L’Indéchiffrable


« Arbre ardent » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

De quel fil est tissée la vraie Réalité ? De quoi se vêt la réalité la plus nue ? Quelle est son essence ? Elle ne se lit certes pas dans l’histoire volatile des flux du jour. Elle se devine sans doute plus sûrement dans la longue Histoire, celle qui coule lentement, par-delà les millénaires, vers des fins sans fin. Mais, pour nous, êtres éphémères qui manquons de temps, quelle est la vraie réalité d’aujourd’hui, cette réalité que l’on ne comprend pas, qui bafoue tous les jours l’intelligence, qui piétine l’esprit, mais qui sera un jour mieux comprise, rétrospectivement, dans cent ans, ou bien dans deux millénaires ?

La réalité réelle, telle que l’on peut l’entr’apercevoir en ces jours sombres, est que l’homme se tient en deçà de sa propre essence. Il se tient en dehors de ce qu’il est en réalité. Il vit d’apparences, et non dans son être même. L’être, ce noyau dur en lui, n’est plus qu’une sorte d’étant mou. L’homme a perdu le sens de son destin, et la claire vue de son vrai but. Il a refusé de se faire plus proche de son propre être pour se complaire dans quelque apparaître. L’Histoire, la grande Histoire, il n’en a cure. Il a laissé l’Être à sa solitude. Il a laissé à l’abandon la Pensée, jadis première. Il a oublié le Dieu dans sa Nuit. Il en a ri, de ce Dieu, et de tous les autres dieux ; il a raillé l’Être et tous les autres êtres. Triste créature que le Moderne secoué de rires. L’Être l’indiffère. Il ne jure que par l’Avoir et par l’Action. Il ne connaît plus le sens du mot « singulier ». Il ne voit plus que le « multiple », le « nombre », la Foule, ou plutôt les foules, dressées les unes contre les autres. Il se réjouit du spectacle de foules hypnotisées et goulues, de foules avinées et hurlantes, de foules en arme et fascisantes, de foules en sang, décimées et à terre, de foules enterrées dans le béton et le feu de la guerre, et de toutes les foules, haineuses de l’autre et satisfaites d’elles-mêmes.

La lumière n’est pas dans ces foules, mais elle consent à les éclairer toutes. Elle est seule, la lumière, elle est une, et elle brille au-dessus des multitudes. Elles profitent toutes de son éclat, mais n’ont cure de son pourquoi, elles n’ont soin de sa source, elles ne s’inquiètent de son être. La lumière éclaire le monde, mais qui éclaire la lumière ? Qui l’élucide ? Question métaphysique ? Non, c’est une question sur le questionnement même, dans un monde qui reste sans question. C’est une question qui porte en elle le mystère du sens de l’ombre et de la nuit. L’ombre du sens, la nuit de l’intelligence, l’abîme de la déraison. Où est la lumière quand elle est dans l’obscur ? Pourquoi manque-t-elle dans l’absence du sens ? La lumière, unique et solitaire, fait encore, dernier recours, face à l’obscurité des multiples foules, les unes ensanglantées et impuissantes, et les autres, bestiales, ricanantes, arrogantes. L’illumination tarde, dans l’obscur sépulcral. La lumière est entièrement seule. Mais, quant à elles, les ténèbres font nombre, elles font le fond du monde. Elle font fond sur un monde irrespirable, cérébralement décédé, spirituellement décérébré, traversé de slogans courts, irrigué d’idées vides. Un monde enténébré, pour lequel la vraie lumière fait tache. La lumière n’est plus, dans ce monde, qu’une faible luciole, une métaphore usée. Dans tout l’obscur, elle n’est qu’une fallace. Plutôt que douce et joyeuse, elle se fait torture et arme. Laser tueur, ou pixel trompeur. Quant au Dieu, il est dit « failli ». Ou alors, serait-Il « absent », occupé ailleurs, loin de cette Terre, tant le vaste Cosmos doit être continuellement doté de grâces nouvelles ? Quoi qu’il en soit, ce Dieu doit, à l’évidence, du moins à vue humaine, être désespéré par la manière dont sa « création » évolue. Comment son « amour » a-t-il pu engendrer autant de haine ? Comment sa « sagesse » a-t-elle pu laisser se multiplier la folie effluente et la bêtise hébétée de millions d’hommes plus sûrs de leurs « droits » que de leurs « devoirs » , plus imbus de leur dite « élection » que mortellement conscients de leur prochain « jugement » ? Le Dieu sait sans doute, dans sa silencieuse solitude, qu’Il a en quelque sorte « failli ». Le regrette-t-Il ? Ou, plutôt, cette « faillite », ou cette « faille », ne fait-elle pas, en réalité, partie de Son plan à long terme ? Cela expliquerait Son absence. Il est actuellement en cure de désintoxication – loin de l’Homme, objet de son addiction. Ce Dieu, alcoolique compulsif et impulsif, ivre de sa Création, est en sevrage. Il reviendra peut-être un jour, pour juger les vivants, les élus, les déchus et les morts. En attendant, l’homme reste seul. Il reste seul, au milieu de foules maraboutées par des mots vains et des idées pourrissantes.

