Krach, surréalisme et nazisme


« André Breton »

«Tout ce que j’aime, tout ce que je pense et ressens, m’incline à une philosophie particulière de l’immanence, d’après laquelle la surréalité serait contenue dans la réalité même, et ne lui serait ni supérieure ni extérieure. Et réciproquement, car le contenant serait aussi le contenu. Il s’agirait presque d’un vase communicant entre le contenant et le contenui.» Le contenant, on l’a compris, c’est la réalité, et le contenu, c’est la surréalité. Mais en réalité, le contenant et le contenu sont la même chose – selon les surréalistes. André Breton jugea que la nature même de la réalité réside entièrement dans son immanence. Tout s’y résume, et tout en naît toujours. La réalité serait en quelque sorte enceinte de surréalité – elle l’engendrerait en permanence. Mais si c’est bien le cas, le préfixe [sur-] ne devrait pas ici faire illusion. Ce sur– n’a certainement pas le sens d’au-dessus. Il n’y a pas la moindre trace de transcendance dans l’immanence.

Je suis frappé par la fixation obstinée des surréalistes à refuser l’existence de quoi que ce soit de « supérieur » ou d’« extérieur » à la réalité. Leur surréalisme est un absolu réalisme, et aussi un radical matérialisme. En dehors de la « réalité » et de la « matière », il n’y a absolument « rien », selon eux. La transcendance n’existe tout simplement pas. Le surréalisme revient donc à un nihilisme de la pensée. De fait, la « spéculation pure », par exemple, est totalement bannie par les surréalistes. D’ailleurs, le pape Breton proclama dans son Second manifeste, peu après le krach d’octobre 1929, et donc au début d’une longue crise qui vit la fin d’un monde et la ruine de tant de petits comme de grands « épargnants » : « Nous combattons sous toutes leurs formes l’indifférence poétique, la distraction d’art, la recherche érudite, la spéculation pure. Nous ne voulons rien avoir de commun avec les petits ni avec les grands épargnants de l’esprit.» Cette allusion aux « épargnants » était évidemment une référence à tous ces autres « épargnants », au sens propre, qui venaient d’être proprement et brutalement soulagés de leurs petites et grandes économies. La crise née à Wall Street n’était pas seulement financière, elle semblait s’être propagée à toutes les formes de la réalité, y compris artistiques, intellectuelles et morales. Breton s’empressa d’empocher, en ces temps troublés, tous les bénéfices dont ses dons de prophétie cataclysmique le gratifiaient inopinément. Il prétendit avoir pressenti, avec son [premier] Manifeste du surréalisme, la crise totalement transversale qui se préparait alors, et qui se concrétisait maintenant. Le second Manifeste fut pour Breton l’occasion de rappeler la précision de son diagnostic (publié quatre ans auparavant), et de souligner toute la profondeur, la largeur et l’étendue de la catastrophe en cours, avec tous ses prolongements : « Le surréalisme ne tendit à rien tant qu’à provoquer, au point de vue intellectuel et moral, une crise de conscience de l’espèce la plus générale et la plus graveii ». La crise de 1929 était en effet patente. Mais n’était-elle qu’une crise de l’immanence ? Si elle était si « générale » et si « grave » qu’elle affectât la conscience même, il eut fallu peut-être envisager l’hypothèse que les visions ou les idéologies qui prévalaient dans des temps aussi sombres (y compris la vision surréaliste elle-même) n’étaient décidément ni explicatives ni opératoires ou salvifiques, dans leur essence. Cette essence, d’ailleurs, se résumait (selon l’idéologie surréaliste comme selon l’idéologie matérialiste) à leur seul « contenant », c’est-à-dire à la réalité elle-même. Un siècle après la publication du Manifeste surréaliste, on ne peut s’empêcher de noter quelques analogies entre la situation des années 1920 