
Le titre de cet article évoque de façon ramassée une proximité a priori presque incroyable et, pour beaucoup, probablement choquante, entre le divin, le scatologique, – et même la coprophagie.
Ce rapprochement n’est pourtant ni adventice ni artificiel.
Il se base sur des faits historiques, culturels et religieux avérés, dont nombre de témoignages hautement crédibles rendent compte.
Si l’on prend la peine de creuser un tant soit peu la matière, une documentation considérable se génère rapidement, dont il me serait bien difficile de rendre compte dans le cadre d’un article de ce blog. Et, en approfondissant la recherche, des tendances anthropologiques fondamentales semblent s’esquisser.
Le chercheur commence à percevoir des pulsions puissantes à l’œuvre dans l’inconscient collectif, touchant l’humanité tout entière, par-delà les âges, les continents et les spécificités culturelles, — pulsions qui sont d’ailleurs peut-être toujours à l’œuvre, aujourd’hui encore, dans les profondeurs.
Naturellement, je me représente l’émoi compréhensible de mes lecteurs putatifs, peu préparés à aborder sans précaution un sujet aussi scabreux, dans un siècle connu pour son hygiénisme, son horreur du sale, de la puanteur et des excrétions corporelles, mais aussi pour son conformisme normatif, aisément outragé.
Cependant, il me faut constater objectivement, du point de vue de l’anthropologie comparée, que la conjonction du divin et de la merde intéresse en fait de nombreuses cultures de par le monde, sur une période de plusieurs millénaires, et cela jusqu’à nos jours.
Pour nourrir cette thématique, on pourrait utilement convoquer une abondance d’exemples tirés de l’histoire des religions, impliquant notamment l’ancienne religion égyptienne, l’ancienne religion hébraïque, la religion des Moabites, les religions de Rome et de la Grèce, de l’Inde et du Tibet.
Cette liste est certes non exhaustive, puisque l’on pourrait encore y ajouter les sectes chrétiennes dites « stercoraires »i, qui sévissaient au XIe siècle, et qui ont donné du fil à retordre aux théologiens, puisqu’elles défendaient l’idée que les hosties consommées lors de l’eucharistie étaient digérées comme les autres aliments, avec les conséquences que l’on peut attendre de cette digestion, et les problèmes que pouvait donc rencontrer le « corps du Christ ».
On citera à ce propos l’opinion de l’abbé Bernier qui définit ainsi les Stercoraires, aussi appelés Stercoristeii ou Stercoranistes, dans sa Théologie portative:
Stercoranistes. « Opinion absurde de ceux qui supposeroient que le pain consacré dans l’Eucharistie, c’est-à-dire changé en Dieu, puisse être rendu par la selle. Les Théologiens ont longtems disputé pour savoir ce que devenoit le Dieu que l’on a reçu dans l’Eucharistie, maintenant il est enfin décidé qu’il n’y a que Dieu seul qui sache ce qui arrive à l’Eucharistie quand nous l’avons reçue. »iii
Mais sans plus attendre, commençons notre revue comparée du scatologique et du stercoraire dans les religions mondiales, par l’évocation d’un curieux culte moabite, sauvé de l’oubli par la mémoire juive.
Un jour, selon le Talmud de Jérusalem, cité par Georges Sorel, un nommé Sabbataï de Oulam entra dans le temple de Péor (une célèbre divinité des Moabites). « Il y accomplit un besoin et s’essuya au nez de Péor. Tous ceux qui l’apprirent louèrent l’homme pour cette action et dirent : Jamais personne n’a aussi bien agi que lui ».
Le Talmud de Jérusalem semble ici impliquer qu’il s’agissait en l’occurrence d’un acte hautement significatif et d’un grand courage, censé montrer le mépris d’un Israélite envers les idoles des Moabites. Le Juif Sabbataï va délibérément déféquer sur l’idole moabite et se torche ensuite sur le nez de l’idole, et il reçoit en conséquence les éloges de ses coreligionnaires pour cette extraordinaire démonstration de mépris.
Mais en réalité, il n’y avait là rien qui puisse choquer les Moabites. Au contraire ils ne pouvaient qu’applaudir la démarche de Sabbataï de Oulam, dont ils pouvaient penser qu’il se conformait parfaitement à la procédure standard du culte à rendre à Péor.
