
En ce temps-là, un Juif, originaire d’une petite bourgade de Galilée, commençait à faire parler de lui. Il avait pour nom Yehoshoua, ce qui signifie en hébreu : « Il sauve », et son diminutif était Yeshoua. Mais, lors de certaines de ses interventions publiques, il préférait se désigner comme étant le « Fils de l’homme » (Ben-Adam), expression assez curieuse, que l’on rencontre cependant à plusieurs reprises dans la Bible hébraïquei. Au commencement de ses pérégrinations, et à l’occasion de son baptême dans le Jourdain, il avait aussi été appelé par la « voix » même de Dieu, d’une autre expression encore, fort tendre : « Mon Fils bien-aimé ! ». Et, peu de temps avant sa mort, il fut appelé de la même manière, lors de la scène de la Transfigurationii. Lorsque Caïphe, le « souverain sacrificateur » du Sanhedrin, cherchant à son encontre des preuves de blasphème, lui avait demandé : « Je t’adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si tu es le Messie, le Fils de Dieu », Yeshoua lui répondit: « Tu l’as dit. De plus, je vous le déclare, vous verrez désormais le Fils de l’homme assis à la droite de la puissance de Dieu, et venant sur les nuées du cieliii ». Ces paroles sont, pourrait-il sembler, quelque peu étranges et ambiguës : Yeshoua rétorque à Caïphe que c’est lui, Caïphe, qui a dit qu’il était le « Messie » et le « Fils de Dieu », et tout de suite après il se désigne à nouveau comme étant « le Fils de l’homme », ce qui semble impliquer une certaine prudence quant à l’emploi du titre de « Fils de Dieu ». Quoi qu’il en soit, ce sont cependant ces paroles mêmes qui furent jugées blasphématoires et qui permirent à Caïphe et au Sanhedrin de le condamner à mort. Comme si tous les « noms » que l’on vient de citer, Yehoshoua, Yeshoua, « Fils de l’homme », « Fils de Dieu », « Mon Fils bien-aimé », n’épuisaient pas l’essence de son être, il fut interpellé d’une autre manière encore, au moment de son baptême, par Jean le Baptiste : « Voici l’Agneau de Dieuiv ! ». Cette métaphore ovine peut sembler curieuse de nos jours, mais elle était alors parfaitement claire pour les Juifs. C’était une référence directe à l’agneau que chaque famille juive devait égorger et manger à l’occasion de la Pâque, selon le rite du sacrifice instauré par Moïsev. Ce qui était nouveau et original dans l’apostrophe de Jean, c’est qu’elle qualifiait d’« agneau » (sous-entendu sacrificiel), un homme, Yeshoua, qui allait être reconnu peu après par Dieu comme étant son « Fils », et qui allait être précisément « sacrifié » trois ans plus tard, juste avant la Pâque juive, pour avoir assumé cette double épithète (celle de « Fils » et celle d’« Agneau » de Dieu). La figure de l’« agneau », pour innovante qu’elle pût paraître en tant qu’appliquée à un homme, n’était pourtant pas tout à fait une « première » dans le cadre de l’ancienne religion juive. Le prophète Jérémie, qui avait lui-même rencontré de sérieuses difficultés lors de ses confrontations avec ses propres coreligionnaires, s’était aussi comparé à un « agneau » que l’on mène au sacrifice: « J’étais comme un agneau confiant qu’on conduit à l’abattoirvi ». Un autre prophète, Isaïe, utilisa la même image et alla encore plus loin en appliquant la figure de l’« agneau » au Messie lui-même, le Messie attendu par tous les Juifsvii : « Il a été maltraité, il s’est humilié et n’a pas ouvert la bouche. Pareil à un agneau qu’on mène à l’abattoir, à une brebis muette devant ceux qui la tondent, il n’a pas ouvert la boucheviii. » Mais ces adjectifs, « maltraité », « humilié « , « muet », étaient certes inacceptables par les Juifs, qui attendaient un Messie triomphant, glorieux, et régnant sur la fin du monde. Ces deux figures, celle du Messie, mené à l’abattoir comme « une brebis muette », et celle du « Fils bien-aimé » de Dieu mais crucifié par les hommes, sont indéniablement « sacrificielles », mais elles lient surtout, et de façon désormais indénouable, la figure de ce « sacrifice » à l’essence même du « divin ». Dans le contexte du judaïsme du second Temple, reconstruit après le retour de la déportation à Babylone, elles étaient donc des figures éminemment paradoxales, scandaleuses, incompréhensibles, capables de provoquer la violence, absolue, sans limite, des « religieux ». Ce mécanisme de la violence contre une victime qui réunit sur sa tête toutes les haines, a été assez étudié par René Girard pour qu’il soit