et 1930 (une crise générale sur de multiples fronts, une montée des idéologies ultranationalistes et autoritaires) et le paysage idéologique qui s’affirme de plus en plus en notre an de grâce 2024. N’avons-nous donc rien appris ? Il me paraît qu’il y avait alors, et qu’il y a toujours, probablement, bien autre chose à considérer et à analyser quant à la nature et à la texture du réel. Le cas Breton, j’y insiste, me semble être comparable au canari dans la mine. Breton témoignait alors, par son idéologie même, du danger « immanent », dont il clamait la prégnance. Fait révélateur, ses apostrophes éruptives n’allaient pas sans quelques fausses notes, et autres troublants trilles. Il allégua la nécessité de s’intéresser aux sciences de l’occulte, à l’astrologie et à la « métapsychique »: « Il y aurait tout intérêt à ce que nous poussions une reconnaissance sérieuse du côté de ces sciences à divers égards aujourd’hui complètement décriées que sont l’astrologie, entre toutes les anciennes, la métapsychique (spécialement en ce qui concerne l’étude de la cryptesthésie parmi les modernes. Il ne s’agit que d’aborder ces sciences avec le minimum de défiance nécessaire et il suffit pour cela, dans les deux cas, de se faire une idée précise, positive, du calcul des probabilitésiii.» L’alchimie lui était un modèle : « Je demande qu’on veuille bien observer que les recherches surréalistes présentent, avec les recherches alchimiques, une remarquable analogie de but : la pierre philosophale n’est rien d’autre que ce qui devait permettre à l’imagination de l’homme de prendre sur toutes choses une revanche éclatanteiv.» Plus grave, mais aussi position, ô combien révélatrice, il alla jusqu’à proférer une incitation aux meurtres collectifs, là encore non sans une fort troublante analogie avec nombre d’événements contemporains : « L’acte surréaliste le plus simple consiste, revolver aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, envie d’en finir de la sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon… » Breton était pleinement conscient de la violence de ses paroles pour le « bourgeois » [l’ennemi absolu] : « Cet acte que je dis le plus simple, il est clair que mon intention n’est pas de le recommander entre tous parce qu’il est simple, et me chercher querelle à ce propos revient à demander bourgeoisement à tout non-conformiste pourquoi il ne se suicide pas, à tout révolutionnaire pourquoi il ne va pas vivre en U.R.S.S.v.» L’apologie, véritablement « terroriste » de Breton, lui fut par la suite reprochée par Albert Camus dans L’homme révolté. En 1951, Raymond Queneau, dans Philosophes et voyousvi, la qualifia d’«acte SS» : « Le surréalisme sous cet aspect, au moins en parole, n’était pas sans rapport avec l’activité nazie […] Breton avait dit que l’acte surréaliste le plus valable était de descendre dans la rue et de tirer des coups de feu dans tous les sens sur les gens. Actes SS, il faut bien le reconnaître, maintenant que nous avons une expérience historique un peu ravivée, depuis celle qu’on avait héritée des Assyriensvii. » Queneau ajouta, pour faire bonne mesure, ces mots qui révèlent un autre angle de la question – la fascination répandue pour le nazisme dans les années 1930 : « L’attrait du nazisme — et pourquoi nier qu’il y eut une forte attirance pour le nazisme, indépendamment de raisons politiques, — tint à ce que c’était une civilisation de voyous. L’aspect ennuyeux fut soigneusement camouflé. Un des meilleurs livres (involontaire, prétendit-on) de la propagande allemande fut le Hitler m’a dit de Rauschning. Il parut durant la drôle de guerre : je crois que peu de français furent insensibles à son extravagance. Plus que l’ordre qu’il était censé apporter — et le bourgeois français en rabattit rapidement —, Hitler séduisit par sa voyoucratieviii. »