Le célèbre commentateur du Moyen Âge, Rachi, l’explique d’ailleurs fort bien : « PEOR. Ainsi nommé parce qu’on se déshabillait (פוערין ) devant lui et qu’on se soulageait : c’est en cela que consistait son culte. »iv
Une petite précision sur le dieu Péor est peut-être utile ici. Le « dieu Péor », autrement dit « Ba’al Pe’or », est plus connu en Occident sous le nom de Belphégor, qui n’en est que la transcription approximative. Ce nom vient de l’hébreu פָּעַר qui signifie « ouvrir la bouche largement ».
Péor signifie par son nom même qu’il était le « dieu de l’ouverture ».
Mais de quel type d’ouverture était-il réellement question?
Buccale? Anale? Mentale? Psychique? Spirituelle?
On verra dans un instant que toutes ces hypothèses sont en réalité admissibles, et qu’elles contiennent toutes une part de vérité.
Rachi, dans son Commentaire sur le livre des Nombres (chap. 25, verset 3), dont je viens de citer un extrait, confirme l’existence du culte moabite de Péor ou Belphégor, mais il ne nous renseigne guère sur sa raison d’être, ou son sens ultime.
Cependant, son très court commentaire sur Péor a été lui-même commenté à de multiples reprises, y compris par des auteurs chrétiens, qui y ajoutèrent d’autres détails, empruntés à S. Jérôme.
« Le rabin [sic] Salomon Jarchi [Rachi]v attribue au culte de Beel-Phégor une pratique fort indécente et plus ordurière encore. Il serait difficile de trouver dans les fastes des folies humaines, un genre d’adoration plus étrange et plus dégoûtant. L’adorateur, suivant ce rabin, présentait devant l’autel son postérieur nu, soulageait ses entrailles et faisait à l’idole une offrande de sa puante déjection. Saint Jérôme nous représente cette idole comme portant à la bouche le signe caractéristique de Priape. »vi
Ce texte de Jacques Antoine Dulaure ouvre une nouvelle piste encore, celle du culte phallique de Priapevii – c’est-à-dire le culte de la puissance génératrice en tant que don divin, suivant en cela d’ailleurs l’injonction faite par le Dieu de la Genèse: « Soyez féconds et multipliez-vous! » (Gn 1,28).
L’adoration d’idoles phalliques n’était certes pas réservée aux seuls Moabites, puisque l’un des rois de Juda la pratiqua, du moins selon le témoignage des Écritures bibliques.
En effet, Abiam, un descendant du roi David, devint lui-même roi de Juda dans la dix-huitième année du règne de Jéroboam sur Israël. Il adora une divinité phallique à Jérusalem, ayant subi l’influence de sa mère Maakha, fille d’Abichalom.
Mais cette pratique absolument hérétique, du point de vue du judaïsme, ne dura guère. Son fils Asa lui succéda bientôt.
« Asa fit ce qui est agréable au Seigneur, à l’exemple de son aïeul David. Il fit disparaître du pays ceux qui se prostituaient, et il en éloigna toutes les impures idoles faites par ses pères. Il destitua même de la régence sa mère Maakha, qui avait consacré une image (מִפְלֶצֶת miphlêtzêt) à Achéra; par l’ordre d’Asa, cette image (מִפְלַצְתָּהּ miphlatztah) fut abattue et brûlée dans la vallée de Cédron. »viii
On notera que la même divinité moabite est appelée successivement, dans le même mouvement de phrase, d’abord מִפְלֶצֶת, miphlêtzêt, ce qui dénote un nom masculin, puis מִפְלַצְתָּהּ miphlatztah, le même nom mis au féminin. Mais le plus révélateur est que ce mot est formé à partir de la racine Pha–La-Tsa, transcription approximative de « phallus » à l’aide de l’alphabet hébreu, à laquelle a été ajouté le préfixe mi– qui désigne habituellement des objets.
Le prophère Ezéchiel nous renseigne plus précisément sur l’aspect extérieur de cette idole:
« Tu as pris de tes vêtements, tu en as fait des hauts lieux bigarrés et tu t’es prostituée sur eux, ce qui ne devait pas arriver et ne devait pas être. Et tu as pris tes belles parures [faites] de mon or et de mon argent que je t’avais donnés et tu t’es confectionné des simulacres de sexes mâles (צַלְמֵי זָכָר , tsalmeï zakhar) et tu t’es prostituée à eux. »ix
Le mot hébreu zakhar est sans ambiguïté, il désigne le membre viril, le phallus.
