Cette crainte qui est au milieu de l’Occident 


« Horus »

Les temps sont sourds, aveugles. On avance dans le noir, et les précipices se précipitent autour de nous. Jadis déjà, dans l’Égypte ancienne, l’Occident était appelé « le pays de la mort ». Le Papyrus de Neferoubenef parle, dans ce contexte, de « la crainte qui est au milieu de l’Occident ». Mais la mort, en Égypte, était aussi le moment clé de toute vie, le temps où s’opère la transformation de l’âme en ba – le principe divin, aussi nommé Râ. L’âme-ba devait se transformer en Horus. La chair d’Horus est d’or, ses os d’argent. Il est le Dieu qui permet à toute âme de réaliser sa propre et finale mutation, divine et royale. Ces phrases effrayées, suppliantes, heurtées, ont plus de 5 000 ans, et sont à lui adressées : « Salut à toi qui es dans la nécropole sainte de Rosetau; je te connais, je connais ton nom. Délivre-moi de ces serpents qui sont dans Rosetau, qui vivent de la chair des humains, qui avalent leur sang, car moi je les connais, je connais leurs noms. Que le premier ordre d’Osiris, Seigneur de l’Univers, mystérieux en ce qu’il fait, soit de me donner le souffle, dans cette crainte qui est au milieu de l’Occident ; qu’il ne cesse d’ordonner les directives selon ce qui a existé, lui qui est mystérieux au sein des ténèbres. Que la gloire lui soit donnée dans Rosetau ! Maître de l’obscurité, qui descend et qui ordonne les nourritures dans l’Occident ! On entend sa voix, on ne le voit pas, le grand Dieu qui est dans Busiris ! […] Je viens en messager du Seigneur de l’Univers. Horus, son trône lui a été donné. Son père lui donne toutes louanges, ainsi que ceux qui sont dans la barque. Seigneur de crainte dans Nout et dans le Douat ! Je suis Horus. Je suis venu, chargé de la sentence. Permets que j’entre, que je dise ce que j’ai vui. »

Qu’a-t-elle vraiment vu, cette âme morte ? Ne dit-elle pas aussi : « On entend sa voix, on ne le voit pas, le grand Dieu. » On peut conjecturer qu’au moins elle a été en sa présence, puisqu’elle déclare : « Je viens en messager du Seigneur de l’Univers ». Que craint-elle donc, cette âme qui vient en messagère du Dieu ? L’Occident ?

La langue arabe en témoigne encore, l’Occident a toujours été le lieu du danger et de l’exil, dans la culture sémitique. La racine verbale غَرَبَ, gharaba, déploie tous ces sens entrelacés : « 1. S’en aller, partir, s’éloigner. 2. Mettre à l’écart. 3. Se coucher (se dit du soleil ou de la lune). 4. Arriver de l’étranger, arriver du côté de l’occident. Avec la vocalisation غَرِبَ, ghariba : 1. Être très noir 2. Être atteint de maladie. Avec la vocalisation غَرُبَ gharouba, 1. Disparaître, se cacher. 2. S’éloigner, se mettre à l’écart. 3. Quitter son pays. 4. Être étrange, ou obscur et difficile à comprendre. Quant au nom d’action tiré de cette racine verbale, غَرْبً, gharb, il fourmille de sens allusifs et de métaphores : « Éloignement, séparation, voyage à l’étranger, absence, émigration, terme, fin, extrémité, tranchant d’un cimeterre, commencement, tempérament violent, coucher du soleil, l’ouest, l’occident, torrent de larmes, flèche décochée par un archer invisibleii… »

On comprend l’idée générale…

La même racine existe dans cette autre langue sémitique qu’est l’hébreu. Mais le sens étymologique y est quelque peu différent, et renvoie au vocabulaire commercial. La racine verbale עָרַב arab (ou ‘arav) a pour sens premier ‘mêler’ et offre cette gamme sémantique : 1. Échanger les marchandises, trafiquer. 2. Être garant, cautionner. 3. Engager, donner un gage. 4. Être doux, être agréable. C’est seulement dans une deuxième acception, qu’il se rapproche de l’arabe غَرَبَ : le verbe עָרַב signifie : « Faire soir, faire sombre », ce verbe venant en fait du substantif עֶרֶב êrêb, « soir ». Il semblerait que cette acception soit due à l’influence de la langue arabe ancienne, puisque le mot hébreu עֲרָב ‘arab, a aussi un sens géographique : « Arabie ».

Mais revenons aux anciens Égyptiens, pour qui l’Occident était originellement le lieu de la « crainte » et de la « mort ». La mémoire profonde, incarnée dans les gènes depuis des millénaires, assimile en effet l’ouest, ce lieu où le soleil finit sa course, à la mort, et à tout ce qu’elle implique. Et cela par opposition à l’orient, symbole de la naissance et des lendemains nouveaux. Cette crainte antique de l’Occident existe encore sous forme larvée. Elle coïncide aujourd’hui avec un fait politique majeur (on en voit les conséquences depuis plusieurs décennies). Mais par ailleurs, l’Occident, de par sa richesse, réelle ou supposée, et par la paix qu’elle semble assurer en ses frontières, invite à l’exil. Des populations en détresse, dans le Sud dit « global » et dans l’Orient dit « compliqué », aspirent malgré tous les dangers à accéder à cet oasis vespéral, où se trouvent, dit-on, la paix et la richesse.

Or, c’est un fait que ce même Occident a aussi cru bon répandre la guerre et la pauvreté, au nom de sa propre conception de la paix et de la richesse. Une brève litanie de lieux de guerres récentes en donne une idée : Iraq, Afghanistan, Syrie, Libye,… Mais, retournement de situation, c’est en Occident même que, désormais, diffuse ou exprimée, la « crainte » commence à déployer ses griffes.

La « crainte », dans un Occident « riche » et « paisible » ? Contradiction ? Il est vrai que pour les occidentaux, l’Horus d’or, ce grand Dieu, n’est plus là pour garantir la vie après la mort.

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iTraduction par Suzanne Ratie. Le Papyrus de neferoubenef (Louvre III 93). Édité par Institut français d’archéologie orientale. Le Caire, 1968.

iiA. de Biberstein-Kazimirski. Dictionnaire Arabe-Français. Tome II. Ed. AlBouraq, Beyrouth, 2004, p.450.