Pourquoi s’intéresser à la conscience, dans une époque aussi matérialiste que la nôtre ? Je vois au moins trois raisons à cela, directement liées à l’état des sciences et techniques (notamment en physique quantique, cosmologie, intelligence artificielle) en ce début de 21e siècle. Par exemple, les progrès de l’Intelligence Artificielle (IA) incitent à s’interroger sur la spécificité et la nature de la conscience humaine par rapport aux capacités de raisonnement et d’inférence de l’IA. Ensuite, certaines conceptions cosmologiques supposent désormais probables la présence d’autres formes de vie, et donc de conscience, éparpillées dans le Cosmos, ce qui amène inévitablement à réévaluer la centralité du fait anthropomorphique et de la « conscience humaine ». Enfin, depuis les années 1920, la physique quantique a mis en évidence l’intrication structurelle des phénomènes quantiques avec la conscience. Les phénomènes, en tant qu’ils sont « observés », sont intriqués avec l’« observateur » (humain) qui les observenti, – et cela en rupture complète avec la science « classique » (d’Euclide et Thalès à Képler et Newton…). Werner Heisenberg, l’un des fondateurs de la physique quantique disait à ce propos que « la science ne se contente pas de décrire et d’expliquer la nature, elle est partie intégrante de la relation entre la nature et nous-mêmes ».ii Autrement dit, la science ne donne plus seulement une connaissance « objective » de la réalité elle-même, en tant qu’elle serait séparée de notre subjectivité, mais elle se fonde sur une imbrication et une ‘intrication’ de la connaissance et de la conscience de l’homme avec la réalité. Le physicien David Bohm fait même l’hypothèse que le « réel » serait une sorte d’hologramme de l’« esprit »iii.
Quant à l’IA, il paraît évident qu’elle a déjà dépassé la raison humaine en puissance de compilation, de traitement de l’information et de capacité d’inférence logique pour un très grand nombre de tâches. Quelles sont les étapes suivantes, lesquelles seront elles-mêmes dépassées ? La question (philosophique) reste pourtant la seule vraiment importante : l’IA atteindra-t-elle jamais à la conscience même, c’est-à-dire à une conscience d’elle-même, capable de volonté autonome ? La réponse (courte) à cette question, selon moi, est que jamais l’IA ne s’approchera, ne serait-ce qu’infinitésimalement, de la moindre conscience ou proto-conscience, humaine ou non-humaine. En effet, je pars de l’intuition profonde qu’il y a à l’œuvre dans toute conscience (humaine ou non humaine) un mystère qui touche à l’essence de la réalité tout entière, en y incluant la nature elle-même, et l’apparition en son sein de la conscience de l’Homo sapiens, – en compagnie d’innombrables autres formes de conscience. Enfin, il y a encore une autre raison qui justifie de reposer aujourd’hui, avec insistance, la question de la conscience. C’est la nécessité de rendre compte du fait que le concept de conscience est lui-même une invention philosophique « moderne », avec la rupture initiée par le cogito ergo sum de Descartes, rupture suivie et amplifiée par les philosophies de Kant, Hegel, Fichte, Schelling, Husserl, Sartre, qui toutes ont eu un lien avec le concept de conscience. Mais cette rupture a-t-elle remplie ses promesses ? Les succès (et les échecs) qu’elle a engendrés doivent-ils être ré-évalués ? Il reste aujourd’hui fort pertinent et instructif de confronter les diverses idées modernes de la conscience avec les concepts de l’âge classique qui s’en approchaient à leur façon à travers d’autres mots, d’autres conceptions, d’autres métaphores (et sans d’ailleurs que les pré-Modernes utilisent le mot de ‘conscience’).
Il est extrêmement significatif que, depuis 2009, le professeur Stanislas Dehaene ait centré ses cours au Collège de France sur « la question du traitement non-conscient » de l’information, dans les mécanismes de l’accès à la conscience du cerveau humain. Dehaene se demande si un stimulus (visuel ou autre) peut être traité de façon non-consciente par le cerveau, et influencer inconsciemment les décisions censées être prises ‘consciemment’, – sans jamais pour autant que le stimulus expérimental accède lui-même à la conscience. Déjà, aux 19e et 20e siècles, des neuropsychologues avaient mis en évidence toutes sortes d’états de non-conscience, – groupés en trois classes : l’amnésie, la ‘vision aveugle’ et l’hémi-négligence spatiale. Des symptômes objectifs de non-conscience peuvent en effet être observés. C’est fort intéressant, mais cela ne résout en rien le problème « difficile » de la conscience. Cependant le succès des approches expérimentales des phénomènes de non-conscience explique peut-être pourquoi le paradigme dominant les recherches aujourd’hui reste encore, non pas celui de la conscience, mais celui de la non-conscience, – et ce d’autant plus que ce paradigme se trouve être commun (ce n’est pas un hasard) à l’homme, à l’animal et à la machine. La non-conscience est un paradigme unificateur du positivisme… D’ailleurs, dans les années 1950, l’information ‘sans conscience’ vint au devant de la scène avec la théorie de l’information (Shannon) et les mécanismes universels de computation (Wiener, Turing, von Neumann) qui influencèrent profondément la psychologie cognitive. La métaphore de l’ordinateur tomba à pic pour décrire l’algorithmique supposée des opérations mentales, et pour légitimer la métaphore du cerveau-ordinateur. Par une ironique inversion, « c’est l’existence même de la conscience qui devient l’objet de polémiques » comme dit Dehaene ; il semble donc que la non-conscience occupe désormais le devant de la scène, et la question (dite ‘difficile’) de la conscience reste cantonnée dans les coulisses.
Surtout, l’essence même de la conscience, en tant que phénomène à la fois singulier et universel, demeure un mystère absolu.