Jacques Antoine Dulaure, déjà cité, fait un commentaire à ce propos qui tend à soutenir que ces pratiques idolâtriques étaient suivies par certains Israélites, depuis le temps de Moïse jusqu’à celui d’Ézéchiel:
« Ainsi les femmes Israëlites fabriquèrent, à l’exemple sans doute de quelques peuples voisins, des Phallus d’or et d’argent, et en abusèrent d’une étrange manière. (…) Ce culte, dont l’exercice était une contravention formelle aux lois de ce peuple, commença à se manifester du temps de Moïse, y reparut à différentes époques jusqu’au temps où vivait le prophète Ézéchiel »x.
Les formes de cette idolâtrie étaient diverses, et certaines étaient nettement scatologiques, comme en témoigne le 5ème livre de la Torah, le Deutéronome:
« Vous avez vu leurs abominations et leurs excréments (גִּלֻּלֵיהֶם guiloulei-hem, littéralement « leurs boules »), le bois et la pierre, l’argent et l’or déifiés chez eux »xi.
Ces pratiques pouvaient aller jusqu’à la coprophagie.
Un chapitre entier est consacré à cette question délicate dans le livre de John G. Bourke, Scatalogic Rites of all Nations, sous le titre: « Ordure alleged to have been used in food by the Israelites. »xii
Ce chapitre commence par évoquer, à titre d’introduction, l’initiation religieuse des Banians de l’Inde, qui sont obligés par les Brahmans de manger de la bouse de vache pendant six mois. Ils commencent avec une livre de bouse par jour, et ils diminuent ensuite progressivement leur consommation.
Puis Bourke évoque en manière de comparaison un célèbre épisode rapporté par le prophète Ézéchiel. Il s’agit d’une injonction divine qui lui est faite de manger une galette d’orge, après une cuisson assez spéciale puisqu’elle doit être cuite « avec » des excréments humains. Il est même écrit que les enfants d’Israël devront suivre ensuite son exemple et manger eux aussi ce « pain souillé », lors de leurs migrations partout dans le monde.
« Et tu en mangeras sous forme de galette d’orge, et cette galette, tu la feras cuire avec des boules d’excréments humains, à leurs yeux. Et l’Éternel dit: « Ainsi les enfants d’Israël mangeront leur nourriture souillée (לַחְמָם טָמֵא)xiii, chez les peuples où je les disperserai. » Et je dis: « Ah! Seigneur Dieu mais mon âme n’est point souillée, et je n’ai mangé de bête morte ni déchirée depuis mon enfance jusqu’à maintenant, et il n’est pas venu dans ma bouche de chair de rebut. » Et il me dit: « Vois! Je t’accorde des fientes de bœuf (צפועי (צְפִיעֵי) הַבָּקָר) au lieu des excréments de l’homme (גֶּלְלֵי הָאָדָם ), et tu feras ton pain là-dessus. »xiv
Dans sa grande générosité, le Seigneur Dieu consent donc à alléger considérablement l’épreuve à laquelle doit se soumettre le prophète. Au lieu de manger des galettes d’orge cuites avec des excréments humains, il ne doit plus en fin de compte que consommer des galettes d’orges,cuites au-dessus de fientes de bœuf.
Ce passage n’a pas échappé à Voltaire qui affirme à propos d’Ézéchiel: « Il doit manger du pain, du froment, d’orge, de fèves, de millet, et le couvrir d’excréments humains ».xv
Un autre commentateur du 18ème siècle, Bernard Picart, confirme cette interprétation:
« Disons un mot de la manière dont les Prosélytes des Banians sont obligés de vivre les premiers mois de leur conversion. Les Brahmines leur ordonnent de mêler de la fiente de la vache dans tout ce qu’ils mangent pendant ce temps de régénération… (un commentateur subtil pourrait comparer avec l’ordre de Dieu à Ézéchiel de mêler de la fiente de vache dans ses aliments.) »xvi
Il est indubitable que les excréments d’animaux étaient souvent utilisés par les nomades comme combustible pour cuire le pain, et continuent aujourd’hui de l’être, surtout en des lieux dépourvus de bois de combustion.
Mais si cette pratique était en effet coutumière, pourquoi Dieu commande-t-il d’abord à Ézéchiel d’utiliser des fèces humaines et non pas des bouses animales? C’est seulement après les protestations d’Ézéchiel que Dieu consent à ce qu’il n’utilise que des « fientes de bœuf au lieu d’excréments humains ».
Plus épineuse encore est la question de savoir si Dieu a effectivement demandé que les galettes d’orge soient cuites « avec » ces excréments, ou seulement « au-dessus » d’eux.
