Brève leçon de grammaire transcendantale


« Jai été, je suis, je serai » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

J’ai été. Je suis. Je serai. La conjugaison grammaticale des formes du verbe être en dit long sur le rapport entre la structure même de la « grammaire » et la métaphysique la plus ambitieuse, celle qui vise à élucider l’essence de l’être.

La forme grammaticale j’ai été se met directement sous le signe de l’« avoir ». Lorsque le moi dit : « j’ai » [été], il revendique fermement une appropriation de son propre passé. Le « moi » clame une assertive possession de cet « été » qu’il a été (et qu’il n’est donc plus). Il ne l’est plus, puisqu’il a été, mais du moins, il brandit son titre de propriété avec la conviction du propriétaire sûr de ses droits : « J’ai été ! J’ai été cet été ! »… Cet été, cela, c’est à moi, parce que cela, ça a été moi. En tant qu’« été », cela se trouve, par le truchement de la langue, « possédéi » par le moi. « Je » proclame : « J’ai » été cet « été »-là, qui fut peut-être un été, ou un printemps de mon être, mais qui maintenant est en ma possession, quelle que soit la saison… Cet « été » sera toujours, pour le moi qui l’a « été », cet « été »-là, qui n’est donc plus que cet « été »-là, et non pas cet « été »-ci, ou tout autre « été ». Le participe passé « été » représente, en seulement trois lettres, en puissance, tout ce que l’être a « été ». Par là, cet « été » est comme rassemblé mais aussi figé dans le souvenir : il a « été », et restera toujours cet « été », qui désormais ne changera plus, et qui sera conservé, au moins grammaticalement, dans la gangue de la langue, indifférent à l’infini flux du temps.

Mais cet « été » que fut-il ? Il fut un été, peut-être, ou bien un printemps, ou déjà un automne, ou que sais-je encore ? Une aube prometteuse ou un soir incertain de son lendemain ? Il fut sans doute une partie de ce que, maintenant, le moi est – ce moi qui dit : je suis.

En français, la forme grammaticale je suis vient du latin sum, qui est la 1ère personne du singulier du présent de l’indicatif du verbe esse. Mais la langue a son inconscient, elle aussi. Il me plaît de songer à l’homophonie entre « je suis » (verbe être) et « je suis » (verbe suivre). Curieusement, suivre cette nouvelle piste ouvre justement d’étonnantes perspectives. Le mot suivre vient du gérondif seguan, datant de la fin du 10e siècle, « aller derrière quelqu’un ou quelque chose qui se déplace », « rester derrière quelqu’un que l’on accompagne ii». Vers 1170 on lui trouve le sens de « partir avec quelqu’un en liant son destin au sien » dans les Lais de Marie de France. Je trouve assez poétique de considérer le moi comme allant derrière lui-même, ou s’accompagnant lui-même, en décidant de lier son destin à lui-même – ou plutôt à un autre « lui-même », plus entreprenant, plus tourné vers l’avenir… En 1676, Mme de Sévigné, dans sa Correspondance, emploie le verbe suivre avec le joli sens de « ne pas cesser de penser à quelqu’un » (« je vous ai suivie partout »). Là aussi, on se prend à imaginer le moi « se suivant partout », c’est-à-dire pensant sans cesse à lui-même, dans un effort émouvant de garder le contact avec ce qu’il est réellement ou ce qu’il croit être. Dans une nuance un peu différente, le verbe suivre prend, dès le 12e siècle, le sens de « penser, agir selon l’exemple de quelqu’un » ou de « conformer sa conduite à des sentiments, des impulsions qui poussent à agir dans ce sens », de « conformer ses pensées, ses actes à des directives données par autrui ». Furetière, dans son Dictionnaire universel (1694), reprend ces acceptions et ajoute : « apporter une attention soutenue aux propos de quelqu’un, écouter attentivement » (« suivre un homme dans un discours, dans un raisonnement »).

J’imagine volontiers le moi suivre attentivement ses propres raisonnements et opiner du bonnet, ou bien peut-être, de temps en temps, ne pas se montrer entièrement d’accord (avec lui-même), et demandant alors à reconsidérer la matière en jeu. Il reste de tout cela le fait fondamental que le moi qui dit « je suis » n’est peut-être pas absolument certain de ce qu’il est en réalité. Descartes nous a mis sur une autre piste encore. « Je suis » n’est pas assez premier pour lui. Ce qui est premier c’est « je pense ». Je suis Descartes, si j’ose dire, sur ce terrain-là. Mais surtout, j’aime à penser qu’importe moins ce « je suis » que ce qui s’ensuit, à savoir ce que je serai.

La forme grammaticale je serai est un futur, qui, pris comme tel, est assez assertorique. Il s’agit moins d’un pari sur l’avenir que d’une forme d’affirmation. L’hébreu (comme on l’a vu dans plusieurs articles de ce blog) ne connaît pas le futur, mais l’inaccompli. Quand Dieu dit à Moïse « ehyeh acher ehyehiii », il ne dit pas « je suis qui je suis », ni « je serai qui je serai ». Il dit quelque chose comme « ce que je suis, et qui n’est pas accompli, est ce que je suis en cours d’accomplir ».