S. Dehaene et ses collègues se sont contentés (si j’ose dire) d’élaborer une taxonomie aussi complète que possible des opérations mentales non-conscientes. Pour ce faire, il leur fallait identifier les processus mentaux impliquant un traitement conscient. Il fallait donc une définition ‘objective’. Pour ces neuroscientifiques, ou plutôt ces ‘neuroscientistes’, une opération mentale est dite consciente si « l’information est codée explicitement par le taux de décharge d’une population restreinte de neurones qui entrent en réverbération durable avec un espace de travail global, impliquant notamment le cortex préfrontal. »ivC’est là une définition objective, quantitative, déterministe, matérialiste, dont les mots ‘information’, ‘code’, ‘taux’, ‘durable’, traduisent des préoccupations analytiques, dans les cadres des lois physiques, chimiques et biologiques. On en déduit que les opérations mentales non-conscientesse définiront donc par le fait que leur codage implique sans doute une « population plus restreinte de neurones », qui n’entrent en « réverbération » que dans des « espaces de travail » plus localisés, et de façon non durable, ou quasi éphémère… Si c’est là le matériau expérimental avec lequel les neurosciences espèrent avancer, nul doute que fort éloignée reste encore la perspective d’une avancée sur la compréhension de l’essence même de la conscience ou de la « non conscience » (puisque le mot d’inconscient est non gratus en neurosciences…).
Jean-Pierre Changeux, dans L’Homme neuronal, écrit que le cerveau de l’homme est « une formidable machine chimique où l’on retrouve les mêmes mécanismes moléculaires à l’œuvre chez la mouche drosophile ou le poisson torpille »v. Le cerveau humain est donc en bonne compagnie. Mais on s’étonne de ne pas voir pointer une interrogation réciproque : les mécanismes moléculaires à l’œuvre chez la mouche drosophile ou le poisson torpille sont-ils réellement suffisants pour éclairer notre compréhension de l’essence du cerveau de Mozart ou de Platon ?
Les lois de la psychologie utilisées en neurosciences sont qualifiées du terme (très connoté) d’« algorithmiques », et font d’ailleurs référence aux sciences de la computation inaugurées par les travaux d’Alan Turing et de John von Neumann, puis de Noam Chomsky ou David Marr. S. Dehaene les évoque d’une formule: « Le cerveau humain, superbe exemple de système de traitement de l’information »… et, continuant sur cette lancée, il s’enthousiasme de ses performances : « C’est une étonnante machine comprenant de multiples niveaux d’architecture enchâssés et massivement parallèles. Avec cent mille millions de processeurs, un million de milliards de connections, cette structure reste sans équivalent en informatique, et ce serait une erreur profonde de penser que la métaphore de l’ordinateur puisse s’y appliquer sans modifications. »vi
Si l’ordinateur n’est pas la bonne métaphore, quelle pourrait-elle être une métaphore plus au goût du jour ? L’Intelligence Artificielle ?
Le but à atteindre a été affirmé par quelques « pionniers » auto-proclamés, il s’agit désormais d’atteindre un niveau de développement de l’IA capable de simuler « l’intelligence générale » de l’homme. Il semble probable qu’un jour ou l’autre on saura fabriquer des machines qui auront une puissance équivalente ou supérieure aux « cent mille millions de processeurs, avec un million de milliards de connections » qui enthousiasment le professeur Dehaene.
Mais aura-t-on atteint pour autant quelque sorte de « conscience artificielle » ?
Je ne le pense pas, et même je doute formellement que cela soit jamais possible. Pourquoi ? Parce que la conscience n’est pas un phénomène essentiellement matériel, ou logiciel, ou les deux à la fois. La conscience est essentiellement un phénomène impliquant, imbriquant et « intriquant » des niveaux de réalité très différents, des réalités dont les essences respectives sont sans rapport direct entre eux. On conçoit aisément que ces niveaux de réalité incluent notamment les niveaux quantique, biochimique, neurologique, pour rester sur le plan du matérialisme et du positivisme. Mais il est fort probable que la conscience soit aussi « intriquée » avec des niveaux de réalité d’une autre nature, essentiellement psychique (les paradigmes de l’inconscient collectif en donnent quelque idée) et spirituelle : je renvoie là aux trésors accumulés par l’humanité (avec les chamanismes, le Véda, le bouddhisme, les traditions monothéistes, etc).
Une vaste revue anthropologique et philosophique est nécessaire.
Je l’ai entreprise, à mon modeste niveau, et j’ai le plaisir d’annoncer que je viens de terminer le tome 1 d’un ouvrage consacré à la conscience, intitulé L’Exil et l’Extase – Une philosophie de la conscience, à paraître sous peu.
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iPlus récemment, a été confirmée expérimentalement la théorie de l’intrication quantique de particules, qui restent corrélées, quelle que soit la distance qui les sépare (expérience d’Aspect).
iiWerner Heisenberg cité in Fritjof Capra, Le Tao de la physique, Tchou, 1983, p.143
iiiDavid Bohm. La danse de l’Esprit ou le sens déployé, 1989
Il n’est pas besoin d’être prophète pour sentir qu’on a aujourd’hui, plus que jamais peut-être, besoin de nouveaux prophètes, non du genre de Jérémie ou d’Isaïe, mais d’un calibre équivalent ou même supérieur… Car la tâche est immense, les défis auxquels l’humanité est confrontée sont colossaux et le temps compté.
En 1950, Wolfgang Pauli a prédit que la réalité serait bientôt comprise comme étant à la fois mentale et physique, dans le cadre de ce qu’il appelait la « science future »…
« Mon opinion personnelle est que dans une science du futur la réalité ne sera ni ‘mentale’ ni ‘physique’ mais en quelque sorte les deux à la fois, et en quelque sorte ni l’une ni l’autre… Aujourd’hui, la (micro-)physique et la psychologie (de l’inconscient) s’occupent toutes deux d’une réalité invisible (ou ‘posent’ l’existence d’une telle réalité, comme disent les philosophes). En conséquence, on doit ‘se préparer’ (dans le style-du-vieux-Bohr) à trouver des propriétés différentes de celles du monde macroscopique. »i
Nul besoin de rappeler l’importance de Wolfgang Pauli dans l’élaboration de la physique quantique. La question est plutôt d’évaluer son apport spécifique par rapport à d’autres géants de la physique du 20ème siècle, tels Niels Bohr, Werner Heisenberg, ou Albert Einstein.
A propos d’Einstein justement, Pauli écrit à Max Born, avec une once de réelle immodestie :
« Je n’oublierai jamais son discours à mon propos, qu’il donna en 1945 à Princeton, peu après que j’eus reçu le Prix Nobel. C’était comme l’abdication d’un roi, m’installant à sa place comme une sorte de fils électif, comme son successeur. » ii
Pauli n’était pas certes modeste. Mais on ne peut nier qu’il a apporté des points de vue radicalement nouveaux sur la notion même de réalité. Et il a su le faire, après les révélations fracassantes, et assez mal digérées, de la physique quantique dans les années 1920.