Le Professeur W. Robertson Smith, de l’université de Cambridge, a remis en cause les interprétations de Voltaire et de Picart, lesquelles seraient basées selon lui sur la traduction jugée inexacte de la Vulgate.
« Je crains que Voltaire ne puisse être pris comme une autorité en matières hébraïques. Je crois que le passage d’Ézéchiel est correctement rendu dans l’édition révisée, où, au verset 15, le mot « au-dessus » est substitué au mot « avec » de l’ancienne version. L’usage de bouse de vache séchée comme combustible est commun parmi les classes pauvres de l’Orient; et lors d’un siège, le combustible devait tellement manquer, que des excréments humains devaient être utilisés. Je ne pense pas qu’il soit besoin d’aller plus loin pour trouver l’explication des versets 15-17; les mots du verset 15 ne sont pas ambigus, et celui qui est utilisé pour ‘excrément’ est le même que celui que les Arabes emploient encore pour désigner les bouses de vache séchées employées comme combustibles. Voltaire et Picart semblent avoir utilisé la Vulgate, dans laquelle le verset 12 est mal traduit. »xvii
Si le Professeur W. Robertson Smith tentait ainsi au 19ème siècle de dégonfler des interprétations du 18ème siècle en proposant une lecture plus lénifiante, un autre Anglais, Richard F. Burton, exprima à la fin du 19ème siècle sa répulsion pour ce qu’il tenait comme des pratiques coprophages: « For mere filth, what can be fouler than 2 Kings xviii.27, Isaiah xxxvi.12, and Ezekiel iv. 12-15? » xviii
Qu’en est-il en réalité?
Il faut à l’évidence en revenir au texte hébreu de la Torah. Ce faisant, on est bien obligé de constater la nette différence des adverbes employés dans le texte biblique au verset 12 et au verset 15 du chapitre 4 d’Ézéchiel.
En effet le texte hébreu emploie l’adverbe bi– (בְּ, « avec ») au verset 12:
בְּגֶלְלֵי צֵאַת הָאָדָם
« bi-guélléi tséat ha-adam »,
[Tu feras cuire la galette] « avec des boules d’excréments humains ».
En revanche le texte hébreu utilise l’adverbe ‘ali (עֲלֵי , « au-dessus ») au verset 15.
נָתַתִּי לְךָ אֶת-צפועי (צְפִיעֵי) הַבָּקָר, תַּחַת גֶּלְלֵי הָאָדָם; וְעָשִׂיתָ אֶת-לַחְמְךָ, עֲלֵיהֶם.
« Je t’accorde des fientes de bœuf (tséfi’eï ha-baqar) au lieu des excréments de l’homme (guélleï ha-adam), et tu feras ton pain là-dessus. »
Il y a donc bien eu un adoucissement de l’épreuve infligée à Ézéchiel, suite à son indignation, indéniablement justifiée (à nos yeux?), mais qui serait parfaitement incompréhensible pour des Brahmines, plus habitués à ce genre de pratique.
Les Brahmines sont loin d’être les seul coprophages en Inde. Nombreux les fidèles qui, au début du 19ème siècle, en Inde, se livraient rituellement à la coprophagie.
Le récit suivant fait par un Français, témoin oculaire des faits qu’il rapporte, en donne une idée:
« A environ dix lieues au sud de Seringapatam, il y a un village appelé Nanjanagud, où il y a un temple fameux dans toute la région de Mysore. Parmi les pélerins de toutes castes qui le visitent, il y a une grande proportion de femmes stériles qui apportent des offrandes au dieu de l’endroit, et prient pour l’assurance de leur fécondité. Mais ce résultat n’est pas escompté des seules offrandes et prières, la partie la plus dégoûtante de la cérémonie reste à accomplir. En quittant le temple, la femme et son mari s’arrête aux latrines publiques, que tous les pèlerins visitent pour obéir aux nécessités de la nature. Là, le mari et la femme ramasse avec leurs mains une certaine quantité d’excréments, qu’ils mettent de côté, avec une marque pour qu’ils ne soient pas touchés par quiconque d’autre. Et leurs doigts étant ainsi maculés, ils prennent dans le creux de la main un peu de l’eau des latrines et la boive. Puis ils font leurs ablutions et s’en vont. Deux ou trois jours plus tard, ils retournent dans ces lieux de saleté, pour retrouver le tas de fèces qu’ils y ont laissé. Ils le retournent avec leurs mains, le dispersent et l’examinent attentivement. S’ils trouvent que quelques insectes ou vermines ont été générés dans ces matières, ils considèrent cela comme un présage favorable. Mais si aucun symptôme d’animation n’est observé dans cette masse, ils s’en vont désappointés et tristes, convaincus que la cause de la stérilité n’a pas disparu. »xix
Poursuivons notre panorama comparatif. Il y avait plusieurs déesses ou dieux liés aux excréments chez les Grecs et les Romains et, bien avant eux, chez les Égyptiens.
