Pourquoi je ne suis pas un bon écrivain


Dans un texte intitulé « Le bon écrivain »i, Walter Benjamin écrit : « Le bon écrivain ne dit pas plus qu’il ne pense. Et beaucoup de choses tiennent à cela. Le dire n’est, en effet, pas seulement l’expression de la pensée, c’est aussi sa réalisation. Ainsi le fait d’aller quelque part n’est pas simplement l’expression du désir d’atteindre un but, mais la réalisation de ce désir. (…) Le mauvais écrivain est destinataire d’une foule d’idées à travers laquelle il se dépense comme le mauvais marcheur indiscipliné se gaspille en mouvements, impulsifs et mous, de ses membres. Et c’est précisément pourquoi il ne parvient jamais à dire sobrement ce qu’il pense. C’est le don du bon écrivain que de faire droit à la pensée, en offrant le spectacle d’un corps intelligemment entraîné. Ainsi son écriture ne profite-t-elle non pas à lui, mais seulement à ce qu’il veut dire. »

Je confesse ne pas vouloir être un bon écrivain à la façon de Benjamin. Ce qui me plaît, c’est de vagabonder, d’errer, de flâner, sans véritable but, non que je n’en aie, en fait, mais je ne suis pas si pressé de les atteindre. Le temps viendra bien assez tôt. Mon désir aujourd’hui est de désirer désirer, et pour cela l’inattendu m’excite plus que le sûr. Je préfère la compagnie d’une « foule d’idées », plutôt que le morne chœur d’une poignée d’entre elles, fixes, répétées, redondantes, figées, macérant dans la certitude d’être prétendument de celles qui ‘valent’, de celles qui ‘marchent’, entraînées athlétiquement par leur propre élan.

Ma marche est indubitablement indisciplinée, et mon âme avide est impulsive. ‘Molle’ ? Non. Gaspilleuse ? Oui. Je cherche surtout à tenter de penser plus que ce dont je ne suis qu’apparemment capable. Je voudrais, c’est là mon désir, dire plus que ce que je ne pense, et je voudrais penser à bien plus encore que ce que je ne dis. Il se trouve que je ne sais pas exactement ce que je veux dire, parce que je sais assez précisément que ce que je voudrais dire va réellement bien au-delà de ce que je pense, et de ce que je suis capable de dire. La sobriété, dans l’écriture, comme dans la vie, est sans doute un avantage. Mais il s’agit là d’une question de style. Il y en a de baroques et d’ampoulés, de prétentieux et de compassés. Tous les goûts sont dans la nature de l’écriture.

Mais le style n’est pas ma passion, ce n’est qu’un moyen. En tant que mauvais écrivain, je préfère sortir au vent, paresseusement, humer les effluves, tressaillir aux sons fugaces, jouir de la touche ailée.

Cela relève peut-être d’un monstrueux orgueil, dira-t-on. Peut-être en effet faudra-t-il essuyer cette avanie, celle de l’opinion. Mais l’intention dont je me prévaux, quoique vague et imprécise, reste ferme. L’ambition que je sers, quoique indéterminée et presque impalpable, grandit sans cesse. Je continue l’errance, celle qui rime avec transe.

iWalter Benjamin. N’oublie pas le meilleur. Histoires et récits. Trad. Marc de Launay. Ed. de l’Herne. 2012, p. 101-102

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