Parmi ses contributions les plus significatives, à cet égard et dans la perspective d’une ouverture réellement transdisciplinaire de la pensée, furent ses échanges épistolaires avec Carl-Gustav Jung entre 1932 et 1958 (l’année de la mort prématurée de Pauli à 58 ans).
Dans une de ses lettres à Jung, Pauli file la métaphore de la radio-activité pour la comparer à l’idée de « synchronicité », laquelle avait été avancée par Jung pour rendre compte d’un phénomène psychique relativement commun mais totalement inexplicable par le biais de la science classique.
L’idée de « synchronicité » est l’une des découvertes les plus étonnantes de Jung, et l’une des plus riches de promesses futures. La notion de « synchronicité » est fondamentalement liée à d’autres concepts centraux de la pensée de Jung, comme ceux d’« inconscient collectif » et d’« archétype ».
Comme en une sorte d’intuition de ce qu’il attendait de la « science future » et de ses capacités à connecter la physique et la psychologie, Pauli écrit:
« 1. De même qu’en physique, une substance radioactive « contamine » radio-activement un laboratoire entier, de même le phénomène de synchronicité semble avoir la tendance de se développer dans la conscience de plusieurs personnes.
2. Le phénomène physique de radioactivité consiste dans la transition d’un état initial, instable, du noyau atomique d’une substance active vers un état final, stable (en une ou plusieurs étapes). Au cours de ce processus, la radioactivité finit par s’arrêter. De façon similaire, le phénomène de synchronicité, sur un fondement archétypal, accompagne la transition d’un état instable de conscience vers une nouvelle position, stable, en équilibre avec l’inconscient, une position dans laquelle le phénomène de synchronicité subliminal disparaît à nouveau.
3. Encore une fois, la difficulté pour moi ici est le concept de temps. En termes physiques, il est connu que le montant actuel de substance radioactive (qui peut être mesuré en le pesant) peut être utilisé comme une horloge, ou plutôt c’est son logarithme qui le peut. En un intervalle de temps défini (suffisamment petit) c’est toujours le même pourcentage d’atomes existants qui se désintègrent, et deux intervalles de temps peuvent être définis comme identiques, quand le même pourcentage d’atomes se désintègrent pendant ce temps. Mais c’est là où le caractère statistique des lois de la nature entre en jeu. Il y a toujours des fluctuations irrégulières autour de ce résultat moyen (…) l’horloge radioactive est un phénomène collectif typique. Une quantité de substance radioactive de quelques atomes (disons 10) ne peut être utilisée comme horloge. Les moments où les atomes individuels se désintègrent ne sont aucunement déterminés par les lois de la nature, et dans la théorie moderne, ils n’existent pas en fait indépendamment de leur observation dans des expériences appropriées. L’observation (dans ce cas le niveau d’énergie) de l’atome individuel le libère de la connexion de situation (c’est-à-dire de la connexion de signification) avec les autres atomes, et le relie à la place (en signification) à l’observateur et à sa propre temporalité.
Ceci conduit à l’analogie suivante avec le phénomène de synchronicité, sur une base archétypale : Le cas où l’on n’a pas déterminé si l’atome individuel d’une horloge radioactive est dans son état initial ou final dans la décroissance radioactive correspond à la connexion de l’individu avec l’inconscient collectif à travers un contenu archétypal dont il est inconscient. L’établissement de l’état de conscience de l’individu, qui émerge de cet inconscient collectif et qui fait alors disparaître le phénomène de synchronicité, correspond à la détermination du niveau d’énergie de l’atome individuel au moyen d’une expérience spécifique. »iii
Selon Jung, le phénomène de synchronicité non seulement témoigne de l’existence bien réelle de l’inconscient collectif mais il en est l’une des manifestations les plus troublantes du point de vue des modes de pensée « classiques ».
Mais ce phénomène n’est encore qu’une « découverte ». Elle reste à être expliquée, et plus encore il faudra tenter de la mettre au service de la recherche future, pour éclairer certains des mystères les plus profonds de la conscience humaine dans ses rapports avec l’univers non-humain…
Pauli a apporté sa propre pierre à cette construction en devenir en filant une métaphore appartenant au monde quantique, domaine dans lequel il était un pionnier et un visionnaire.
Il propose une comparaison presque terme à terme entre, d’une part, la synchronicité et la conscience individuelle et, d’autre part, les superpositions d’états quantiques et l’effondrement de la fonction d’ondes…
La détermination de l’état quantique d’un atome individuel (l’effondrement de la fonction d’ondes) correspond analogiquement, selon Pauli, à l’émergence de la conscience individuelle, lorsqu’elle perd alors, en quelque sorte, sa synchronicité fondamentale (et immémoriale) avec l’inconscient collectif.
Dans son domaine, la physique quantique, Pauli était une sorte d’Élie. Il était un « veilleur », comme l’amandier de Jérémieiv.
Ce que Pauli présentait seulement comme une « analogie » était surtout l’annonce prophétique de l’ouverture d’un immense chantier de recherche, celui des liens entre la théorie quantique et la conscience.
Ce champ de recherches futures est actuellement plus fécond de questions que de réponses.
Mais il est profondément riche de promesses, et toute avancée effective en ces matières révolutionnera le monde, et le rôle que le genre Homo pourra y jouer…
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iLettre de Wolfgang Pauli à Abraham Pais du 17 août 1950 (Meyenn, 1996, p. 152f).
ii Lettre de Pauli à Max Born, 25 Avril 1955. Correspondance scientifique de Pauli en six volumes in K. v. Meyenn, ed. Wolfgang Pauli, Wissenschaftlicher Briefwechsel, Springer-Verlag, New York (1979–2000).
iiiC.G. Jung and Wolfgang Pauli. Atom and Archetype. The Pauli/Jung Letters 1932-1958. Edited by C.A. Meier. Princeton Univerity Press, 2001, p.41 (Ma traduction).
Le concept philosophique de ‘totalité’, – ou de ‘l’ensemble de tout ce qui existe’, semble naturel aux spécialistes de physique théorique.
Ils sont en effet habitués à jongler avec des équations mathématiques censées avoir une valeur universelle, par exemple pour décrire la structure de l’espace-temps selon l’interprétation qu’en fait la théorie de la relativité générale, ou encore pour calculer les probabilités liées aux fonctions d’ondes se déplaçant dans toutes les régions de l’espace, selon les postulats de la physique quantique.
