La photo d’un trou noir distant de 50 millions d’années-lumière, placé au centre de la galaxie M87, vient de paraître en grande fanfare médiatique. La photo est floue et banale. Mais le plus décevant c’est le vide absolu des commentaires journalistiques : pas l’ombre d’une évocation de possibles prolongements philosophiques, pas le moindre début d’une réflexion plus large, par exemple sur les éventuels liens cosmologiques entre les trous noirs et la nature de l’univers, sur la question du mystère de son origine ou de sa « fin » métaphysique, plus opaque encore.
Il est vrai que les questions métaphysiques sont aujourd’hui des occupations passées de mode, et même hautement suspectes aux yeux des scientistes et des matérialistes qui pullulent de par le monde.
L’idéologie dominante domine, et la civilisation mondiale a perdu manifestement tout intérêt pour le Mystère.
Elle n’a plus guère le désir de contempler en face ce qui la dépasse entièrement, et la rapetisse infiniment, au fond.
Elle préfère se concentrer sur des images (matérielles) et des idées (positivistes).
La tendance n’est pas nouvelle. Elle a été maintes fois décrite, depuis le 19ème siècle.
Oswald Spengler, par exemple, au début du siècle dernier, en pleine expansion industrielle et technique, a écrit ces lignes critiques:
« Une chose est de savoir qu’il y a des mystères, que le monde n’est rien qu’un mystère unique et impénétrable. Une ère qui perd cette foi n’a plus d’âme. Commencent alors les questions arrogantes, fondées sur la croyance que le mystère n’est rien de plus qu’un inconnu provisoire, que l’esprit d’interrogation peut déchiffrer. »i
Spengler, dira-t-on, n’est plus désormais qu’un auteur sulfureux, discrédité. Le citer revient sans doute à prendre des risques vis-à-vis des petits marquis.
Mais soyons fous ! Il témoigne à sa façon d’un univers disparu et d’une vision du monde fort peu « moderne », où l’on vénérait encore (horresco referens) les héros et les saints :
« Le héros dédaigne la mort, et le saint dédaigne la vie. »ii
Oswald Spengler, et c’était sans doute là, entre autres, une erreur fatale, a surtout commis l’indélicatesse de pointer avec acuité le « déclin » de l’Occident, tout en donnant l’impression de regretter ce naufrage programmé.
Plutôt que de s’attaquer à l’Occident seulement, il eut mieux valu sans doute qu’il condamnât le déclin de « l’humain » tout entier, ou qu’il fustigeât la déchéance progressive de l’humanité considérée dans son ensemble.
C’eut été politiquement plus correct, mais les tenants du progressisme auraient été plus enragés que jamais à son égard.
D’un point de vue strictement philosophique, il est probable que Spengler eût été en réalité incapable de donner chair et substance au concept d’« humanité » et à des expressions comme « l’humain » ou l’« homme en soi », – toutes formulations dont il niait la pertinence, et dont il attribuait l’origine aux « bavardages des philosophes » :
« Il n’existe pas d’« homme en soi » comme le prétendent les bavardages des philosophes mais rien que des hommes d’un certain temps, en un certain lieu, d’une certaine race, pourvus d’une nature personnelle qui s’impose ou bien succombe dans son combat contre un monde donné, tandis que l’univers, dans sa divine insouciance subsiste immuable à l’entour. Cette lutte, c’est la vie. »iii
Dans cette « lutte pour la vie », donc, l’ « homme en soi » a-t-il encore un avenir ?
Ou bien l’avenir est-il seulement réservé à des hommes d’un certain lieu, d’une certaine race, d’une certaine religion, à des combattants s’imposant au monde ?
La question vaut d’être reposée en forme d’alternative:
D’un côté, la guerre civile mondiale, – tout homme devenant un loup pour les autres hommes, toutes meutes cherchant à s’imposer impitoyablement aux autres meutes.
De l’autre côté, la paix civile mondiale, et tous les hommes unis dans la recherche du mystère.
J’opte pour la paix future, universelle, me fiant aux paroles de Joël :
« Je répandrai mon Esprit sur toute chair. Vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens auront des songes, vos jeunes gens, des visions. Même sur les esclaves, hommes et femmes, en ces jours-là, je répandrai mon Esprit. »iv
Mais quel rapport, demandera-t-on, entre le déclin de l’Occident, les trous noirs et l’effusion de l’Esprit ?
L’Occident décline parce qu’il s’est rendu incapable de comprendre le mystère, le mystère qui s’incarne dans les trous noirs et dans l’Esprit répandu.
iOswald Spengler. Écrits historiques et philosophiques. § 43 Ed. Copernic. Paris. 1979. p.128
iiOswald Spengler. Écrits historiques et philosophiques. § 61 Ed. Copernic. Paris. 1979. p.132
iiiOswald Spengler. Écrits historiques et philosophiques. § 68 Ed. Copernic. Paris. 1979. p.135
ivJl 3, 1-2