Comparaison est ici raison. Ces éléments d’une histoire point si ancienne valent d’être revisités, et compris pour ce qu’ils recèlent de permanent, de durable, de constitutif dans la nature humaine. Il n’y a personne qui ne le ressente profondément: les temps du jour sont d’un sombre, chaque jour plus sombre. Que faire ? Que penser ? Qu’espérer ? Je réponds ceci à ces trois questions : – Résister, partout, tout le temps, à tous ceux qui tuent l’âme et l’homme. Penser sans cesse, en commençant par critiquer la racine même de toutes les idéologies. Enfin, pressentir dans la nature humaine sa potentielle sur-nature, ou, pour parler grec, sa méta-physis.

________

iAndré Breton. Le surréalisme et la peinture. 15 juillet 1925

iiAndré Breton. Second Manifeste du Surréalisme. Décembre 1929

iiiIbid.

ivIbid.

vIbid.

viPublié dans la Revue Les Temps modernes, Janvier 1951, n° 63, pp. 1193-1205

viiIbid. §14

viiiIbid.

3 réflexions sur “Krach, surréalisme et nazisme

  1. 1 –
    « Je suis frappé par la fixation obstinée des surréalistes à refuser l’existence de quoi que ce soit de « supérieur » ou d’« extérieur » à la réalité ».

    Il me semblait que les anarchistes refusaient aussi l’existence de quoi que ce soit de « supérieur ».
    Que veut dire sinon « Ni Dieu ni maître ? »

    Quel est le sens du mot « supérieur » de quel « haut » et de quel bas parle-t-on ici ? Existe-t-il un haut et un bas dans le cosmos ?

    De même, qu’est-ce qui pourrait être « extérieur » à la réalité ? La réalité prise au sens ordinaire de « tout ce qui existe »
    Si Dieu est extérieur à la réalité, alors il n’existe pas.

    Nous autres surréalistes, faisons souvent une distinction entre la Réalité et le Réel.
    Le Réel est ce qui change et évolue et dont ne nous savons en fait rien du tout.
    La Réalité est ce que nous croyons en savoir, c’est à dire des imaginations et des idéologies, dont la part d’aléatoire ne devait échapper à personne (et notamment pas à Valéry), et qui s’appuient sur ce que nos systèmes perceptifs et notre cerveau nous permettent d’en savoir. Des systèmes perceptifs et des cerveaux qui sont issus de l’évolution biologique avec la part de hasard qu’elle comporte puisqu’il s’agit d’une Histoire.

    On peut dire que le surréalisme est une révolte contre la Réalité au sens que je viens d’évoquer, c’est à dire non pas même contre une pensée routinière et toute faite, mais contre l’absence de pensée.
    Le Réalisme dit : Réel = Réalité.
    Ce qui équivaut à : « Circulez, il n’y a rien à voir ».
    Ou à TINA : « There is no alternative ».

    Originellement le surréalisme s’est élevé contre ce qui s’est appelé Réalisme dans la littérature et les arts.

    2 –
    « Leur surréalisme est un absolu réalisme, et aussi un radical matérialisme. En dehors de la « réalité » et de la « matière », il n’y a absolument « rien », selon eux. »

    Pour ce qu’il en est de la Réalité, je pense en avoir fait justice…
    Et à ce propos, j’aime beaucoup cette phrase qui n’est pas de moi : « Ce qui est, ment ! ».

    Mais… De quelle « matière » s’agit-il ?
    Il me semblait qu’il y a longtemps déjà, quelqu’un avait suggéré qu’il y avait une sorte d’équivalence (explosive !) entre matière et énergie. Dès lors parle-t-on de matière ou d’énergie ? Ne devrait-on pas plutôt dire que la « matière » n’est rien d’autre que de l’énergie organisée ?
    Et l’énergie, c’est quoi au juste ? C’est « matériel » ?

    Le rêve – dont on ne peut nier que les surréalistes y ont porté quelque intérêt – est-il « matériel » ?
    La part que Grothendieck fait au rêve dans « Récoltes et Semailles » quant à son expérience des mathématiques, est-elle « matérielle »
    La pensée est-elle « matérielle » ?
    Le « Matérialisme Dialectique » de Marx est-il la même chose que ce que Marx appelle le « Matérialisme Bourgeois » ?

    La matière est chose sociale. C’est une convention. Ce n’est rien d’autre que l’évidence mensongère par quoi se scelle l’échange. Topez-là !
    Ce sur quoi les hommes font semblant d’être d’accord.

    3 –
    Je me désolidarise totalement du Breton tardif, et de son goût pour l’Alchimie et autres salades ésotériques. Sauf sur ce point fondamental et qui échappe à Breton (et à la plupart des surréalistes) et qui est que le grand oeuvre de l’Alchimiste, n’est autre que l’Alchimiste lui-même, tel qu’il se forme et se transforme par l’aventure de son travail.

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    • Bonjour,

      Merci de votre commentaire. Il appellerait de longs développements. Mais je ne ferai ici que quelques réponses brèves, resserrées, indiquant cependant l’orientation générale de ma vision des choses.