utile d’y revenir ici. Disons seulement que Girard fut le théoricien de la présence de « boucs émissaires », de victimes sacrificielles, dans les sociétés humaines. Leur fonction centrale est de canaliser le flot de violence mimétique que ces sociétés engendrent inévitablement. En conséquence, Girard n’hésitait pas à voir dans le cas de Yoshoua/Jésus une parfaite illustration de ses théories sur la violence mimétique et sur le besoin inhérent aux sociétés humaines de s’unir et de se conforter aux dépens de victimes dûment choisies (pour leur culpabilité supposée, alors qu’elles sont en vérité totalement innocentes). Girard considéra manifestement que ses théories sur la violence mimétique et la victimisation sacrificielle révélaient en fait l’essence même du sacrifice christique. Sans doute gratifié par sa « découverte » et persuadé de la position de surplomb théorique qu’elle semblait lui octroyer, il se crut en mesure de signaler la singularité « sacrificielle » de la religion chrétienne, seule religion à avoir, selon lui, rendu désormais impossible tout sacrifice humain — ayant été elle-même fondée sur l’auto-sacrifice du « Fils bien-aimé de Dieu », ce qui annulait du coup toute imitation et réplication purement humaine. Il n’avait pas échappé à Girard que la religion chrétienne était entrée dans une période fort difficile, et qu’elle était confrontée à de nombreuses attaques venant de toutes sortes d’horizons. Il voulut mettre ses théories au service de cette cause, tant elles étaient liées, selon lui. Il avait noté par exemple les tentatives de « ceux qui s’efforcent de minimiser l’originalité du Logos chrétien en insistant sur l’origine grecque de cette notion, [alors qu’ils] ne voient pas que la définition johannique [du Logos] n’a rien à voir avec la grecque. Elle incorpore l’idée chrétienne essentielle de l’exclusion, de l’expulsion à celle du Logos, pour définir un Logos émissaire, si j’ose dire, très étranger à la pensée grecqueix ». Notons au passage que voilà encore un nom nouveau pour Yeshoua : Logos, terme grec que l’on peut traduire par « Verbe », « Parole », ou encore « Sagesse ». René Girard, toujours en quête d’indices de la « singularité » de la religion chrétienne, soutint donc que le Logos « émissaire » est « très étranger à la pensée grecque » . Ceci mérite examen… Il se trouve que, bien avant Socrate, Platon, ou Jean l’évangéliste, Héraclite avait déjà considéré le mystère associé au concept de Logos. Il avait insisté sur son étrangeté radicale : « Limites de l’âme, tu ne saurais les trouver en poursuivant ton chemin, si longue que soit toute la route, tant est profond le Logos qu’elle renfermex. » Il avait affirmé qu’il était étranger au champ de la compréhension humaine. « Le Logos, ce qui est, toujours les hommes sont incapables de le comprendre, aussi bien avant de l’entendre qu’après l’avoir entendu pour la première foisxi ». Pourtant, il y avait ce paradoxe : le Logos est à la fois présent dans l’âme humaine et indépendant d’elle : « Il appartient à l’âme un Logos qui s’accroît de lui-mêmexii ». Le Logos grandit de lui-même dans l’âme humaine, mais les hommes l’ignorent, car ce n’est pas le Logos qui se sépare des hommes, ce sont les hommes qui se séparent du Logos. « Quelle que soit l’assiduité avec laquelle ils fréquentent le Logos [qui gouverne toutes choses], ils se séparent de luixiii. » Tous les hommes s’excluent d’eux-mêmes du Logos, qui est pourtant essentiellement commun à tous les hommes : « Bien que le Logos soit commun, la plupart vivent comme avec une pensée en proprexiv. » De plus, entrant quelque peu en matière, et bien avant que soit apparue la notion de « Verbe » dans la théologie chrétienne, Héraclite lie directement le Logos à l’existence de l’Un. C’est le Logos qui révèle son existence et un aspect de son essence (l’identité entre l’Un et Tout) : « Si ce n’est moi, mais le Logos, que vous avez écouté, il est sage de convenir qu’est l’Un‒Toutxv. » Enfin, comment ne pas trouver étrangement prophétique le Fragment 32 d’Héraclite : « L’Un le seul sage ne veut être appelé et veut le nom de Zeusxvi » ? Cela ne rappelle-t-il pas le moment-clé de la scène rapportée plus haut, entre Yeshoua et Caïphe ? Yeshoua ne veut pas être appelé « Fils de Dieu » comme Caïphe le lui suggère. Il se nomme lui-même, encore une fois, « Fils de l’homme », comme si ce nom était aussi un autre « nom de Zeus ».
