Les Bacchanales représentent, dans l’antique religion dionysiaque, un phénomène sauvage, extrême. Il s’agit de s’enivrer, de prendre part à l’orgie de la nature, et de se livrer entièrement au délire et à toutes ses conséquences.
Ivres, les Bacchantes se précipitent sur les victimes, les dépècent à mains nues, leur arrachent les membres, leur fouaillent les organes internes. Les mains gluantes de sang, elles décapitent l’infortuné tombé sous les coups de la folie sacrée.
C’est dans le délire que la métamorphose peut avoir lieu. Il y en a plusieurs sortes.
Celle d’Harmonie et de Cadmos est spectaculaire. Des écailles de serpent recouvrent progressivement le corps. Les pieds d’abord, les jambes, les hanches, puis le sexe se métamorphosent en serpents sifflants, hideux. Enfin tout le reste du corps est atteint de cette mutation monstrueuse.
La religion dionysiaque n’est pas de tout repos. On n’est à l’abri d’aucune terreur, d’aucun choc psychique et corporel. Mais c’est cette métamorphose qui est le moment essentiel, après le vin de l’ivresse et le partage des membres de la victime sacrifiée.
Philostrate l’Ancien en donne cette description : « Voici les chœurs des Bacchantes, les pierres ruisselant de vin, les grappes distillant le nectar, les mottes de terre toutes reluisantes de l’éclat du lait, voici le lierre à la tige rampante, les serpents dressant la tête, les thyrses et les arbres d’où le miel s’échappe goutte à goutte.
Voici ce sapin étendu sur le sol, sa chute est l’œuvre de femmes violemment agitées par Dionysos ; en le secouant, les Bacchantes l’ont fait tomber avec Penthée qu’elles prennent pour un lion ; les voilà qui déchirent leur proie, les tantes détachent les mains, la mère traîne son fils par les cheveux (…)
Harmonie et Cadmos sont présents. Déjà les extrémités inférieures, depuis les cuisses, se transforment en serpents, tout disparaît sous les écailles depuis les pieds jusqu’aux hanches ; la métamorphose gagne les parties supérieures. Harmonie et Cadmos sont frappés d’épouvante ; ils s’embrassent mutuellement, comme si, par cette étreinte, ils devaient arrêter leur corps dans sa fuite et sauver du moins ce qui leur reste encore de la forme humaine. »i
L’amateur d’histoire des religions peut être incité à faire des rapprochements, du point de vue de l’anthropologie comparée.
Par exemple, peut-on voir voir dans les Bacchanales une analogie lointaine ou un lien obscur avec le sacrifice du Christ, la consommation de son sang et de sa chair partagée entre les fidèles ?
Sans doute y a-t-il dans les profondeurs de la mémoire humaine quelques lointaines et ineffaçables souvenances des sacrifices anciens.
Le sacrifice du Christ tel que célébré par l’Église n’est pas une version évoluée, intellectualisée, d’un paradigme sacrificiel éminemment plus sauvage, plus barbare, célébré jadis au nom du Dieu Dionysos, en souvenir de sa naissance sanglante et brûlante.
Mais il est cependant possible d’y voir des éléments d’analogie, une similitude anthropologique, ne serait-ce que dans la consommation de la « chair » et du « sang » du Christ par ses disciples, à l’acmé de la communion.
L’esprit humain, d’âge en âge, s’est montré capable de concevoir des paradigmes qui ouvrent des univers, qui se jouent de toutes les valeurs, non pour les abolir, mais pour garantir la possibilité de leurs métamorphoses.
La religion dionysiaque fut en son temps l’un de ces paradigmes, et continue de l’être, dans l’inconscient immarcescible des peuples. Il est permis de réfléchir à la manière dont les idées dionysiaques s’incarnent aujourd’hui dans les excès de l’humanité contemporaine, comment elles continuent leur vie secrète dans une « modernité » aveugle à leur sujet.
iPhilostrate l’Ancien, Les Tableaux, XVII