Il restera encore longtemps seul, à moins que quelque fulguration, venant de la nuit des Temps, ne fulgure ? Dans le sombre, un éclair pourrait-il inopinément zébrer l’obscur de la conscience ? L’homme, certes, a oublié son être, mais cet être est toujours en lui, comme l’huître s’attache à sa nacre, comme la Saint-Jacques se coule en sa coquille. Un penseur, un sage, un poète ou un prophète, un vivant chaman ou un divin amant, pourrait, peut-être, dans une transe à nulle autre pareille, pousser sa plainte ou éructer son cri, et par un seul son, invoquer l’aide de légions d’anges mythiques et sympathiques ? Tout est possible. L’Être a sa propre profondeur, plus abyssale que notre mental. L’Homme est aujourd’hui tout en surface. Que n’a-t-il l’idée de jeter un regard sous ses pieds incertains, et peut-être verra-t-il alors l’ampleur de sa chute imminente ? Dans un fond sans fond où l’attend un saurien métaphysique, guettant le gnou dans le marigot ? S’il voit enfin ce fond sans fond béer, une décision doit être prise. L’Homme veut-il « être » ou « n’être pas »? Veut-il voir faillir encore le Dieu, ou lui venir en aide ? Le Dieu et l’Homme, distincts et séparés, peuvent-ils encore se faire signe ? Ils sont si loin l’un de l’autre, plus loin que le nuage de la terre desséchée. Mais qu’un éclair soudain scintille dans la nuit, et l’union sera possible… L’eau coulera à nouveau du ciel vers la terre. Le Dieu alors « défaillira ». Il tombera en pluie, une pluie arrosant des milliards de gosiers devenus trop secs à force de slogans sanglants. Sous cette pluie de grâces, en théorie, les cerveaux des foules humaines, ces mentaux lobotomisés, gorgés d’idées moisies, gangrenés d’infections délétères, renaîtraient-ils possiblement à la lumière ?

L’« être » a ceci de fascinant qu’il est, en soi, absolument immortel. L’Être est un trop gros morceau pour le Néant. Autrement dit, l’homme, ce néant bipède, ne représente qu’un bref instant dans l’Histoire longue de l’être. Que le Dieu faillisse une fois, mille fois ou plus encore, cela fait sans doute partie de son grand Jeu. Il est décidément l’Indéchiffrable. Et l’homme, s’il ne peut Le déchiffrer, ce Jeu, il peut tout au moins, du fond de son abîme, saisir l’incalculable chance qui lui est donnée, d’appliquer ce qu’il a d’intelligence pour commencer d’en déchiffrer l’Enjeu.

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