Quatre transes + une cinquième.


« La Transe cinquième » ©Philippe Quéau (Art Κέω) 2024

L’immense auteur des Yoga-sûtras, Patañjali, détermine qu’existent plusieurs sortes de transes. La plus courante est la transe cognitive. Elle est dite « cognitive » parce qu’elle est traversée, en permanence ou bien fugacement, de différentes formes de « cognitions ». Par exemple, peuvent s’y mêler des raisonnements mentaux, des interrogations introspectives, des éclairs de joie, des bains de béatitude, ou encore le sentiment de l’existence du moii.

Plus rare est la transe dont Patañjali dit seulement qu’elle est « tout autre » (anya). Elle est tout autre parce qu’elle est détachée de tous les types de cognition que l’on vient d’énumérer.

Cette transe, non-cognitive, donc, peut s’observer selon différents modes. Il y a le mode de la cessation de toute activité mentale, de toute activité réflexiveii. Cette « cessation » n’est pas une sèche suppression, une simple disparition ou une abolition des activités mentales. Elle est plutôt une sorte de « suspension » des mouvements mentaux. Toutes les activités mentales sont alors comme « suspendues », mises en « attente ». Elles demeurent cependant « en puissance », elles restent chargées de toutes leurs potentialités, prêtes à émerger, bouillonnant dans l’obscur, et avides de vivre, ardentes d’énergies sombres.

Un autre mode de transe (non-cognitive) peut sourdre dans la conscience qui contemple l’idée de l’être plongé dans l’immanenceiii. Le meilleur exemple de cette immanence de l’être nous est donné par la pure nature, – la nature nue, vivant dans son état originaire, sauvage, non défigurée par l’homme ou la culture. La nature se donne alors à voir comme une figure partout locale du Cosmos total, et comme une image toujours particulière, toujours singulière, de l’Univers tout entier.

Enfin, il y a la sorte de transe qui survient lors de la contemplation de l’idée de l’être, en tant que celui-ci s’attache – essentiellement et existentiellement – à l’incorporel, à l’immatériel, au désincarnéiv. Est-ce si difficile à concevoir ? Non, non. Il faut seulement découvrir comment l’être se donne à concevoir comme intriqué, lié, enlacé à l’esprit.

Enfin, il y a une cinquième sorte de transe, qui pourrait aussi être qualifiée d’extase – mais une extase réellement absolue, et absolument sans limite. Elle consiste à vivre successivement les quatre sortes de transes définies par Patañjali. Il se trouve que ce dernier ne parle pas de cette 5e extase dans ses YogaSûtras, soit qu’il n’en voit pas la nécessité, soit qu’il n’en estime pas la pertinence. Elle existe bel et bien, néanmoins. Pour ma part, je comparerais volontiers la possibilité de parcourir librement toutes ces transes comme l’on monterait ou descendrait une espèce d’échelle de Jacob (j’emprunte ici cette image biblique, dans un contexte qui ne l’est certes pas, uniquement parce qu’elle évoque l’idée essentielle de ces montées et descentes).

J’ajouterais que le fin du fin, lorsqu’on a monté et descendu cette fameuse échelle un certain nombre de fois, consiste à contempler toutes ces sortes de transes, ensemble et simultanément.

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iYoga-sûtras I.17 « La transe cognitive (saprajñāta) s’accompagne de formes (rūpa) de raisonnement (vitarka), d’introspection (vichāra), de joie (ānanda) et de conscience de soi (asmitā). » (Ma traduction)

iiYoga-sûtras I.18 « Une transe tout autre, et où tout reste en puissance, s’obtient par la pratique de l’idée de cessation (virāma). » (Ma traduction)

iiiYS I.19 « Ou encore par la connaissance (pratyaya) de l’être (bhava), en tant qu’attaché à l’immanence (prakti) […]». (Ma traduction)

ivYS I.19 « […] ou bien désincarné (videha). »

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