La trahison des hommes politiques


 

L’État Islamique n’est pas né dans le désert. Il découle de l’invasion de l’Irak concoctée en 2003 par le gouvernement de G.W. Bush, et bénéficie du succès spécifique de l’idéologie salafiste, propagée et soutenue par l’Arabie Saoudite et d’autres états du Golfe, alliés stratégiques des États-Unis. L’Occident semble être donc en pleine schizophrénie. D’un côté les démocraties occidentales proclament leur volonté d’en finir avec le « terrorisme », se contentant de cibler les effets et non les causes, et de l’autre elles font tout pour éviter de nommer les véritables responsables de la vague d’attentats déclenchés par des « petites mains », les commanditaires étant situés dit-on en Syrie.

Or ce pays est devenu un concentré de contradictions géostratégiques. Au nord, des Kurdes, mais aussi des Turkmènes, et des Sunnites, à l’ouest des Alaouites et des Chrétiens, à l’est des Chiites et plus au Sud, il y a Israël, sur le Golan… Les Turcs attaquent les Kurdes, mais aussi les Russes, qui attaquent les « modérés » en guerre contre les Alaouites, l’Arabie Saoudite attaque les Chiites et les Alaouites, soutenus par l’Iran, les États-Unis sont alliés avec la Turquie qui est dans l’Otan et avec l’Arabie saoudite, gorgée de pétrole, mais depuis peu ils se rapprochent un peu de l’Iran.

Heureusement Hollande envoie le Charles-de-Gaulle, pour rétablir l’ordre.

Est-ce bien sûr ? L’Occident peut-il gagner cette guerre ? Le Viet Nam et l’Afghanistan, sans parler de l’Algérie, rappellent aux bons esprits que les armées classiques ne gagnent pas les guerres à coups de bombardements. L’important c’est le sol, et surtout le peuple.

Que pense le « peuple » ? Pour le moment il fuit en masse. Mais quand Al Jazira fait un sondage (pour ce que cela vaut), il semble que 81% des arabo-musulmans de par toute la région soutiennent Daech.

Daech représente une vision du monde assurément partagée par des milliers de djihadistes, et donc, sans doute aussi par des millions de sympathisants plus ou moins assumés.

Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’EHESS et auteur du livre « Radicalisation », analyse: « Il existe une catégorie faite de jeunes exclus qui ont intériorisé la haine de la société et se victimisent, les « désaffiliés ». Ils pensent ne pas avoir d’avenir dans le modèle dominant « travail, famille, insertion dans la société ». L’adhésion à l’islam radical est un moyen pour eux de sacraliser leur haine, de la légitimer et de justifier leur agressivité. Ils ont quelques caractéristiques communes : vie d’exclusion dans les banlieues, déviance, emprisonnement, récidive, adhésion à une version radicale de l’islam, voyage initiatique en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen ou en Syrie, et enfin la volonté de rupture avec la société au nom de la guerre sainte. C’est le profil des auteurs –exceptionnellement jeunes – des tueries aveugles du 13 novembre, mais aussi de tous les attentats jihadistes commis en France depuis le milieu des années 2000. Ce groupe de jeunes déclassés des cités ou des « poor inner cities » (quartiers populaires des centres villes) constitue désormais en quelque sorte une armée de réserve djihadiste en Europe. (…) Chez les jeunes désaffiliés, le moteur est surtout la transcription de leur haine de la société dans une religiosité qui leur donne le sentiment d’exister et d’inverser les rôles. D’insignifiants, ils deviennent des héros. De jugés et condamnés par la justice, ils deviennent juges d’une société qu’ils qualifient d’hérétique et d’impie. D’individus inspirant le mépris, ils deviennent des êtres violents qui inspirent la peur. D’inconnus, ils deviennent des vedettes… »

Une armée djihadiste au sein des sociétés occidentales ? Faut-il en tirer les conclusions ?

La revue en ligne de Daech, Dabiq, arbore complaisamment ses analyses et sa confiance dans le succès final. Un article cite même nombre de spécialistes occidentaux qui font le même raisonnement. L’ancien Chef du contre-terrorisme du MI6, Richard Barrett, a déclaré le 21 Juin 2015 dans l’Independent : L’Irak et la Syrie ne redeviendront pas ce qu’ils étaient (…). Et malgré toutes ses caractéristiques dysfonctionnelles (dystopian), ISIS offre à ceux qui vivent sous sa loi une meilleure gouvernance à certains égards que ce qu’ils recevaient de l’État précédent. La corruption est beaucoup moins prévalente, et la justice, quoique brutale, est rapide et appliquée plus justement. » Le Brigadier-Général Ronald Mangum (Georgia Caucasus Strategic Studies Institute), a déclaré le 29 mai 2015 : « L’État islamique possède tous les réquisits pour être reconnu comme un État. » La revue Foreign Policy s’interrogeait le 10 juin 2015 : « Que devrions-nous faire si l’État islamique gagne ? »

Cela fait un peu désordre de voir des agents des services ou des militaires de haut grade se décider à dire tout haut des vérités dérangeantes, d’autant qu’elles sont immédiatement reprises par les idéologues de Daech qui n’en perdent pas une miette.

Il est clair que les contradictions extrêmement profondes des « puissances » qui opèrent dans la région, et plus particulièrement celles qui minent le camps occidental de l’intérieur, obligent à faire l’hypothèse que Daech pourrait tout aussi bien sortir vainqueur, au bout de quelques années.

Il me semble que la clé du problème (non pas de sa solution, mais de sa représentation) a bien été formulée par Pierre Conesa, auteur du Rapport sur la contre-radicalisation en France, lorsqu’il met en regard « le cynisme des États du Golfe » et « le mutisme des hommes politiques en Europe. »

Personne ne peut prédire ce qui va arriver. Une guerre civile européenne ? Une guerre russo-turque, puis une guerre Russie-OTAN ? Une guerre Iran-Arabie Saoudite ? Tout est possible, rien ne peut être exclu. Tout peut déraper.

Je voudrais seulement pointer un fait indubitable : à nouveau, au cœur de l’Europe, ce phénomène, jadis analysé par Julien Benda, la « trahison des clercs » – que l’on devrait renommer aujourd’hui, tant les intellectuels sont absents du radar, la « trahison des hommes politiques ».