Il leur est aisé de généraliser a priori l’exercice de la pensée physico-mathématique à l’ensemble du cosmos, et le cas échéant, d’en considérer l’applicabilité à tout ce qui pourrait exister au-delà même de l’horizon cosmologique.
C’est en effet (du moins en théorie) le propre de lois ‘fondamentales’ et ‘universelles’ que de pouvoir s’appliquer à la totalité du « réel ».
Le fait de postuler a priori l’existence de telles lois (dites ‘fondamentales’ et ‘universelles’) leur permet d’unifier leur compréhension de l’essence même de la réalité.
Si de telles lois existent, et si on peut prouver théoriquement et expérimentalement leur validité, alors on a fait un grand pas en avant vers la compréhension de cette essence, et du tissu même du monde.
Puissance de l’esprit humain, capable de résumer en quelques équations la nuit des mondes, la danse des quarks, et la lumière des confins ?
Ou bien outrecuidance navrante de l’intellect, vite aveuglé par des succès locaux, des théories plausibles (mais limitées) appuyant quelques réussites expérimentales (et somme toute insuffisantes) ?
La question n’est pas tranchée.
L’esprit humain est-il réellement capable de percer les mystères ultimes de l’univers, qui sont sans doute d’un ordre de complexité N fois supérieur aux capacités intrinsèques du cerveau humain le plus génial ?
On peut en douter puisque, après tout, le cerveau humain n’est lui-même que le sous-produit assez marginal, et fort récent, d’une création cosmique qui le transcende entièrement.
Comment une infime partie du monde pourrait-elle comprendre le Tout ?
Quelle que soit l’opinion que l’on peut avoir sur ces sujets, il est toujours stimulant de voir phosphorer de ‘grands esprits’, papillons de passage sur la surface d’une planète microscopique, égarée dans la banlieue d’une galaxie assez quelconque, quelque part au fond d’un univers immense mais non sans limites, et de les observer s’attaquant à des questions qui pourraient bien être mille milliards de fois plus complexes que les capacités réunies de tous les cerveaux humains du passé, du présent et de l’avenir.
Qu’est-ce qui prouve a priori que la ‘totalité’ (virtuelle) de l’ensemble des cerveaux humains est d’une capacité d’intelligence isomorphe à la ‘totalité’ de l’être, dont elle n’est jamais qu’une maigre portion?
Dans son livre Wholeness and the Implicate Orderi, David Bohm (1917-1992), spécialiste de la physique quantique, mais aussi penseur et philosophe, s’est attaqué frontalement à ce défi, sans douter de sa légitimité : comment déterminer l’essence de la totalité (de tout ce qui existe), et son lien avec deux questions corrélatives, l’essence de la matière et celle de la conscience.
Son idée fondamentale est que la totalité de l’existant peut être considérée comme entièrement unifiée par un mouvement interne, un flux permanent, indivisibleii. Ceci, à vrai dire, n’est pas absolument nouveau. On attribue à Héraclite la célèbre formule, « Πάντα ῥεῖ » (panta rhei), qui sans doute résume une fort ancienne attitude de l’homme vis-à-vis du monde (et de lui-même).
Mais Bohm apporte un élément de nouveauté, – en l’occurrence un néologisme.
Selon lui, le mouvement ‘total’ de tout ce qui existe repose sur ce qu’il appelle un ‘ordre implié’ (« implicate order »). Le mot anglais ‘implicate’ employé par Bohm est souvent traduit en français par le mot ‘implicite’, ce qui lui enlève son caractère de néologisme, et modifie son sens, en affaiblissant l’allusion à un infini ‘repliement’ de chaque fragment de la réalité, ainsi rendu capable de refléter localement la totalité du réel.
L’article Wikipédia consacré à la question précise: « Le terme ‘implicite’ dérive du latin implicatus(« enveloppé »), l’une des formes du participe passé de implicare(« plier, emmêler ») 1. Il qualifie donc une réalité dont chacune des parties est en contact avec les autres. Chaque fragment de la réalité contient en effet des informations sur chacun des autres fragments, de telle sorte que chaque élément du monde renvoie à la structure de l’univers en son entier. L’ordre implicite, qui est caché, produit la réalité phénoménale – celle que l’on perçoit avec nos sens et nos instruments – et avec elle, l’ordre de l’espace et du temps, de la séparation et de la distance, des champs électromagnétiques et de la force mécanique. Cette réalité opère elle-même selon un ordre que Bohm nomme l’‘ordre explicite’, monde ouvert et révélé de façon manifeste. »
Je préfère rendre en français le mot ‘implicate’ et l’acception nouvelle que Bohm lui donne, à l’aide d’un autre néologisme : ‘implié’, lequel sous-entend une succession et une densification de ‘repliements’ et de ‘repliages’ internes en chaque fragment de matière.
Ce néologisme a pour racine « pli », qui a donné en français une série de mots : « plier, déplier, replier, pliage, dépliage, repliage, pliement, dépliement, repliement », possédant un sens littéral, mais aussi, « impliquer, expliquer, ou compliquer », avec un sens plus figuré.
Si l’on veut éviter l’emploi d’un néologisme, on peut certes traduire ‘implicate order’ par ‘ordre implicite’ ou ‘ordre impliqué’, mais alors disparaît l’idée d’une intrication profonde de la multitude des plis, replis et repliages constituant l’étoffe même du monde.
Le mot ‘implié’ a pour antonyme ‘déplié’.
L’idée intuitive d’un ordre ‘implié’ est qu’en tout fragment, en toute partie de l’univers, la substance même de l’étant n’est jamais manifeste, jamais totalement ‘dépliée’ ou ‘dépliable’, mais au contraire profondément ‘repliée’ sur elle-même, infiniment ‘impliée’.
Pour faire comprendre l’idée d’ordre ‘implié’, Bohm utilise la métaphore de l’hologramme. Dans l’ordre ‘implié’, chaque fragment, partie ou élément de l’espace et du temps, ‘replie’ sur lui-même l’ensemble des liens qui le relient à l’univers entier.
Tout est infiniment intriqué avec tout, – à tous les niveaux.
Tous les fragments de l’univers, tous les éléments ou aspects que l’on peut en percevoir ou que l’on peut en concevoir, sont ‘intriqués’ avec tous les autres fragments, avec la totalité de tout ce qui existe, – totalité dont ils ont été en quelque sorte arbitrairement ‘abstraits’ pour pouvoir ‘exister’ en tant que tels, non sans avoir conservé une infinité de liens ‘impliés’ avec le reste de l’univers.
