L’évidence cachée du sens


 

Un fameux « mystique », possédé par la « transcendance », Ludwig Wittgenstein, a écrit ceci : « Le sens du monde doit être en dehors de lui. Dans le monde tout est comme il est, et tout arrive comme il arrive ; il n’y a en lui aucune valeur – et s’il y en avait une, elle serait sans valeur. S’il y a une valeur qui a de la valeur, elle doit être extérieure à tout ce qui arrive, et à tout état particulier. Car tout ce qui arrive et tout état particulier est accidentel. Ce qui le rend non accidentel ne peut être dans le monde, car ce serait retomber dans l’accident. Ce doit être hors du monde.

C’est la raison pour laquelle il ne peut y avoir de propositions éthiques. Les propositions ne peuvent rien exprimer de Supérieur. Il est clair que l’éthique ne se laisse pas énoncer. L’éthique est transcendantale. (Éthique et esthétique sont une seule et même chose.) Comment est le monde, ceci est pour le Supérieur parfaitement indifférent. Dieu ne se révèle pas dans le monde.(…)

Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique. »i

Partant de ces phrases radicales, j’en viens à ambitionner une sorte de sortie, un exode de la pensée hors du monde, une ruée dans l’ailleurs, – non une suspension de la croyance, à la façon de Husserl et des phénoménologues, mais une plongée subite vers le haut, un saut de l’ange inouï, un envol à la Pascal (« Feu ! Feu! »).

L’indicible m’intéresse, comme un plus haut point. De l’indicible, on ne peut rien en dire. Mais on peut au moins en dire qu’on ne peut le faire taire. On peut au moins en dire ceci : «Il se montre ».

C’est maigre, mais c’est un début, infime, et quelque peu tangible.

Il faut s’accrocher à cette prise, commencer de grimper, initier la varappe, sans guide, ni corde.

Les religions, toutes, se basent à leur origine sur quelque chose qui, un jour, s’est « montré ».

Il est vain de hiérarchiser aujourd’hui les anciennes effusions de sens, qui les ont rendu si confiantes en leur destin, plus vain encore de les utiliser, ces mêmes effusions, pour justifier longtemps après la haine et la différence dont leurs affidés font « montre ».

Pour faire voir ce qui s’est « montré » alors, et « ce qui se montre » maintenant encore, les mots ne sont pas complètement inutiles.

Mais les mots ne suffisent pas. Pour tenter une anthropologie du sacré, qui couvrirait un vaste espace de temps, il faut s’appuyer aussi sur les indices trouvés dans les grottes du Paléolithique, y ajouter les révélations concomitantes d’un Akhénaton, d’un Zoroastre, d’un Hermès Trismégiste, d’un Moïse, d’un Bouddha ou d’un Jésus, et intégrer en sus les rêves d’une religion universelle, l’intuition de l’émergence d’une Noos-cèneii.

Si rien d’indicible ne se trouve en effet dans le monde, l’humanité dans son ensemble accueille cependant dans son sein, depuis au moins un million d’années, des preuves continuelles de la monstration subtile de qui ne peut être désigné autrement que par cette épithète.

Le réel n’est donc pas « rien », il n’est pas « vide », sans aucune « valeur ». Il est, c’est certain, fort à court de sens propre. Mais il est aussi capable, sein fécond, ventre chaud, d’accueillir ce qui décidément n’est pas dicible. Le réel se laisser aisément transpercer par la présence d’une absence, ou seulement ses signes.

Karl Barth a eu un jour cette arrogante formule :

« Je tiens l’analogia entis pour une invention de l’Antéchrist. »iii

Refuser « l’analogie de l’être », c’est refuser le principe essentiel de la théologie médiévale, celui de croire possible une « analogie » entre la nature et la sur-nature, le bas et le haut.

Karl Barth révèle ainsi le fond de sa nature : il est « gnostique », – comme tant d’autres penseurs dits « modernes », d’ailleurs.

Bref rappel : pour la « Gnose », le monde est séparé, divisé. Le « bien », le « mal ». Les « élus » qui savent, et le « reste », aveugle et voué au néant. Pas de liens, pas d’analogies possibles. Coupure implacable, mur métaphysique.

Je ne suis pas gnostique. Je ne crois pas en la Gnose.

Il me paraît, en revanche, clair comme mille Voies Lactées, lumineux comme un million d’Orions, que si le monde ne contient en lui aucun sens, et n’en arbore apparemment aucun, il en incarne cependant, et bien malgré lui, par son existence et son entièreté, l’évidence cachée.

i Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (6.41, 6.42, 6.432, 6.522)

ii Cf. Pierre Teilhard de Chardin

iii Karl Barth. Dogmatique de l’Église protestante. T.1 (1953)

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