Le lézard et le divin


Dans le Fayan (« Maîtres Mots ») de Yang Xiong, écrit il y a deux mille ans, le chapitre intitulé « Questions sur le divin » commence laconiquement:

« La question porte sur le divin.

Le cœur.

Que voulez-vous dire ?

S’immergeant dans le ciel, il se fait ciel. S’immergeant dans la terre, il se fait terre. Le ciel et la terre sont clarté divine, insondables, et pourtant le cœur y plonge comme s’il allait les sonder. »i

Le divin est indéfinissable, inintelligible. Cependant, le cœur nen a cure. Il tente de s’en former une idée, par sa manière impétueuse et passionnée de le chercher. Il sait qu’il n’a aucune chance de le saisir dans son essence ou dans son existence, dans le ciel ou sur la terre. Pourtant il n’hésite pas, il se jette dans l’abîme sans fond, comme s’il pouvait en atteindre le fond.

Le cœur sait qu’il ne peut atteindre un fond qui est sans fond. Il se précipite dans le précipice, il s’engouffre dans le gouffre. Il se noie dans l’immense, et en devinant l’immense, il devient immense. Il s’immerge dans le ciel et saisit le ciel en lui, il entre dans la terre et tout en lui devient terre, il saute dans le mystère, et se métamorphose mystérieusement en mystère.

C’est seulement en plongeant dans l’abîme, qu’il découvre qu’il devient lui-même abîme, et que toujours il a été abîme, qu’il est même abîme, et le sera plus encore.

Tout savoir du divin commence avec le comme si cela était possible de savoir ce savoir. Le comme si emporte vers l’avant ou vers le fond la foi du cœur. Le comme si porte le cœur au-delà de ce qu’il est et au-delà de ce qu’il sait.

Pourquoi le cœur fait-il le pari du comme si?

Yang Xiong l’explique dans un commentaire du Tài Xuán Jīng (« Le canon du mystère suprême ») :

« Le cœur caché dans les profondeurs, beauté de la racine sacrée. Divination : le cœur caché dans les profondeurs, le divin n’est pas ailleurs. »ii

Style compact,  incomparable.

En chinois, « divin » se dit shén, . Ce mot ambigu signifie aussi âme, esprit, mystérieux, vivant, et même Dieu.

« Cœur » se dit xīn . Trois larmes autour d’une lame. Trois lunes sur la montagne. Trois dieux près d’un arbre.

Shén est xīn. Xīn est shén. Le cœur se noie dans le divin. Le divin se noie dans le cœur.

Cette idée est classique dans le confucianisme. Elle se trouve dans le Mengzi, qui cite Confucius, et Yang Xiong la reprend à son tour, sous cette forme :

« Le divin au cœur de l’homme ! Convoquez-le, il existe. Abandonnez-le, il disparaît. »iii

C’est l’idée, donc, que l‘homme saint fait exister le divin dans le monde, par son action. Il se tient à la frontière entre le ciel et l’homme. Participant des deux mondes, il en comble l’écart.

Une autre image encore.

« Le dragon se tord dans la boue. Le lézard y lézarde. Lézard, lézard, comment pourrais-tu comprendre l’aspiration du dragon ?

Le dragon doit-il avoir ce désir de s’élever dans le ciel ?

Quand il est temps de s’élever, il s’élève. Quand il est temps de plonger, il plonge. Il y a à la fois élévation et plongée. »iv

En matière de recherche, il ne faut pas lézarder.

iYang Xiong. Maîtres mots. Trad. Béatrice L’Haridon. Les Belles Lettres. Paris, 2010, Ch.5, 1, p.39

iiIbid. Note 1

iiiIbid. Ch5, 3, p.40

ivIbid. Ch5, 5, p.40