Du Dieu Yah


« Invisible silence » ©Philippe Quéau 2024 ©Art Κέω 2024

Toute religion se base, en dernière analyse, sur des mots, publiquement prononcés, et surtout sur des noms. Ces mots et ces noms varient bien sûr, suivant les langues, les cultures, les civilisations, mais ils se rapportent toujours à « quelque chose » qui, en réalité, n’a aucun mot pour être dite. De cela, il ressort d’intrinsèques contradictions, de multiples jeux de langage, des commentaires sans fin, et beaucoup de confusion pour les esprits qui voudraient y voir plus clair, mais souvent en vain.

A titre d’exemple je partirai d’un verset de l’Exode où sont prononcés à la suite, plusieurs noms du Dieu censé être « Un », sans qu’une claire explication ne soit donnée de ce fait que l’unité divine se nomme (elle-même) de si différentes façons : « Elohim parla à Moïse, et lui dit : Je suis YHVHi. Je suis apparu à Abraham, à Isaac et à Jacob, comme El Shaddaï, mais je ne me suis pas fait connaître à eux sous mon nom de YHVHii. »

Dieu lui-même s’adresse à Moïse (il lui « parle », il lui « dit ») sous le nom YHVH. Mais, pour que le mystère soit bien souligné, Dieu précise qu’il s’est « fait connaître » d’Abraham, Isaac et Jacob sous un autre nom, El Shaddaï. Voilà donc trois noms du Dieu Un qui sont énoncés en deux versets : Elohim (אֱלֹהִים), YHVH (יְהוָה) et El Shaddaï (אֵל שַׁדָּי). Ces trois noms en sont en réalité quatre puisque El Shaddaï représente le nom El (אֵל) associé au nom Shaddaï (שַׁדָּי). Une première interprétation de cette diversité des noms de Dieu pourrait être qu’ils correspondent à divers aspects de son essence, ou bien à divers degrés d’interprétation de cette essence. Pour l’apprécier, une première analyse sémantique est nécessaire. Elohim est le pluriel du mot El (« Seigneur »). YHVH est un nom essentiellement mystérieux, révélé pour la première fois à Moïse, mais pas aux premiers patriarches. El Shaddaï signifie mot-à-mot : « Seigneur Tout-Puissant ». Autrement dit, ces noms divers du « Dieu » invitent à méditer sur la complexité de son essence unique, en l’illustrant par certaines de ses facettes, éminemment plurielles…

Les commentaires sur ce verset ont été innombrablesiii. Mais je voudrais me concentrer sur celui de Rabbi Abba, qui est cité dans le Zohariv. Il donne en effet une fort curieuse interprétation du Nom le plus mystérieux qui soit, YHVH… Dans son explication, Rabbi Abba commence par évoquer un verset d’Isaïe : « Mettez votre confiance dans YHVH pour toujours; car, en Yah YHVH, est un roc éternelv ». L’affaire se complique donc d’emblée avec l’ajout de cet autre nom divin : Yah YHVH !… Yah (יָהּ) est un fort ancien nom de la Divinité, qui était déjà utilisé à Akkad et qui semble remonter sans doute à la civilisation de Sumer. Les deux lettres de Yah (YH), il importe de le noter, sont aussi les deux premières lettres du Tétragramme YHVH. Mais ces détails ne semblent pas importer pour Rabbi Abba. Il se concentre essentiellement sur l’expression « pour toujours » que j’ai employée pour traduire (approximativement) l’hébreu adéi-‘ad (עֲדֵי-עַד), et qui signifie mot-à-mot « jusqu’à (adéi-) l’éternité (‘ad) ». C’est le même mot (‘ad), mais qui est employé d’abord comme préposition adverbiale, puis comme substantif. Rabbi Abba explique : « Tous les hommes doivent se fortifier dans le Saint, béni soit-il, et y mettre leur confiance. Mais que signifient les mots adéi-‘ad ?  Ad  est la désignation de ce degré céleste où l’on se fortifie, ainsi qu’il est écrit : ‘Il dévorera la proie (‘ad) le matin’. C’est le degré qui forme le trait d’union entre tous les autres degrés et qui est l’objet de désir de tout le monde ; c’est de ‘ad qu’on ne doit jamais se séparer, ainsi que cela a déjà été dit : ‘… Jusque (Ad) au désir des collines éternellesvi’ Qui sont les collines éternelles ? Ce sont les deux Mères, constituant le Principe femelle et symbolisées par l’année jubilaire et l’année sabbatique ; ce sont elles que l’Écriture appelle les ‘collines éternelles’ (‘olam). Le mot désigne chacune des deux mères, ainsi qu’il est écrit : ‘Que le Seigneur, le Dieu d’Israël soit béni d’un monde (‘olam) à l’autre monde (‘olam)vii.’ Les deux Mères soupirent après Ad; la Mère symbolisée par le וָ [du Tétragramme יְהוָה] et par l’année jubilaire soupire après Ad dans le désir de Lui tresser des couronnes, d’attirer sur Lui les bénédictions et de verser sur Lui les eaux douces de la Source […] La mère symbolisée par le 2e ה [du Tétragramme יְהוָה] et par l’année sabbatique soupire après Ad dans le but d’être bénie par Lui et d’être éclairée par Sa lumière. En vérité, tel est le sens des mots : « Ad est le désir des collines éternelles ». C’est pourquoi l’Écriture dit : ‘Mettez votre confiance dans le Seigneur jusqu’à Ad [symbolisé par le 1er ה du Tétragramme יְהוָה] ; car au-dessus de cet Ad tout est caché et mystérieuxviii. »