On ne peut donc pas se contenter de considérer que le monde est constitué d’un empilement ou d’un réseau d’éléments primordiaux, de briques élémentaires qui en seraient les « particules élémentaires ».
L’idée de particules élémentaires constituant les éléments de base de la réalité physique avait déjà été remise en question par Einstein. Selon lui, la structure fondamentale du monde est plutôt constituée de ‘champs’, obéissant à des lois compatibles avec sa théorie de la relativité. La « théorie unifiée des champs » d’Einstein utilise des équations non-linéaires pour en décrire les propriétés et pour rendre compte de phénomènes comme ceux associés aux ‘particules’. De fait, les solutions de ces équations peuvent prendre la forme d’impulsions très localisées, concentrant une grande intensité du champ en des régions très restreintes. C’est cette concentration locale du champ qui peut servir de modèle pour la nature des ‘particules’.
Les particules ne sont plus des entités séparées et ‘localisées’ matériellement. Elles sont constituées par le ‘champ’ lui-même, au moyen de ces impulsions fortement localisées. De plus, elles se comportent aussi comme des ‘ondes’, et elles s’étendent en conséquence sur de très larges distances, s’affaiblissant progressivement jusqu’aux confins du cosmos.
Dans cette vision, l’ensemble de toutes les ‘particules’ de l’univers, y compris celles qui composent les êtres humains, doit être compris comme un tout indivisible. Une vision analytique de ce ‘tout’, sous la forme d’éléments séparés et indépendants, n’a donc pas de réelle pertinence ni de signification fondamentale.
Cependant Einstein n’est pas parvenu à élaborer une formulation générale et cohérente de sa « théorie unifiée des champs ».
De plus le concept de « champ » garde certaines caractéristiques d’un ordre mécanique, déterministe, du monde. Les « champs » dont l’univers est constitué prennent en effet leurs valeurs en des points distincts et séparés de l’espace et du temps, lesquels se lient ou se connectent les uns aux autres par l’intermédiaire de relations et de communications qui leur sont ‘externes’.
Ces relations et ces communications ne sont pas instantanées, elles se déplacent à une vitesse qui ne peut dépasser la vitesse de la lumière. Elles se ‘matérialisent’ elles-mêmes au niveau local, dans le sens où seuls les éléments séparés par des distances ‘infinitésimales’ (du point de vue de la vitesse de la lumière) peuvent avoir une action réciproqueiii.
Il est bien connu que la « théorie unifiée des champs » d’Einstein a échoué à fournir un modèle fondamental, complet. Elle a permis cependant de montrer que l’on pouvait considérer les particules élémentaires comme de simples « abstractions », issues de la totalité indivisible des champs qui constituent la substance de l’univers, et cela sans déroger à la cohérence interne de la théorie de la relativité.
Einstein n’avait, par ailleurs, certes pas remis en question l’ordre classique du monde, un ordre incarné par sa fameuse formule : « Dieu ne joue pas aux dés ». Mais il n’avait pas non plus trouvé la réponse à la question de sa nature ultime.
C’est seulement avec la physique quantique que cet ordre classique, mécanique et déterministe de l’univers, fut fondamentalement mis en question au début du siècle dernier.
La théorie quantique pose en effet les principes suivants:
– le mouvement (des ‘particules’ et de toutes les entités quantiques) est en général discontinu ;
– les actions observables sont constituées de quanta (un électron par exemple passe d’un état à un autre sans passer par les états intermédiaires) ;
– les entités quantiques peuvent se présenter sous divers aspects (sous la forme d’ondes, ou de ‘particules’, ou comme combinaison de ces deux aspects), qui dépendent de l’environnement et du contexte de l’observation ;
– deux entités quantiques peuvent garder une relation non-locale et non-causale. L’expérience que proposaient à cet égard Einstein, Podolski et Rosen (et connue comme le paradoxe EPR) a finalement pu être réalisée par Alain Aspect, qui leur a donné tort, en prouvant la réalité de l’intrication quantique et confirmant les phénomènes de non-localité. Fut ainsi invalidée l’hypothèse d’Einstein, Podolski et Rosen selon laquelle des interactions « instantanées » entre particules « intriquées » ne pourraient être observées.
Aujourd’hui on ne peut que constater que les concepts de base de la théorie de la relativité et ceux de la théorie quantique sont en complète contradiction.
La théorie de la relativité requiert des principes de continuité, de causalité stricte et même de déterminisme, et de localité. En revanche, la théorie quantique requiert des principes de non-continuité, de non-causalité et non-localité.
On peut difficilement être plus incompatible…
Il n’est donc pas très surprenant que ces deux théories n’aient jamais pu être unifiées de façon cohérente.
Il est aussi probable qu’à l’avenir émerge une théorie entièrement nouvelle, dont la théorie de la relativité et la théorie quantique ne seraient alors que des cas particuliers, ou des approximations dérivées par passage aux limites.
Cette nouvelle théorie pourrait sans doute avoir comme élément de base ce que la théorie de la relativité et la théorie quantique ont en commun, à savoir le concept de « totalité indivisible » dont Bohm se fait l’ardent apôtre.
En attendant, il faut renoncer à la vision classique d’entités abstraites, séparées (comme les ‘particules’) qui seraient potentiellement ‘observables’, ‘manifestes’, et qui seraient ‘reliées’ les unes aux autres par des ‘liens’ eux-mêmes identifiables.
Par contraste, le concept de « totalité indivisible » posé par Bohm implique que la substance même du monde est constituée de structures ‘impliées’, ou ‘multiplement repliées’, ‘intriquées’, entrelacées et interpénétrées les unes par les autres, et ceci à travers la totalité du cosmos.
Bohm appelle « holomouvement » (holomovement) ce flux permanent, global, d’intrications et d’entrelacements, impliquant les repliements et les dépliements sans fin de l’ensemble de toutes les parties et de tous les éléments de la réalité totale.
On pourrait aussi l’appeler « holokinèse » (littéralement : ‘mouvement total’ du grec ‘holos’ et ‘kinesis’) pour éviter le barbarisme d’une racine grecque alliée à une racine latine.
