Gershom Scholem immigra en Israël en 1923 et s’installa à Jérusalem. Mais il fut très déçu. Des poèmes en témoignent, aux paroles crues et désenchantées.
Porteuses aussi, peut-être, d’un autre espoir encore, secret cependant, non formulable, – à l’évidence brûlant.
Sous le titre « Triste rédemption », Scholem écrit en 1926 :
« La gloire de Sion semble révolue
La réalité a su résister
Ses rayons sauront-ils à l’improviste
pénétrer au cœur du monde ?
(…)
Jamais Dieu ne pourrait t’être plus proche
Lorsque le désespoir te ronge
Dans la lumière de Sion, d’elle-même naufragée. »i
Il avait perdu la foi. En quoi ?
Pour lui tombait la nuit.
« J’ai perdu cette foi
Qui m’a conduit ici.
Mais depuis que j’ai abjuré
Il fait nuit tout autour. »ii
Le 23 juin 1930, il écrivit un autre poème, qui montre la profondeur de sa déréliction, – et ouvre aussi un chemin, perfore toute clôture, se projette dans l’ampleur, dans le vaste, – dans le monde, et s’exile, en pensée, à nouveau.
« Mais le jour nous a profanés.
Ce qui croît exige la nuit.
Nous sommes livrés à des puissances,
Par nous insoupçonnées.
Incandescente l’histoire
Nous a jetés dans ses flammes,
Ruinée la secrète splendeur,
Offerte au marché, trop visible, alors.
Ce fut l’heure la plus sombre
Un réveil hors du rêve.
Pourtant ceux qui étaient blessés à mort
Le remarquaient à peine.
Ce qui était intérieur
S’est transformé, passant à l’extérieur,
Le rêve s’est mué en violence,
Nous sommes dehors à nouveau,
Et Sion est sans forme. »iii
Comment interpréter ce changement d’état d’esprit ?
Comme la terrible déception d’une âme idéaliste, incapable de supporter la violence du réel, celle qu’il avait sous les yeux, ou la répétition du même, sous d’autres formes, et sous d’autres longitudes ?
Ou bien comme une terrible naïveté, ne soupçonnant pas ce qui devait inéluctablement advenir, et qui se profilait déjà, là d’où il venait, et sur la scène gluante, rouge et noire de l’histoire?
Deux années avant de partir pour Israël, Gershom Scholem avait adressé un poème à Walter Benjamin, le 15 juillet 1921, – intitulé « Salut de l’ange ».
Il avait conservé chez lui, à la demande de son ami, le célèbre dessin de Paul Klee, et l’avait placé au mur dans son appartement berlinois.
Scholem prit la plume, et fit dire à celui qui deviendrait l’« Ange de l’Histoire », plus tard invoqué et nommé ainsi par Benjamin, peu avant son suicide en France :
« Je suis au mur, et magnifique,
Je ne regarde personne,
Le ciel m’a envoyé,
Je suis l’homme angélique.
Dans la pièce où je suis, l’homme est bien bon,
Mais il ne m’intéresse pas.
Je suis sous la protection du Très-Haut
Et n’ai besoin d’aucun visage ».iv
Gershom Scholem est cet homme «bien bon », qui héberge l’ange dans une « pièce », – mais il n’intéresse pas « l’homme angélique ».
L’ange ne « regarde personne » et il n’a « besoin d’aucun visage »…
Pourquoi ?
Peut-être parce que cet ange-ci (seulement) représente tous les visages de l’histoire ? Klee n’en dit rien.
Ou peut-être parce que tout ange est déjà «tous les visages » (panim) ?
Ou bien peut-être parce que tout visage, le mot l’enseigne, est pluralité.
Et tous les visages de l’histoire sont une pluralité de pluralités.
Et l’ange n’aime pas la pluralité, ni la pluralité des pluralités, mais seulement l’Un ?
Peut-être encore l’ange n’a-t-il besoin d’aucun visage parce qu’il n’en a besoin que d’un seul ? Et qu’il ne regarde que Lui ?
Il y a quelque chose de bouleversant à imaginer que « l’ange de l’histoire » ne s’intéresse pas à « l’homme bon », et qu’il n’a pas besoin de son visage, ni d’aucun autre d’ailleurs.
Que vient-il donc faire alors, cet ange blasé, sur ce mur, dans cette pièce, en plein Berlin ?
Je ne sais si cet ange fit la bête.
Dépité, je me tourne vers une autre voix.
« Il fallait bien qu’un visage
Réponde à tous les noms du monde. »v
iGershom Scholem. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 303
iiGershom Scholem. « Media in Vita ». (1930-1933) Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 304
iiiGershom Scholem. « Rencontre avec Sion et le monde (Le déclin) ». (23 juin 1930) . Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 304
ivGershom Scholem. «Salut de l’ange (à Walter pour le 15 juillet 1921)» . Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 304
vPaul Éluard . Capitale de la douleur. XXIX – Poésie/Gallimard 1966
Très intéressant !
Mireille BUYDENS *
Avocat Associé / Advocaat Vennoot / Partner
Professeur à lâUniversité Libre de Bruxelles
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