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iCf. Psaume 8,5 et Daniel 7,13
ii« Et voici qu’une voix venant des cieux disait: «Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. » (Matthieu 3,17 , Mc 1,11 et Lc 3,22). La même voix [venant des cieux, ou de Dieu] s’est aussi fait entendre lors de la scène de la Transfiguration : « Comme il parlait encore, voici qu’une nuée lumineuse les recouvrit. Et voici que, de la nuée, une voix disait: « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, celui qu’il m’a plu de choisir. Écoutez-le! » (Matthieu 17,5 ainsi que Mc 9,7 et Lc 3,22).
iiiMt 26, 63-64
ivJn 1, 29 et Jn 1, 36
vEx 12, 5-11 : « Ce sera un agneau sans défaut, mâle, âgé d’un an; vous pourrez prendre un agneau ou un chevreau. Vous le garderez jusqu’au quatorzième jour de ce mois; et toute l’assemblée d’Israël l’immolera entre les deux soirs. On prendra de son sang, et on en mettra sur les deux poteaux et sur le linteau de la porte des maisons où on le mangera. Cette même nuit, on en mangera la chair, rôtie au feu; on la mangera avec des pains sans levain et des herbes amères. Vous ne le mangerez point à demi cuit et bouilli dans l’eau; mais il sera rôti au feu, avec la tête, les jambes et l’intérieur. Vous n’en laisserez rien jusqu’au matin; et, s’il en reste quelque chose le matin, vous le brûlerez au feu. Quand vous le mangerez, vous aurez vos reins ceints, vos souliers aux pieds, et votre bâton à la main; et vous le mangerez à la hâte. C’est la Pâque de l’Éternel. »
viJr 11, 9
viiIsaïe voit dans le Messie non une figure triomphale, victorieuse, mais « meurtrie » , « écrasée », « blessée », et par cela même rédemptrice : « Et c’est pour nos péchés qu’il a été meurtri, par nos iniquités qu’il a été écrasé; le châtiment, gage de notre salut, pesait sur lui, et c’est sa blessure qui nous a valu la guérison » (Is. 53,5).
viiiIs 53,7
ixRené Girard. Le sacrifice dévoilé dans les religions bibliques et la religion védique. Éditions de la Bibliothèque nationale de France, 2003. Le passage ici cité se poursuit par une citation de l’Évangile de Jean (Jn 1, 5-11), censée illustrer la différence entre la conception johannique du Logos et celle de Héraclite :
« La lumière brille dans les ténèbres,
et les ténèbres ne l’ont point reçue
Il était dans le monde
et le monde fut par lui
et le monde ne l’a pas reconnu.
Il est venu dans son propre bien
et les siens ne l’ont pas accueilli
La lumière a brillé dans les ténèbres, et les ténèbres l’ont rejetée. »
xHéraclite. Fragment 45. Cité par Diogène Laërce, Vies, IX, 7
xiHéraclite. Fragment 91. Cité par Sextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 132.
xiiHéraclite. Fragment 2. Cité par Stobée, Florilège III, 1, 180 a
xiiiHéraclite. Fragment 72. Cité par Marc Aurèle. Pensées, IV, 46
xivHéraclite. Fragment 115. Cité par Sextus Empiricus. Contre les mathématiciens. VII, 133
xvHéraclite. Fragment 50. Cité par Hyppolyte, Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9 .
xviHéraclite. Fragment 32. Cité par Clément d’Alexandrie. Stromates, V, 116



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