Dans un organisme vivant, l’holokinèse s’observe particulièrement lors de l’épigenèse. Chacune des parties y évolue en lien avec le tout. Pendant l’épigenèse, une cellule n’est pas simplement ‘en interaction’ avec les autres cellules de l’organisme : elle ne cesse de se constituer activement elle-même de par l’ensemble des processus qui accompagnent ses interactions avec tout l’organisme, et par lesquels elle se métamorphose profondément et continuellement.
De la conception d’un ordre total, ‘implié’, du monde découle presque naturellement une autre conséquence: celle de l’unité profonde du cosmos et de la conscience.
Bohm la caractérise comme « le pliage et le dépliage de l’univers et de la conscience » (« The enfolding-unfolding universe and consciousness ») formant une totalité continue et unifiée (« Cosmos and consciousness as a single unbroken totality of movement »)iv.
Cosmos et conscience sont donc pour Bohm deux aspects d’un même holomouvement, totalement unifié, et infiniment ramifié, s’initiant et s’impliquant au sein de chacun des fragments du réel.
Le phénomène de la conscience (pensée, sentiment, désir, volonté) relève aussi, intrinsèquement, de l’ordre replié ou ‘implié’ du monde, qui gouverne la matière.
Mais si l’ordre replié ou ‘implié’ s’applique à la fois à la matière (vivante et non-vivante) et à la conscience, c’est là une piste qui rend envisageable la compréhension générale et simultanée de ces deux notions, en les liant ensemble, et en les ancrant sur un fondement commun.
Jusqu’à présent, la relation de la matière et de la conscience s’est avéré extrêmement difficile à comprendre. Aucune théorie réellement crédible n’a encore pu être élaborée par les neurosciences, et moins encore par les diverses approches philosophiques ou psychologiques qui s’y sont essayé.
Il y a quatre siècles, Descartes a innové en distinguant radicalement la ‘substance pensante’ (res cogitans) de la ‘substance étendue’ (res extensa). Mais dans le cadre du matérialisme et du positivisme ‘modernes’, son approche est qualifiée de ‘métaphysique’, donc nulle et non avenue.
Dans la vision de Descartes, la substance pensante est absolument ‘séparée’ de l’espace et de la matière, – où s’appliquent des notions de localisation, d’extension, ou de séparation.
Comment justifier alors la coexistence de ces deux substances, la pensante et l’étendue ? Descartes l’explique par l’intervention de Dieu. Étant en dehors et au-delà de la matière et de la conscience (de par son rôle de créateur de ces deux substances), Dieu a donné à la substance pensante la capacité de se représenter la substance étendue, et de s’en faire une notion aussi claire et distincte que possible.
En revanche la substance étendue semble bien incapable de se représenter la substance pensante… C’est là une vraie différence, ontologique, qui singularise absolument la substance pensante (la conscience) et la sépare de la substance étendue (la matière).
En bonne logique, si la matière et la conscience relèvent toutes deux du même ordre ‘implié’, comme le décrète Bohm, on pourrait théoriquement en induire leur fondamentale unité d’essence, et supputer que la conscience a une base matérielle, de par son ‘implication’ ou son ‘intrication’ avec la matière, au même chef que la matière a une base ‘consciente’ (ou une propension à la ‘conscience’).
La question reste donc posée, mais non résolue.
Est-ce que le phénomène si singulier, si spécifique, de la conscience peut être compris à l’aide de la notion d’ordre ‘implié’ de Bohm ?
Est-ce que l’idée d’intrication et d’implication de la matière et de la conscience peuvent en soi suffire à expliquer l’émergence de la conscience à elle-même ?
Je ne le crois pas.
Comment un aussi stupéfiant phénomène que celui d’une conscience consciented’elle-même, et consciente de sa singularité unique, pourrait-elle spontanément émerger de la soupe universelle et primordiale de matière, une soupe totalement ‘intriquée’ et universellement ‘impliquée’, – et par là sans doute cosmiquement indifférenciée ?
Comment justifier l’apparition initiale, et l’actualisation première et immédiate de la conscience, ici et maintenant, au sein même d’une substance matérielle, éternelle, universelle, semblant emplir la totalité du monde ?
Comment la singularité de la conscience est-elle rendue possible au sein d’une réalité si totalisée, si ‘impliée’ qu’elle ne laisse a priori aucun espace propre à l’émergence d’une différenciation ontologique, et moins encore à une différenciation individuée aussi radicale que celle de la conscience personnelle ?
Comment un phénomène qui est de l’ordre du ‘moi’ peut-il surgir a priori dans le sein fondamentalement indifférencié du Soi ‘implié’?
Si la matière et la conscience pouvaient effectivement être comprises toutes deux au moyen de la même notion d’ordre ‘implié’, alors on aurait certes fait un pas vers la compréhension de leur relation au sein d’un même et commun fondement.
Mais il resterait alors à expliquer ce qui différencie l’implication de la conscience dans la matière, et l’intrication de la matière avec la conscience.
Dans la vision de Bohm, toutes les parties matérielles constituant la totalité du cosmos sont continuellement engagées dans des processus de pliages, de repliages et de dépliages d’informations impliquant l’univers tout entier.
Plus spécifiquement, toute la matière dont est composée notre corps ‘implique’ elle aussi l’ensemble de l’univers, d’une certaine façon.
Mais en quoi ce constat suffit-il à expliquer l’origine de la conscience individuelle ?
Pour expliquer le phénomène de la conscience, peut-on se contenter de le définir comme une implication ou une intrication de matière et d’information ?
Est-ce qu’une telle implication, universelle, de matière et d’information, fût-elle dûment constatée, suffirait à expliquer l’origine de la conscience, et le caractère unique, individué de son émergence?
Comment une implication universelle peut-elle expliquer une individuation qui va jusqu’à l’auto-réalisation, par épigenèse, de la notion de ‘personne’ ?
Il y a encore une autre ligne de questionnement : qu’implique réellement la matérialité supposée de la conscience, et donc son lien ‘implié’ avec l’ordre total ? Qu’entraîne in fine son implication corrélative avec toute la matière et avec toutes les autres consciences, sinon sa noyade dans l’océan indifférencié du grand Tout cosmique ?
La question de l’intrication de la matérialité et de la conscience commence avec la matérialité de la mémoire.
Considérons comment les informations liées à la mémoire sont repliées et ‘impliées’ dans les cellules du cerveau.
Karl Pribramv a montré que les informations mémorisées sont ‘enregistrées’ dans l’ensemble du cerveau.
