Le crépuscule de la « raison » dans la philosophie (nietzschéenne)


« Friedrich Nietzsche »

On est vraiment reconnaissant à Nietzsche d’avoir bien voulu condenser, à notre usage, et en quatre courtes thèses, la manière « si essentielle et si neuvei » (selon lui) dont il analyse le rôle de la « raison » (et de la « grammaire ») en philosophie. Voici ces quatre thèses, assorties de quelques commentaires critiques.

« Première thèse : Les raisons sur lesquelles on se fonde pour qualifier d’apparence ‘ce’ monde-ci établissent au contraire sa réalité – il est absolument impossible de prouver aucune autre sorte de réalitéii ».

[Mais, Monsieur le Professeur Nietzsche, il est aussi absolument impossible, ou, si vous préférez, logiquement impossible, de prouver l’inexistence de quelque autre sorte de réalité que celle qui prévaut dans ce monde-ci, et plus encore, il est impossible de prouver l’inexistence d’une réalité qui serait, par sa nature, tout autre. Toutes les preuves, ou plutôt toutes les « raisons », dont vous affirmez qu’elles « établissent la réalité » de ce monde-ci appartiennent de facto à ce monde-ci. Elles en font partie, grammaticalement, philosophiquement, rationnellement. Comment peut-on donc s’appuyer sur une partie de ce monde-ci pour prouver l’inexistence de la totalité des mondes « tout autres »?]

« Deuxième thèse : Les signes distinctifs que l’on attribue à l’ ‘être vrai’ des choses sont les signes distinctifs du non-être , du néant – on a édifié le ‘monde vrai’ en prenant le contre-pied du monde réel : c’est en fait un monde d’apparence, dans la mesure où c’est une illusion d’optique et de moraleiii. »

[Monsieur le Professeur, je veux bien admettre que « le monde vrai », ou plutôt ce que vous appelez tel, est peut-être en effet une illusion d’optique, ou de morale, d’où son assimilation à un monde d’apparence. Mais, même si c’est le cas, cela n’exclut en rien la possibilité qu’existent, bien au-delà de cette apparence ou de cette illusion, des mondes qui seraient intrinsèquement « autres », et notamment « autres » (en essence) que les mondes que vous appelez « vrais ». Il se pourrait qu’existent, par exemple, des mondes où la question même de la « vérité » ne pourrait se traiter que par le silence. Un véritable silence. Et non une vérité silencieuse. Cela ne devrait pas trop surprendre un lecteur des Écritures aussi assidu que vous, Professeur. Vous vous rappellerez à ce sujet un célèbre échange entre un procurateur romain et un rabbin de Galilée, où ce dernier répondit précisément par le silence à la question « Qu’est-ce que la vérité ? » Il y a une autre question que j’aurais aimé vous voir traiter philosophiquement dans votre deuxième thèse : comment le néant (ou le non-être) peut-il avoir des « signes distinctifs », puisqu’il est précisément un néant ?]

« Troisième thèse : Fabuler d’un autre monde que le nôtre n’a aucun sens, à moins de supposer qu’un instinct de dénigrement, de dépréciation et de suspicion à l’encontre de la vie ne l’emporte en nous. Dans ce cas, nous nous vengeons de la vie en lui opposant la fantasmagorie d’une vie ‘autre’ et ‘meilleureiv’. »

[Monsieur Nietzsche : Tout penseur, tout poète, tout artiste a tous les droits de « fabuler » ou d’« inventer » si l’envie lui en prend. C’est l’honneur de l’esprit humain que d’inventer des formes et des images, qu’elles soient fabuleuses ou rêvées, mythiques, symboliques ou imaginaires. Cet effort d’invention ou de « fabulation » a un sens. Et c’est plutôt vous qui, en l’occurrence, dénigrez, dépréciez et suspectez a priori les intentions de l’inventeur ou du fabulateur. Peut-être ne s’agit-il, pour ceux-ci, en aucun cas d’attaquer la « vie », mais au contraire de la magnifier, de la transformer et même de la transcender, par la création, ou par l’imagination ? Je pense qu’il ne s’agit certes pas d’opposer la vie » et l’ « imagination » mais de les célébrer l’une par l’autre, en les conjoignant, en les unissant.]

« Quatrième thèse : Diviser le monde en un monde ‘vrai’ et un monde ‘apparent’, soit à la manière du christianisme, soit à la manière de Kant (qui n’est en fin de compte qu’un chrétien dissimulé), cela ne peut venir que d’une suggestion de la décadencev, et qu’être le symptôme d’une vie déclinante… Le fait que l’artiste place l’apparence plus haut que la réalité ne prouve rien contre cette thèsevi

[Monsieur Nietzsche, Vous n’êtes certainement pas sans savoir que la division entre le ‘vrai’ et l’‘apparent’ n’est pas propre au christianisme et au kantisme. La grande tradition philosophique de la Grèce ancienne, que vous connaissez bien, l’a utilisée de bien des manières… Et d’autres traditions, comme celle du Bouddhisme, ont au contraire vidé de son sens l’idée même de cette soi-disant « division ». Ce n’est pas à vous que je vais apprendre que, pour le Bouddha, la ‘vérité’ c’est que tout est ‘apparence’ (māyā), et réciproquement – ce qui est une autre façon, fort élégante, non de les opposer mais bien de les réunir et les conjoindre… Quant à la notion de décadence, dont vous utilisez le mot français pour la décrire, de préférence au mot allemand Untergang, je ne peux que vous inciter à la plus extrême prudence dans son maniement. Vous-même, Monsieur Nietzsche, avez fait tristement preuve d’une assurée décadence de la pensée, par votre théorie de la «purification de la race »vii. Laissez-moi vous dire, Monsieur Nietzsche, vous êtes, en vérité, un sacré facho, et un décadent de folie.]

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iNietzsche. Le crépuscule des idoles. « La ‘raison’ dans la philosophie », § 6. Trad. Jean-Claude Hémery. Gallimard. 1974, p. 41

iiIbid.

iiiIbid.

ivIbid. p.41-42

vNietzsche utilise le mot français « décadence » dans le texte original.

viIbid. p.42

vii« Les races mélangées constituent toujours aussi des cultures mélangées, des moralités mélangées : elles sont généralement plus méchantes, plus cruelles, plus instables. […] Les Grecs nous offrent le modèle d’une race et d’une civilisation devenues pures : espérons qu’un jour il se constituera aussi une race et une culture européennes pures. » Nietzsche. Aurore. § 272. Trad. Julien Hervier. Gallimard. 1970, p. 252