La littérature apocalyptique et les ésotérismes arborent un goût certain pour l’énumération des noms de Dieu et de ses attributs.
Ces noms sont censés incarner des aspects de l’essence divine. On pourrait les croire immuables, par nature.Quant aux noms humains, ils ne sont pas immuables. Philon d’Alexandrie a consacré un livre (De mutatione nominum) à la question du changement des noms dans la Bible.
Les exemples abondent. Abram devient Abraham, Saraï est renommée Sarah.
Philon traite aussi de la question des noms que Dieu se donne à lui-même..
Il interprète ainsi le nom que Dieu se donne devant Moïse, « Je suis celui qui est » (Ex. 3, 14), de cette manière : « Cela équivaut à : ma nature est d’être, non d’être dit ».
Dans l’hébreu original on lit : « Ehieh asher ehieh ». Une traduction littérale sonnerait comme : « Je suis celui qui suis », expression formellement incorrecte du point de vue de la grammaire française, puisque on devrait dire : « je suis celui qui est ». Mais cette incorrection préserve un peu l’hébraïsme du texte.
On pourrait aussi traduire, de façon plus laxiste: « Je suis qui je suis ». Mais le sens n’est plus le même.
On pourrait enfin se contenter d’observer le redoublement du seul mot de cette phrase qui exprime l’Être, le mot « ehieh », « Je suis ‘je suis’ ».
Dans l’Exode Dieu affirme en son nom son essence qui est d’« être ».
Dans l’Évangile de Jean, on affirme que l’essence de Dieu est Verbe, Parole, Logos.
Jean rapporte aussi ces paroles que Jésus prononce, s’adressant à Dieu: « J’ai manifesté ton nom (onoma) aux hommes, que tu as tirés du monde pour me les donner. Ils étaient à toi et tu me les as donnés et ils ont gardé ta parole (logon). » (Jn. 17, 6).
La Parole, le Logos, n’est pas seulement un nom, un simple onoma, un attribut. C’est un nom qui est la présence même de Dieu, sa présence vivante. Logos est Shekhina.
Jésus affirme juste après: « Je ne suis plus dans le monde ; eux sont dans le monde, et moi, je viens vers toi. Père saint, garde-les dans ton nom (onoma) que tu m’as donné, pour qu’ils soient un comme nous. » (Jn. 17, 11)
Pour l’auteur du texte original (grec), logos (parole) et onoma (nom) sont donnés comme des formes équivalentes.
Le Nom (onoma) est présenté comme un substitut de la Parole (le Logos) et ce Logos est par ailleurs « un » avec Dieu lui-même.
Nom, Parole, Dieu, sont ici synonymes.
Le Nom de Dieu inclut tous les Noms de Dieu, ceux qui sont révélés et ceux qui restent cachés.
Selon toute vraisemblance, les Noms cachés abondent. Pour prendre une métaphore, il y a autant de Noms que d’anges, et réciproquement, chaque ange « porte » un des Noms de Dieu. Le Talmud de Babylone enseigne à ce sujet: « L’archange Metatron, dont il est dit qu’il porte le Nom de Dieu » ( « Metatron che-chemo ke-chem rabbo) » (Sanhedrin 38b).
Ces Noms ne sont pas des appellations. Ce ne sont pas des mots. Ce sont des êtres, ou plutôt ils sont des figures de l’Être même. Un texte appartenant aux manuscrits de Nag Hammadi, l’« évangile de vérité », composé par Valentin au 2ème siècle, le précise de cette façon: « Le Nom du Père est le Fils. C’est lui qui, dans le Principe, a donné nom à celui qui est sorti de lui, qui était lui-même et il l’a engendré comme Fils. Il lui a donné son Nom qui est le sien propre. (…) Le Père. Il a le Nom, il a le Fils. On peut le voir. Mais le Nom, au contraire, est invisible, parce que lui seul est le mystère de l’Invisible destiné à parvenir aux oreilles qui sont toutes remplies de lui (…) Ce Nom n’appartient pas aux mots et ce ne sont pas des appellations qui constituent son Nom. Il est invisible. »i
On trouve la même idée exprimée de façon un peu différente, dans l’Évangile de Philippe, provenant également des manuscrits de Nag Hammadi : « ‘Jésus’ est un nom caché, le ‘Christ’ est un nom manifesté »ii.
Mais si ‘Jésus’ est un nom caché, comment peut-il être connu ? Irénée de Lyon donne une possible réponse : « Iésous n’est que le son du Nom, pas sa vertu. En fait, le Nom entier se compose, non pas de six lettres seulement, mais de trente. Sa composition exotérique (ou prononçable) est IHCOYC [Iésous], tandis que sa composition exotérique comprend vingt-quatre lettres. »iii
Le Nom exotérique IHCOYC est formé de six lettres grecques.
Le Nom entier en comporte trente. Mais Irénée ne dit pas quelles elles sont.
Sachant que l’alphabet grec comprend justement vingt-quatre lettres, la première étant alpha, la dernière oméga, on peut d’ailleurs imaginer que ce Nom ésotérique est tissé de l’infinité de leurs combinaisons possibles…
i Cité par Guy Stroumsa, Ancient Christian Magic : Coptic Texts of Ritual Power. Princeton, 1993.
ii Évangile de Philippe 58, 3-4
iii Contre les Hérésies I. 14, 1-9. Trad. A. Rousseau. 1979