Au 5ème siècle avant notre ère, le poète grec Aristophane affirma dans une de ses pièces que le dieu Esculape était « coprophage » (ou « merdivore« , pour employer des racines latines, ou encore « merdophage », dans la traduction de Brotier qui n’hésita pas à forger un barbarisme).
Aristophane emploie ce qualificatif dans une scène de son Ploutos. Carion s’est mis à dévorer des gâteaux, des figues et autres offrandes dans le temple du dieu Esculape, suivant d’ailleurs l’exemple du prêtre officiant dans les lieux.
La femme de Chrémyle est franchement choquée de ces larcins et demande à Carion si le dieu n’a pas cherché à réagir pour défendre son bien:
LA FEMME DE CHRÉMYLE. Le dieu n’était-il pas encore venu à vous ?
CARION. Non, pas encore. Après tout cela, je me suis permis une bonne polissonnerie. Comme le dieu venait à nous, je lui ai fait une salve des plus bruyantes. Car j’avais le ventre tout enflé.
LA FEMME DE CHRÉMYLE. Sans doute que le dieu a eu horreur d’une pareille infamie.
CARION. Oh ! point du tout. Mais la Jaso qui le suivait a rougi, et Panacée s’est détournée en se prenant le nez, car je n’exhale pas de l’encens.
LA FEMME DE CHRÉMYLE. Et le dieu ?
CARION. Par ma foi, il ne s’en est pas embarrassé.
LA FEMME DE CHRÉMYLE. Tu veux donc dire que ce dieu est un grossier.
CARION. Eh ! parbleu non, mais c’est un merdophage.
La Biblioteca Scatologica, précieux ouvrage en ces matières (si j’ose dire), commente à ce propos:
« Dans Ploutos, Aristophane fait dire par Carion que le dieu Esculape aime et mange la merde ; il est merdivorus , comme écrit le traducteur latin . Brave Dieu, comme Sganarelle, qui a dit ce mot sacramentel et profond : ‘La matière est- elle louable ?’, il trouve dans les excréments le secret des souffrances humaines. »xx
La matière est-elle louable?
Grande et profonde question!
Furetière précise que le mot « louable » peut s’appliquer aux contenus de la digestion, pour en exprimer la qualité: «un signe de santé, c’est quand les matières sont louables, bien digérées».
Mais il est vrai que cette question de Sganarelle dans Le médecin malgré lui pourrait aussi prendre une portée nettement plus théologique ou même carrément métaphysique, pourvu qu’on prenne le mot louable dans un sens dévotionnel.
C’est précisément ce que faisaient les Romains. Ils adoraient une déesse des cloaques, portant le joli nom de Cloacina. Elle faisait partie des toutes premières déités du panthéon romain, et son nom lui avait été donné par Romulus lui-même. Cloacina a peut-être été aussi l’un des noms de la déesse Vénus. On a en effet retrouvé une statue attribuée à cette dernière, mais portant le nom Cloacina, dans le Cloaca Maxima de Rome.
Le (tristement célèbre) Torquemada, historien à ses heures, insista sur le fait que les Romains avaient emprunté la déesse Cloacina aux Égyptiens.
« J’affirme qu’ils adoraient (ainsi que l’écrit S. Clément à S. Jacques le Mineur) les lieux privés puants et dégoûtants, et ce qui est encore plus bas et abominable, déplorable, insupportable et innommable, ils adoraient le bruit et le vent de l’estomac quand il est expulsé comme flatulence ou comme rot, ainsi que d’autres choses de cette sorte que, selon le même saint, ce serait une honte de nommer ou décrire. »xxi
J’ajoute que l’on trouve également dans Arnobe un dieu Latrinus.xxii
Dans un même registre, et constatant la considération des Romains pour la divine puissance qui semble à l’œuvre dans les matières stercoraires et cloacales, saint Augustin évoque le dieu Stercus (on a déjà vu que ce mot latin signifie « fiente », « excrément »), qu’il identifie comme étant le dieu romain de l’agriculture.