      1. « De même, qu’est-ce qui pourrait être « extérieur » à la réalité ? La réalité prise au sens ordinaire de « tout ce qui existe ».
      Si Dieu est extérieur à la réalité, alors il n’existe pas. »

      – Les mots « être » ou « exister » sont, en soi, assez problématiques. Il y a des bibliothèques entières à ce sujet. Il y a des langues où ces mots n’existent pas, d’ailleurs, comme le chinois. D’autres langues ont des grammaires où la notion d’être se conjugue très finement, avec plus de nuances qu’en français (ou en latin). Par exemple, Heidegger, dans son ‘Introduction à la métaphysique’, a brillamment montré toutes les nuances que la langue grecque permettait, avec les équivalences et les dualités : être/apparaître, être/devenir, être/penser, etc. . On ne peut donc absolument pas ignorer que le mot (français) « réalité » est très connoté culturellement et linguistiquement. Ce mot vient en effet du latin « res » (chose). Il s’oppose donc, conceptuellement, à tout ce qui précisément n’appartient pas à la catégorie de« chose » (par exemple en tant que « chose » s’oppose à « concept », en tant que le « concept » n’est justement pas une « chose »). Ce genre de considération pourrait nous emmener loin. Je veux simplement dire ici que votre commentaire vous situe donc immédiatement dans une certaine orbite culturelle, linguistique et philosophique. Mais il en est bien d’autres….

      Du point de vue de la « spéculation pure », on pourrait certes définir la « réalité » comme étant « tout ce qui existe », sans pour autant nier la possibilité d’autres formes d’ « existence » ou d’« être », qui ne relèveraient pas de cette définition. Sans préjuger de l’ « existence » ou de la « non-existence » d’un Dieu, on pourrait par exemple spéculer (au moins en théorie) que si un Dieu « créateur » pourrait avoir créé l’ « être » et « l’existence » pour sa propre Création. Alors, toujours en théorie, ce Dieu serait en quelque sorte (au moins conceptuellement) « au-dessus » ou « en dehors » des notions philosophiques (ou immédiatement intuitives) l’être ou de l’existence, telles que nous les utilisons quotidiennement. Ces deux concepts (« être » et « existence ») ne s’appliqueraient pas à l’« essence » même de ce Dieu (hypothétique) puisque c’est ce Dieu qui les aurait « créés ». Encore une fois, je ne préjuge pas de l’existence ou de l’existence d’un tel Dieu, je dis simplement que ma spéculation (« pure ») m’incite à considérer de telles questions, qui me semblent porter la discussion à une sorte de méta-niveau, un niveau « au-dessus » de simples assertions comme « Dieu existe », « Dieu n’existe pas », « la Réalité est réelle », ou « Rien n’est réel ».

      2 « Nous autres surréalistes, faisons souvent une distinction entre la Réalité et le Réel.
      Le Réel est ce qui change et évolue et dont ne nous savons en fait rien du tout. »

      Je suis bien d’accord avec vous que « nous ne savons en fait rien du tout ». Mais j’aime, pour ma part, la « spéculation pure » que Breton et les surréalistes semblent conchier. De nombreuses philosophies (incompatibles) s’arrogent une sorte de monopole sur des notions comme celles de Réalité ou de Réel, dont je viens tout juste de dire qu’elles sont connotées et même déterminées, culturellement et linguistiquement. Ainsi, toujours « en théorie », et pour le besoin de la « spéculation pure », on ne peut ignorer (en toute bonne foi) que des mystiques emploient ces mots dans un autre sens. Par exemple, Adrienne von Speyr écrit : « Face à notre réalité, Dieu est surréalité, une surréalité qui ne dépasse pas seulement par sa démesure, mais aussi par son contenu qui excède à l’infini et en tout point notre connaissance ». Encore une fois, je ne discute pas ici du point de vue de von Speyr en tant que tel, mais je me contente d’observer qu’elle emploie le même mot (surréalité) que les « surréalistes » mais dans un sens et avec une acception complètement différente. Autrement dit, personne n’a de monopole sur les mots. Ni sur les pensées que ces mots provoquent. Autrement dit, et pour surenchérir sur la formule de Shakespeare, il y a beaucoup plus de choses dans le monde que n’en contiennent toutes nos philosophies, toutes nos langues, toutes nos intuitions, toutes nos croyances. Autrement dit, nous n’avons encore rien vu, Homo soi-disant sapiens n’est pas très sapiens, et est encore dans les vagissements de l’enfance….

      La raison d’être de ce blog est avant tout de tenter une réflexion anthropologique comparative. Je ne détiens aucune vérité. La seule vérité à laquelle je tiens vraiment, c’est de croire que je ne sais vraiment rien de la vraie vérité. Et que je ne supporte plus aucun slogan, quel qu’il soit.

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