La mémoire n’est pas donc ‘localisée’ dans quelques cellules du cerveau, mais elle est à la fois ‘impliée’ et ‘dépliée’ dans l’ensemble des cellules neuronales…
L’image de l’hologramme peut donner une idée approximative de ce type de déploiement et d’implication des informations mémorisées à travers le cerveau et même dans l’ensemble du système nerveux, et du corps tout entier.
Cependant, l’image de l’hologramme est trop simple : le processus de la mémoire (et par extension, de la conscience) est évidemment bien plus complexe.
La métaphore de l’hologramme aide cependant à se représenter comment l’on peut solliciter la mémoire ‘enregistrée’ dans le cerveau en recréant le réseau d’énergie neuronale qui prévalait lors de l’implication/intrication des informations initialement mémorisées avec la participation de l’ensemble des cellules neuronales.
La métaphore de l’hologramme permet aussi de saisir intuitivement comment la mémoire est intimement ‘intriquée’ aux autres fonctions supérieures du cerveau, à la perception multi-sensorielle, à la volonté, aux désirs, aux capacités de raisonnement et d’émotion.
Elle permet enfin de traduire le fait que chaque moment de la conscience possède un certain contenu explicite, qui se trouve au premier plan, et un contenu implicite, relégué à l’arrière-plan.
On peut faire l’hypothèse que ces divers plans de conscience, plus ou moins ‘présents’ ou ‘latents’, sont tous intriqués, ‘impliés’, aux divers niveaux structurels et fonctionnels qui sont associés à l’activité de la pensée.
A l’évidence, le processus de la pensée ne se contente pas de sereprésenter le monde tel qu’il se manifeste. La pensée joue son rôle propre, elle contribue activement à l’interprétation des perceptions, et surtout à l’orientation générale de la conscience, qui se traduit en termes de volonté, de désir, et de choix effectifs.
Notre expérience du monde n’est pas seulement liée à ce qui est explicite, manifeste, perceptible, observable. La mémoire met en valeur, consciemment ou inconsciemment, des contenus qui ont leur propre poids récurrent, leur immanence, leur stabilité, et leur propre identité en tant que formes séparées, isolées, fragmentées et autonomes.
La matière et la conscience ont sans doute en commun un certain niveau d’implication et d’intrication.
Mais ce constat est loin de suffire à leur explication et à leur différenciation.
Pour avancer, il faudrait pouvoir observer précisément ce qui se passe aux niveaux primordiaux, fondamentaux, où l’intrication matière/conscience semble la plus intime.
Quels sont ces niveaux primordiaux et fondamentaux de l’intrication matière/conscience, et où se situent-ils, en termes physiques, et spatio-temporels?
Les théories de la relativité décrivent la réalité comme un ensemble de processus dont les éléments de base sont des événements ‘ponctuels’, c’est-à-dire se passant dans des régions infiniment petites de l’espace et du temps (autrement dit des ‘points’ spatio-temporels).
Par contraste, Bohm considère les éléments de base de la réalité comme étant non des ‘points’, mais plutôt des ‘moments’. Tout comme les ‘moments de conscience’ ne peuvent pas être définis selon des mesures précises d’espace et de temps, ces ‘moments’ de base sont liés à des régions assez vaguement définissables, et qui ont une certaine extension spatiale et temporelle. L’extension et la durée de tels ‘moments’ peuvent varier énormément, depuis le très petit écart et le très court instant jusqu’aux très vastes espaces et aux très longues durées.
De plus, la métaphore des ‘moments’ de conscience mêle des états explicites et des états implicites. Chaque ‘moment’ de conscience contient des données ‘manifestes’ mais possède aussi, de manière implicite, intriquée, ‘impliée’, non seulement d’autres moments de la conscience individuée, mais aussi potentiellement tousles autres ‘moments’ de toutes les autres consciences déjà apparues sur terre, ou ailleurs dans l’univers,…
Chaque ‘moment’ pourrait être comparé à une sorte de ‘monade’ leibnizienne, capable de refléter l’intégralité du monde, vu de son propre ‘point de vue’, certains détails apparaissant clairement mis en lumière, et une infinité d’autres restant dans une ombre plus ou moins profonde.
La mémoire est elle-même un cas spécifique de ce processus général. Tout ce qu’elle enregistre est ‘implié’ dans l’ensemble des cellules du cerveau, qui sont elles-mêmes constituées de ‘matière’ (organique). La stabilité de notre mémoire, la récurrence de l’appel immanent ou explicite aux souvenirs, donnent une image relativement indépendante, autonome, d’un processus bien plus général, universel, qui traverse la matière, et l’univers dans son ensemble.
De toutes ces considérations, Bohm induit que la matière et la conscience sont en fait de même nature. « La conscience et la matière sont basiquement du même ordre (c’est-à-dire l’ordre ‘implié’ comme totalité). Cet ordre est ce qui rend possible une relation entre elles deux. »vi
Mais en quoi consiste exactement cette « relation » entre la conscience et la matière ?
Une personne humaine est une entité consciente, relativement indépendante, possédant une certaine stabilité et tirant avantage de la rémanence de divers processus (physiques, chimiques neurologiques, mentaux, etc.) qui l’animent et lui permettent de subsister pendant quelque temps, et de s’identifier à cette ‘conscience’ propre.
Parmi les processus qui traversent et animent l’être humain, nous savons que nombreux sont ceux qui peuvent affecter le contenu de la conscience, ou son évolution. Réciproquement, les contenus de la conscience peuvent en retour affecter l’état physique et organique du corps (action musculaire, rythme cardiaque, chimie sanguine, activité glandulaire…).
Cette connexion du corps et de l’esprit est généralement qualifiée de « psychosomatique ».
Les liens psychosomatiques affectent en permanence les relations et les interactions entre le « corps » et l’« esprit », qui ne peuvent donc être considérés comme existant de façon séparée.
Selon Bohm, il n’y a donc pas à proprement parler de séparation concevable entre le corps et l’esprit. L’ordre ‘implié’ suppose que l’esprit ‘implie’ ou ‘implique’ la matière en général, et qu’une conscience individuelle ‘implie’ le corps qui l’incarne en particulier.
De façon similaire, la matière organique d’un corps particulier ‘implie’ non seulement l’esprit ou la conscience individuelle, mais aussi, dans un certain sens, l’entièreté de l’univers matériel.vii
La vision de Bohm se résume-t-elle donc à une sorte de pan-psychisme intriqué à un pan-matérialisme ?