Le fils du dieu Stercus fut Picus, décrit par Augustin comme un « habile agriculteur, qui imagina, dit-on, de féconder des champs par le fumier des animaux: d’où est venu à l’engrais le nom de stercus, et à l’inventeur, selon quelques-uns le nom de Stercutius. Or , pour quelque raison qu’on ait voulu l’appeler Saturne, il n’en est pas moins certain que ce fut Stercus ou Stercutius dont on fit avec raison le dieu de l’agriculture. »xxiii
« Horace et tous les poètes du temps d’Auguste, parlent de Stercus et de ses circonstances et dépendances en cent endroits de leurs ouvrages. Martial, Catulle, Pétrone, Macrobe, Lucrèce, en saupoudrent leurs poésies; Homère, Pline, Lampride en parlent à ciel et à cœurs couverts, saint Jérôme et saint Augustin ne dédaignent pas d’en entretenir leurs lecteurs. »xxiv
Quant aux Égyptiens, qu’il nous suffise seulement d’évoquer le culte rendu au bousier ou scarabée sacré, Scarabaeus sacer. Il était consacré au dieu Khépri, « Celui qui est apparu », le dieu du Soleil levant. Les égyptologues transcrivent son nom par ḫpr et ce nom pourrait signifier « apparaître », « devenir » ou « se transformer ».
« On sait que l’escarbot ou fouille-merde, qui naît dedans et qui s’en nourrit, était pour [eux] l’image du monde, du soleil, d’Isis, d’Osiris (Pline L. 30,c.11, n° 15; Kircher, Prodrom. aegypt. c.ult.) ».xxv
D’un point de vue plus philosophique, ou théologique, la métaphore du scarabée sacré traduisait pour les Égyptiens les concepts de transformation, de renouveau et de résurrection, toutes idées qui, en somme, peuvent parfaitement s’appliquer à des figures divines plus récentes, comme celle du Christ.
Tournons-nous maintenant vers un Orient plus lointain.
Le célèbre anthropologue britannique, Edward Burnett Tylor (1832 – 1917), propose cette analyse de la quête contradictoire de pureté chez ce qu’il appelle l’Hindou.
« L’Hindou a recours à la vache sacrée pour nombre de ses lustrations intimes, mais le moyen le plus fréquent qu’il utilise pour laver son corps et son âme de toute malpropreté, ce sont les eaux divines qu’il prie de cette manière: ‘Ô Eaux, enlevez tout ce qui est mal en moi, tout ce que j’ai commis comme violences, malédictions ou mensonges!’ La religion des Parsi prescrit un système de lustration qui montre ses origines communes avec l’hindouisme, par son usage d’urine de vache et d’eau. Le bain ou l’aspersion avec de l’eau, et l’application de ‘nirang’, lavé ensuite à l’eau, forme une partie des rites quotidiens, ainsi que lors de cérémonies spéciales, comme le jour où l’on nomme pour la première fois l’enfant nouveau-né, ou lors de la remise du cordon sacré, ou pour la purification de la mère après l’accouchement, la purification de quiconque touche un cadavre. Le démon de la malpropreté, entraîné par l’eau aspergée au sommet de la tête puis coulant le long des membres, et s’écoulant jusqu’au gros orteil gauche, s’envole alors comme une mouche vers la région maudite du Nord. C’est, peut-être, l’influence de cette religion ancestrale, bien plus que les règles actuelles de l’Islam, qui font du Persan un exemple si frappant de la manière dont le rite peut dépasser la réalité. C’est plus d’une manière formelle que factuelle que sa propreté le rapproche de la divinité. »xxvi
Plus proche de nous, Alexandra David-Néel, visitant au début du 20ème siècle l’Inde du Nord, le Sikkim, le Bhoutan et le Tibet, note l’emploi de matières fécales pour compléter le maquillage des brahmines.
Ainsi, le 30 décembre 1911, à Rajahmundry, elle écrit: « Sur la peau brune de leur front sont peintes les marques sectaires des Vishnouïtes; chez l’un d’eux la peinture a manifestement été empruntée à la substance très sacrée que les vaches émettent naturellement, les innocentes, sans se douter de la valeur très religieuse des résidus de leur digestion »xxvii.