On comprend donc, selon cette interprétation de Rabbi Abba, que le Tétragramme יְהוָה s’analyse comme étant formé d’abord d’un Principe, éminemment caché et mystérieux, le יְ initial de יְהוָה, puis par une « Mère d’En-Haut », symbolisée par le premier 1er ה du Tétragramme יְהוָה, qui représente l’Éternité, puis par une Mère symbolisée par le vav וָ du Tétragramme, qui fait « le trait d’union » entre ce monde-ci et le monde d’En-Haut, et enfin par une Mère symbolisée par le 2e ה du Tétragramme, qui représente la « Mère d’en-bas », Ma, la « communauté d’Israël ».

Tout cela est un peu compliqué, certes, mais somme toute assez logique. Un Père et trois Mères, pourrait-on dire en résumé. Il en ressort surtout que le Tétragramme affiche publiquement, en quelque sorte, une partie de son propre mystère. Il en ressort également que le Principe suprême, qui reste caché, mystérieux, est visiblement accompagné de trois « épouses », qui sont les trois Mères, celle d’En-Haut, la Mère trait-d’union, et la Mère d’en-bas. Ce Principe suprême, ce degré mystérieux entre tous, nous en apprenons aussi le nom : c’est Yah YHVH.

Compliqué, non ?

Mais réjouissons-nous d’avoir un peu percé le mystère !

Allélou Yah !

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iEx 6, 2 : וַיְדַבֵּר אֱלֹהִים, אֶל-מֹשֶׁה; וַיֹּאמֶר אֵלָיו, אֲנִי יְהוָה.

iiEx 6, 3 : וָאֵרָא, אֶל-אַבְרָהָם אֶל-יִצְחָק וְאֶל-יַעֲקֹב–בְּאֵל שַׁדָּי; וּשְׁמִי יְהוָה, לֹא נוֹדַעְתִּי לָהֶם. 

iiiPar exemple, Rachi (Rabbi Chlomo ben Itzhak HaTzarfati), le célèbre commentateur qui vécut au 11e siècle à Troyes en Champagne, fit pour sa part ce commentaire des versets 2 et 3 du chapitre 6 de l’Exode : «ELOHIM PARLA à MOÏSE. Il lui fait son procès, pour s’être exprimé en termes durs lorsqu’il Lui avait dit : Pourquoi as-Tu fait du mal à ce peuple ? ET IL LUI DIT : JE SUIS L’ÉTERNEL [YHVH]. On peut me faire confiance. Je récompense bien ceux qui « marchent devant Moi ». Et ce n’est pas pour rien que Je t’ai envoyé, mais c’est pour accomplir les paroles que j’ai dites aux premiers patriarches. Nous trouvons cette expression expliquée de cette manière dans beaucoup de textes : JE SUIS L’ÉTERNEL [YHVH], on peut se fier à Moi pour punir, lorsqu’il s’agit de sanction. Ainsi : Tu profanerais le Nom de l’Éternel [YHVH] ton Dieu, Je suis l’Éternel (Lev. 19,12). Et lorsqu’il est question de l’accomplissement des commandements de Dieu. Ainsi : Vous observerez Mes commandements et vous les accomplirez, Je suis l’Éternel (Lev. 22,31), on peut Me faire confiance pour récompenser. JE SUIS APPARU aux patriarches EN EL-SHADDAÏ. Je leur ai fait des promesses, à chaque promesse, Je leur disais, Je suis le Dieu Tout-Puissant. – ET SOUS MON NOM : L’ÉTERNEL [YHVH], JE N’AI PAS ÉTÉ CONNU. Je n’ai pas été reconnu d’eux dans Mon attribut de vérité, en raison duquel Mon Nom est appelé L’ÉTERNEL [YHVH], c’est-à-dire fidèle à donner vérité à Mes paroles. Car Je leur ai fait des promesses, et Je ne les ai pas encore réalisées. » Par son commentaire, Rachi éclaircit certaines questions, mais ces éclaircissements consistent surtout à ajouter d’autres noms encore, ou plutôt d’autres attributs au Dieu Un : Il est aussi, apprenons-nous, le Dieu qui « punit », Celui qui « récompense », le Dieu de « vérité », qui est « fidèle » à Ses paroles et finit toujours par les accomplir.

ivZohar. II, 22a. Section Va-Era. Traduction Jean de Pauly. Ed. Maisonneuve et Larose, 1985. Tome III, p.111 sq.

vIs 26,4 : בִּטְחוּ בַיהוָה, עֲדֵי-עַד:  כִּי בְּיָהּ יְהוָה, צוּר עוֹלָמִים. 

viGn 49,26

viiPs 106,48 : מִן-הָעוֹלָם וְעַד הָעוֹלָם min ha-‘olam vé-’ad ha-‘olam. On pourrait traduire aussi : « d’une éternité à une (autre) éternité », le mot ‘olam pouvant avoir ces deux sens : « monde » ou « éternité ».

viiiZohar. II, 22a. Section Va-Era. Traduction Jean de Pauly. Ed. Maisonneuve et Larose, 1985. Tome III, p.111-112

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