a « vue », il reste le plus difficile :  l’« entendre ».

i Philon, De migratione Abrahami, 35

ii De migr. Abr., 28

iiiDe Migr. Abr., 47

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