Et quelques années plus tard, elle consigne le triste sort qui attend les brahmines lorsqu’ils ne se conforment pas à l’usage de ces peintures stercoraires, qui exigent non seulement d’être étalées sur la peau du visage, mais aussi que la langue même du brahmine les goutte savoureusement, sinon goulûment:
« Il a la vie triste de ceux qui se sont mis hors de leur caste religieuse. Il est brahmin de naissance et, revenant de l’Europe, a refusé de passer par les purifications répugnantes où l’on vous enduit jusqu’à la langue de bouse de vache (…) Même les domestiques hindous refusent de servir cet isolé, parce qu’il gagne sa vie en fabriquant des savons à la graisse et a refusé de se laisser enduire de bouse de vache. »xxviii
Ceci ne veut pas dire que tout le monde en Inde passe son temps à se vautrer dans les déjections pour rendre hommage aux divinités. Il y a quand même des limites à respecter.
On ne peut quand même pas se soulager n’importe où. Par exemple, Il ne convient pas de couvrir de ses propres excréments certaines herbes, considérées comme dangereuses:
« Si une bhikshuni laisse des excréments sur l’herbe croissante, c’est un pacittiya, etc. »xxix Les bhikshuni sont les nonnes du Tibet, et le mot pacittiya signifie « péché ».
Je ne peux conclure ce trop rapide panorama sans évoquer le fait que les « champignons magiques », contenant de la psilocybine, et qui ont été utilisés depuis des temps immémoriaux par les chamanes, sur les vastes territoires allant de la Sibérie extrême orientale et de la Mongolie extérieure jusqu’aux marais du pays Suomi, poussent de préférence dans la bouse de bovidés ou de cervidés.
Par quel étrange mystère chimique, des champignons comme le Stropharia cubensis entrent-ils en interaction avec les réseaux neuronaux des cerveaux humains, leur permettant la révélation des dieux qui s’y cachent, et qui s’y révèlent aussi soudainement, de manière irréfutable, lors de visions chamaniques au caractère indescriptible, indicible?
Il faut enfin rappeler que la plus ancienne religion du monde ayant conservé jusqu’à nos jours son immense corpus de textes, d’hymnes, de chants sacrés, célébrait jadis son rite principal, le sacrifice védique, c’est-à-dire le sacrifice du Soma, en mêlant du lait de vache et du beurre clarifié à diverses substances probablement hallucinogènes.
Beaucoup plus tard, lorsque l’antique religion du Véda eut laissé la place en Inde aux rites de l’Hindouisme, le sacrifice dit panchagavya, littéralement « les cinq dérivés de la vache », continua d’utiliser cinq produits corporels de la vache: trois excrétions directes: sa bouse, son urine, son lait, et deux productions indirectes, le lait caillé et le beurre clarifié.
Mais le plus étonnant est que le champignon Stropharia cubensis soit effectivement une espèce « coprophile », et qu’il pousse abondamment dans les bouses de vache et d’autres bovidés, et qu’il permette comme par hasard d’atteindre à une union intime avec la Divinité, et d’accéder à certains des plus profonds mystères que cet univers réserve.
En résumé, voici les principaux résultats que l’on peut donc énoncer quant au rôle de la merde dans les relations de l’homme avec le divin.
Les matières fécales favorisent l’agriculture, elle-même un don du dieu Stercus, du fait du rôle essentiel de la fumure.
Elles se montrent capables d’engendrer la vie en elles-mêmes, et de guérir la stérilité des femmes qui les consomment.
Elles se montrent capables d’engendrer un fungus très spécial, le champignon Stropharia cubensis, qui permet au cerveau d’accéder à la vision divine.
Leur consommation rituelle, telle qu’imposée aux brahmines, nous enseigne que si la Divinité est partout présente dans ce monde, elle doit l’être non seulement dans l’or ou la soie, mais aussi dans les matières les plus immondes, puisqu’elle est en mesure de les transcender par sa propre présence.
D’ailleurs, l’ancienne religion égyptienne l’enseignait déjà, plus de deux millénaires avant le temps d’Abraham: la Divinité régnant sur le Cosmos entier ne renaît-elle pas même dans la bouse que le scarabée roule sans fin dans le sable du désert?
