La volonté sombre du Mal


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Jacob Boehme est un cas spécial. Visionnaire, mystique, « théosophe », inventeur de mythes grandioses sur l’origine du monde, il eut une énorme influence en Allemagne, en particulier sur la formation de la métaphysique idéaliste allemande. Fichte, Hegel, Schopenhauer, Schelling s’en sont inspirés. On l’a surnommé Philosophus Teutonicus.

Il avait un sentiment aigu de l’existence du mal dans le monde. Il pensait par oppositions, antithèses, antinomies. Chaque chose se constitue, et ne peut se révéler, que par une autre qui lui résiste: la lumière par les ténèbres, le bien par le mal, l’esprit par la matière. Dieu est Amour et il est aussi Colère, Courroux.

C’était là un tour d’esprit qui fait immédiatement penser à une influence gnostique.

Mais Boehme n’était pas gnostique; il ne divinisa pas le Mal, opposé à un Dieu Bon. Le Mal fait pourtant partie de la volonté de Dieu, mais qui n’est pas Dieu. « Le Mal n’est possible que parce qu’il existe en Dieu quelque chose qui n’est pas Dieu, parce qu’il existe en Dieu une volonté sombre », résume Nicolas Berdiaev, l’un des philosophes contemporains à s’être penché sur le cas Boehme. La « volonté sombre », Boehme situe son origine dans l’Ungrund, c’est-à-dire le « sans-fond », l’abîme, l’abysse.

Je vais revenir dans un instant sur cet Ungrund.

Ajoutons ici que Boehme fut un penseur de la liberté, ce qui est naturellement parfaitement contradictoire avec son imprégnation de la culture luthérienne, particulièrement virulente en ce début de 17ème siècle. Luther a écrit Du serf-arbitre et croyait en l’absolue prédétermination de toutes choses et de toutes âmes par Dieu. Boehme rejeta l’idée de prédestination. Il était prêt à renoncer à l’idée de l’omniscience et de l’omnipotence de Dieu pour permettre la liberté de l’homme. Il fut en conséquence quelque peu persécuté par les luthériens de son époque pour ses idées.

Dans l’introduction à sa traduction de l’œuvre majeure de Jacob Boehme, Mysterium Magnum, Nicolas Berdiaev cite un poème d’Angelus Silesius qui le caractérise bien:

Le poisson vit dans l’eau, la plante dans la terre,

L’oiseau dans le ciel, le soleil au firmament,

La salamandre devait prendre naissance dans le feu,

Et Jacob Boehme trouve dans le Cœur de Dieu son élément.

Revenons maintenant au sujet de ce billet : l’Abîme, l’Abysse, le Sans-Fond, l’Ungrund. C’est le mystère infiniment profond, sombre et insondable, indéfini et indéterminé, qui précède l’apparition de l’être, qui est même avant le temps, avant l’avènement du monde – et avant le mal. C’est là que réside la source libre, sans origine, sans raison et sans pourquoi, mais pas sans souffrance, de la liberté.

La plongée exploratoire effectuée par Boehme dans l’Abysse est une tentative de comprendre la création du monde à partir de la libre volonté de la Divinité, accompagnée – parce que libre – de la « volonté sombre ». « L’Intelligence éternelle de la divinité est une libre volonté qui n’est pas née du Quelque Chose ou par Quelque Chose, elle est son propre siège et réside purement et simplement en elle-même, sans pouvoir être saisie par rien. »

Le « chaos » originel est la liberté, la racine de la nature, la volonté de l’Indéterminé. L’être se fonde d’abord dans la liberté. Lucrèce avait déjà dit quelque chose de ce genre, le clinamen faisant office d’absolu Indéterminé.

Mais Boehme est le premier à voir la Liberté comme une substance primordiale, divine, et à la voir (poétiquement) à l’œuvre dans les Ténèbres, à l’œuvre dans le Néant même dont elle est tissée. « Car dans les ténèbres apparaît l’éclair et dans la liberté apparaît la lumière avec la majesté ».

Le Mysterium Magnum explicite :

« 53. L’entendement dira : Si l’homme possède une volonté libre, Dieu n’est pas omnipotent sur lui, en sorte qu’il puisse faire de lui ce qu’il lui plaît. La libre volonté ne connaît pas de commencement non plus que de motif, elle n’est saisie en rien ou formée par rien : Elle est sa propre origine issue du Verbe de la force divine, de l’amour et de la colère de Dieu ; elle se forme dans sa propre volonté elle-même un principe qui lui serve de siège, elle s’engendre dans le premier principe pour devenir feu et lumière ; sa véritable origine se place dans le néant, là où le Néant, sous forme de Δ/ , ou si l’on veut développer cette figure, d’A.o.v 1, s’introduit en une envie de contemplation ; et l’envie se transforme en volonté et la volonté en désir et le désir en essence.

Or, l’intelligence éternelle, en tant que Dieu, est le juge de l’essence ; si l’envie (qui se détourne de lui) s’est introduite en une mauvaise essence, elle juge l’essence et la condamne à rentrer en son principe ; dans quelque énergie ou propriété ou dans quelque être que l’envie se soit introduite à partir du Δ/ effacé en un principe, dans ceux-ci la volonté libre éternelle et générale le confirme, laquelle est l’immotivation, et la cause de tout motif.

L’indéterminé juge ce qui s’introduit dans un motif et sépare le bon qui s’est introduit dans un bon être en Bon, c’est-à-dire l’amour divin, et le Mauvais (qui s’est introduit en un être mauvais et s’est institué et formé à partir d’un principe central en mauvais esprit et mauvaise volonté) dans sa colère et son courroux. »

(Trad. N. Berdiaev)

Dans la traduction anglaise, l’avant-dernière phrase (« La volonté libre éternelle et générale le confirme, laquelle est l’immotivation, et la cause de tout motif ») est rendue ainsi: « The universall Eternall free-will which is the Abysse, and Cause of all Bysse, doth confirm and settle it. The Abyssal judgeth That which doth introduce it selfe into Bysse. »

Dans l’original allemand (édition de l’année 1623): « Der allgemeine Ewige freye Wille, welcher ist der ungrunde und unsache alles grundes. Das ungründliche ureheiler das jenige das sich in grunde einführet. »

L’Un-Grund de Boehme est pour le traduire en un mot anglais tiré du grec, l’A-Bysse, avec l’a privatif accolé à la « Bysse », du grec buthos, profond. L’Un-Grund, le Sans-Fond est la Cause libre, éternelle, de toute « Bysse », de tout « fond », de toute profondeur, de toute origine, de toute raison, de tout motif, la libre Cause de toutes les causes.

C’est dans cette liberté infinie, absolue, éternelle, que sommeille la « volonté sombre », celle qui est aussi la cause du Mal. Pourquoi une « volonté sombre » réside-t-elle au sein du Néant primordial, dans les profondeurs abyssales ?

Pour répondre de façon lapidaire, c’est cette volonté sombre qui permet la « liberté ». La liberté s’origine du choc chaotique de la volonté sombre et de l’éclair divin.

La liberté, tissée de néant, se constitue comme origine, comme substance abyssale, s’érige contre la volonté sombre, comme le feu jaillit du silex.

1Monogramme de Jéhovah