Dans une sorte d’équivalence approximative, le français pourrait, dans un tel contexte, opter pour l’expression « je deviens ». Cela ouvre alors bien d’autres perspectives encore… Devenir signifie en effet « commencer à être ce qu’on n’était pas encore », et vient du latin devenire, « venir de; arriver à », lequel vient du latin venire, « venir, arriver, se présenter ; parvenir à ». L’histoire du mot venir en français ouvre l’imagination métaphysique. Au 9e siècle, venir signifie « se déplacer pour arriver » (en un certain lieu), et au 10e siècle, il s’emploie en relation avec le temps, et peut signifier aussi « se présenter à un certain moment ». Au 11e siècle, il prend le sens de « parvenir à un certain stade ». A la fin du 12e siècle, Chrétien de Troyes l’emploie avec un sens plus abstrait : « apparaître dans l’esprit, être conçu ». Au 13e siècle, on trouve l’expression venir a vie, c’est-à-dire « naître », supplanté au 16e siècle par venir au monde. Furetière donne à ce sujet un exemple d’emploi impersonnel : « à force de prier il lui vint une fille ». Au 16e siècle, on trouve l’expression venir tout à point (« arriver avec opportunité »), puis au 17e siècle, tout vient à poinct qui peut attendre, et au 18e siècle, tout vient à point à qui sait attendre (Littré). Pour sa part, Molière emploie l’expression figurativement : voir veniriv, c’est-à-dire « deviner les intentions de quelqu’unv ».

Si l’on peut poser l’équation je serai = je deviens (ou je de-viens), tous les sens que l’on vient d’énumérer éclairent le moi en devenir d’une nouvelle manière. Il se déplace pour arriver à un certain stade, et à un certain moment. Il peut aussi se faire qu’il en arrive à une nouvelle conception de lui-même, en une sorte de nouvelle naissance (à lui-même). Dans le cas où le moi est particulièrement affûté, on peut même imaginer qu’il se voie venir, c’est-à-dire qu’il devine, ou même détermine, ses propres intentions. Mais ce cas est rare, et relève plus de la littérature que de la réalité. La métaphysique de l’être ne peut se résumer à ce résultat putatif : se voir venir.

Peut-être que le sens le plus profond de je serai, ou de je deviendrai, consiste en cette idée de décision que Heidegger assigne à l’homme : « C’est aussi pourquoi l’estrée de l’estre confie à l’homme, à cet étant assigné à l’estre, la possibilité d’être un décideur et d’oser la décision qu’est le dé-partage entre l’étant et l’estre, ou alors de le contourner toujours et encorevi. » L’obscurité spécifique de l’expression heideggerienne ne doit pas rester un obstacle. Il faut s’en imprégner, puis la retraduire autrement. Elle est alors propre à réveiller toutes les songeries du métaphysicien que tout un chacun est (probablement). Le mot estre n’est qu’une version plus ancienne du mot être, l’accent circonflexe remplaçant joliment le « s » devenu surnuméraire. La graphie estre oriente la question de l’origine de l’être dans une certaine direction. Est-ce la bonne ? Pour le savoir il faudrait se livrer à « l’estrée de l’estre ». Le mot « estrée » est bien utilisé en vieux français et signifie « chemin, route, voyagevii » Il traduit l’allemand Wesung qu’utilise Heidegger pour décrire la manière singulière dont l’estre « se déploie ». Maintenant que ces mots sont un peu éclaircis, je voudrais insister sur ce qui me paraît le plus curieux : le fait que Heidgger assimile le « déploiement » de l’estre en l’homme à l’audace d’une « décision ». Ce dernier mot semble assez approprié, dans le contexte. Mais, là encore, l’étymologie nous emmène sur d’autres chemins, sur d’autres estrées, donc. Décider vient du latin decidere (de + caedere), « couper ». Au sens propre, décider c’est « couper, retrancher ». Cela donne donc une sorte d’aura héroïque à l’homme qui « décide », qui ose, qui coupe, qui retranche. Mais, l’on est en droit de rêver à d’autres sens encore, qui ouvriraient à « l’estrée de l’estre » la possibilité de se prolonger bien plus loin encore, par une augmentation de l’être, coupant court, donc, à sa limitation, son retranchement ou son amputation.

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iCf. Nietzsche. Aurore. § 281. « Le moi veut tout avoir ». Gallimard. 1970, p. 255

iiJ’emprunte ces références et celles qui vont suivre, à l’entrée « suivre » du dictionnaire du CNRTL.

iiiEx 3,14

ivLe Bourgeois gentilhomme, III, 12

vCf. l’entrée « venir » du dictionnaire du CNRTL

viMartin Heidegger. Réflexions VIII. §27. Traduction Pascal David. Gallimard, 2018, p. 143

viiVoir la note de Pascal David dans sa traduction de Martin Heidegger. Réflexions VII. Gallimard, 2018, p. 24

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