Si tout est intriqué en tout et à tout, ne faut-il pas ramener cette intrication intime de toute matière et de toute conscience à une seule sorte de substance profondément unifiée, qui les subsumerait toutes deux?
C’est en effet ce que conclut Bohm.
« La réalité la plus englobante, la plus profonde, et la plus intérieure n’est ni celle de l’esprit ni celle du corps, mais plutôt une réalité d’une dimension bien supérieure, qui forme leur socle commun, et qui est d’une nature au-delà de la leur. »viii
Tout ce qui existe, finalement, ne serait qu’un aspect de cette réalité supérieure, incarnant la véritable ‘totalité’, et se projetant sur des plans inférieurs d’existence.
Tout être humain participe au processus de cette totalité supérieure et à ses projections: il se change lui-même fondamentalement par le moyen et au cours de toute activité qui a pour effet de changer le contenu de sa conscience, et qui, partant, le constitue comme individu.
Les profondeurs intérieures de la conscience d’une personne humaine peuvent être comparées à l’océan d’énergie sombre (dark energy) qui remplit le vide apparent de l’espace.
Ce vaste océan d’énergie sombre constitue la principale substance du cosmos. Il se présente à nos sens comme un ‘vide’, mais il assure et fonde le cosmos, et l’être de tout les étants.
De même, le vaste arrière-monde de notre inconscient semble un océan inaccessible à la conscience, mais il lui assure pourtant son ‘ancrage’, son ‘fondement’. Il se ‘présente’ de façon immanente à la conscience, avec l’ensemble de ses ‘implications’ et de ses ‘intrications’, comme un vide apparent mais en réalité fondateur, et créateur.
Pour sa part, la théorie quantique pose que des éléments semblant séparés dans l’espace ne sont que des ‘projections’ d’une réalité méta-dimensionnelle, et donc liées entre elles non-causalement et non-localement.
De même, les ‘moments’ de la conscience, apparemment séparés dans le temps, sont aussi des projections d’une même réalité primordiale.
Le temps et l’espace dérivent aussi de cette réalité méta-dimensionnelle. Ils peuvent être interprétés comme des ‘projections’ de celle-ci dans le plan inférieur de la réalité dont nous avons conscience.
Elle se projette dans notre conscience, sous la forme de nombreux ‘moments’, soit ‘séparés’ soit ‘séquentiels’.
Selon Bohm, le concept d’ordre ‘implié’ permet de rapprocher en un faisceau commun de nombreuses questions : les questions touchant à la nature primordiale du cosmos, et les questions de la matière en général, de la vie et de la conscience. Cosmos, matière, vie, conscience, peuvent être considérés comme des projections d’une même réalité. On peut l’appeler le ‘fond’ ou le ‘socle’ sur lequel se fonde tout ce qui existe. Bien que nous n’ayons pas de perception détaillée ni de connaissance de ce ‘fond’ commun, il est néanmoins présent sous une forme ‘impliée’ dans notre conscience même.ix
Ceci étant posé, il faut faire observer que l’intrication de la matière et de la conscience leur donne implicitement un statut ‘symétrique’ : de par leur intrication même, ils partagent un destin commun, immanent.
Pourtant, comme l’avait bien vu Descartes, les deux concepts de ‘matière’ et de ‘conscience’ sont opposés, et fondamentalement irréductibles l’un à l’autre, en principe.
Le fait de les ramener tous deux à une catégorie unique en les subsumant sous l’égide d’ une réalité d’ordre supérieur, est un tour de passe-passe qui n’enlève rien à leur distinction essentielle.
Il est vrai que la matière et la conscience présentent toutes les deux une forme d’universalité, mais celle-ci s’applique dans deux ordres différents.
Une différence essentielle se révèle à l’analyse. L’universalité de la matière est en acte (dans la nature ‘impliée’ et intriquée de son ordre). L’universalité de la conscience est quant à elle toujours en puissance. C’est d’ailleurs de cette puissance qu’elle tire sa liberté fondamentale.
La matière est parfaitement capable d’assumer en acte une implication/intrication cosmique.
Mais la conscience, qui est aussi capable en puissance de s’impliquer/intriquer avec le cosmos entier, se distingue cependant de la matière en ce qu’elle est aussi une singularité en acte, s’impliquant et s’intriquant avec elle-même, et avec le Soi.
La question centrale reste donc celle de la singularité, et du caractère ‘unique’ de la conscience individuelle.
Comment est-il possible qu’un ‘moi’ conscient, singulier, unique, émerge spontanément de l’universelle et océanique intrication de toute la matière et de toutes les consciences existant en puissance ?
Les neurosciences sont silencieuses à cet égard, de même que l’ensemble des sciences modernes dominées par le matérialisme, et le positivisme.
De plus, la question de l’individuation de la conscience se complique de la question de l’implication du moi, unique et singulier, avec l’unité du Soi.
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iDavid Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980
ii« Througout this book the central underlying theme has been the unbroken wholeness of the totality of existence as an undivided flowing movement without borders. » Ibid. p. 218
iiiCf. David Bohm, Causality and Chance in Modern Physics, Routledge & Kegan Paul, London, 1957, ch.2, pour une explication détaillée.
ivDavid Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, Ch. 7, p. 218-271.
vKarl Pribram, Languages of the Brain, Ed. G. Globus et al. 1971 ; Consciousness and the Brain, Plenum, New York, 1976.
vi« Consciousness and matter in general are basically the same order (i.e., the implicate order as a whole). This order is what makes a relationship between the two possible. » David Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, p. 264
vii« In the implicate order, mind enfolds matter in general and therefore the body in particular. Similarly, the body enfolds not only the mind but also in some sens the entire material universe. » David Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, p. 265
viii« The more comprehensive, deeper, and more inward actuality is neither mind nor body but rather a yet higher-dimensional actuality, which is their common ground and which is of a nature beyond both. » David Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, p. 265
ix« Our overall approach has thus brought together questions of the nature of the cosmos, of matter in general, of life, and of consciousness. All of these have been considered to be projections of a common ground. This we may call the ground of all that is, at least in so far as this may be sensed and known by us, in our present phase of unfoldment of consciousness ? Although we have no detailed perception or knowledge of this ground it is still in a certain sense enfolded in our consciousness. » David Bohm, Wholeness and the Implicate Order, Routledge, Londres, 1980, p. 270
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