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iStercoraire (adjectif): « Qui a rapport aux excréments, qui concerne les matières fécales » Synonyme: stercoral, scatologique. Le dictionnaire en ligne du CNRTL donne ces exemples: « Me voici (…) revenu aux origines, à la virginité du monde et à son prodigieux gaspillage de fécondations, de déchets, de matières stercoraires« (Arnoux, Rhône, 1944, p. 409). « Le grand plaisir de causerie de la société, ce sont les plaisanteries stercoraires (…). Oui, la merde, les pets, c’est le fond de la gaîté » (Goncourt, Journal, 1863, p. 1327).
iiUn Stercoriste ou stercoraniste est un membre d’une secte chrétienne soutenant que l’hostie avalée lors de l’eucharistie est soumise au métabolisme humain et donc, au même titre que les aliments proprement dits, digérée et excrétée (d’où le nom, dérivé du latin stercus, excréments). (Wikipédia)
iiiAbbé Bernier. Théologie portative, ou Dictionnaire abrégé de la religion chrétienne, 1768, p.210
ivCf. Le commentaire par Rachi de Nb. 25, 3
vLe R. Salomon Jarchi, ou en latin R. Salomonis Iarchi, désigne Rachi.
viJacques Antoine Dulaure. Des Divinités Génératrices, ou Du Culte du Phallus chez les Anciens et les Modernes, Paris, 1805, p.57
viiCf. Richard Payne Knight. Le culte de Priape et ses rapports avec la théologie mystique des Anciens. Londres, 1786
viii1 Rois 15, 11-13
ixEz 16,15-16
xJacques Antoine Dulaure. Des Divinités Génératrices, ou Du Culte du Phallus chez les Anciens et les Modernes, Paris, 1805, p.60
xiDt 29,16
xiiJohn G. Bourke, Scatalogic Rites of all Nations,The American Anthropological Society, New York, 1934, ch. XVIII, p.119
xiii L’adjectif טָמֵא , tamé‘, employé ici signifie « impur, immonde, souillé », et comme épithète de la « nourriture », לַחְמָ , il implique que l’orge a bien été mélangé aux excréments humains, et pas seulement cuit « au-dessus » de ces derniers.
xivEz 4, 12-15
xvVoltaire. Essai sur les mœurs, vol I, Paris 1795, p. 195
xviBernard Picart, Coutumes et cérémonies religieuses etc. Amsterdam, 1729, vol 7, p.15
xviiLettre du Prof. W. Robertson Smith à John G. Bourke, citée in Scatalogic Rites of all Nations,The American Anthropological Society, New York, 1934, p.120
xviiiRichard F. Burton. « Terminal Essay ». Arabian Nights. London, 1886, Vol X, p.181, note.
xixAbbé Jean-Antoine Dubois. Description of the Character, Manners and Customs of the People of India and of their Institutions, Religious and Civil. Translated from the French manuscript. London, 1817, p.411
xxBiblioteca Scatologica, Ou Catalogue Raisonné Des Livres Traitant Des Vertus Faits Et Gestes De Tres Noble Et Tres Ingenieux (1850) Traduit du prussien et enrichi de notes très congruantes au sujet par trois savants en us. By P. Jannet, J. F. Payen, and A. A. Veinant. p. 66
xxiTorquemada, Monarchia Indiana, lib. vi. chap. 13, Madrid, 1723. Cité in John G. Bourke, Scatalogic Rites of all Nations,The American Anthropological Society, New York, 1934, p.127
xxiiBiblioteca Scatologica, Ou Catalogue Raisonne Des Livres Traitant Des Vertus Faits Et Gestes De Tres Noble Et Tres Ingenieux (1850) Traduit du prussien et enrichi de notes très congruantes au sujet par trois savants en us. By P. Jannet, J. F. Payen, and A. A. Veinant. p. 2
xxiiiSt Augustin. La Cité de Dieu. Volume 3. Livre XVIII, chap. 15, Seuil, 1994, p.28
xxivBiblioteca Scatologica, Ou Catalogue Raisonne Des Livres Traitant Des Vertus Faits Et Gestes De Tres Noble Et Tres Ingenieux (1850) Traduit du prussien et enrichi de notes très congruantes au sujet par trois savants en us. By P. Jannet, J. F. Payen, and A. A. Veinant. p. 1-2
xxvIbid. p.2
xxviE.B. Tylor. Primitive Culture, London 1871, vol II, pp.396-397
xxviiAlexandra David-Néel. Journal de voyage, 11 août 1904 – 26 décembre 1917. Plon, 1975, p.78
xxviiiAlexandra David-Néel. Journal de voyage, 11 août 1904 – 26 décembre 1917. Plon, 1975, p.118-119
xxix« Pratimoksha Sutra » traduit par W.W. Rockhill, Paris 1844, Société Asiatique.
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