
« Dieux, dont l’empire est celui des âmes, ombres silencieuses,
Et Chaos, et Phlégéton, se taisant dans la nuit et les lieux illimités,
Puissé-je avoir licence de dire ce que j’ai entendu,
Puissé-je, avec votre accord, révéler les secrets
enfouis dans les sombres profondeurs de la terre. »
Virgilei
La conscience est capable de saisir des idées immatérielles (par exemple le principe de non-contradiction ou l’idée de l’attraction universelle). Cela suffit-il à en induire qu’elle est elle-même immatérielle ?
Si la conscience n’est pas immatérielle, n’est-elle qu’une émanation matérielle de corps eux-mêmes matériels ?
Mais alors comment expliquer que ces entités matérielles soient capables de concevoir des abstractions pures, des ‘essences’, sans aucun lien avec le monde matériel ?
Et comment la conscience se lie-t-elle ou interagit-elle avec les diverses natures qui composent le monde, et avec les différents êtres qui l’environnent ?
Quelle est la nature de ses liaisons avec ces natures, avec ces êtres?
En particulier, comment la conscience interagit-elle avec d’autres consciences, d’autres esprits ? Peut-on concevoir qu’elle puisse se lier avec d’autres êtres ‘intelligibles’ existant en acte ou en puissance de par le monde?
Ces questions délicates ont été traitées par Kant dans un petit ouvrage, au style enlevé, Rêves d’un homme qui voit des esprits.ii
Il y affirme que la conscience (il l’appelle l’‘âme’) est immatérielle, – tout comme d’ailleurs est immatériel ce qu’il appelle le ‘monde intelligible’ (mundus intelligibilis), le monde des idées et des pensées.
Ce ‘monde intelligible’ est le ‘lieu’ propre du moi pensant, parce que celui-ci peut s’y rendre à volonté, en se détachant du monde matériel, sensible.
Il y affirme aussi que la conscience de l’homme, bien qu’immatérielle, peut être liée à un corps, le corps du moi, un corps dont elle reçoit les impressions et les sensations matérielles des organes qui le composent.
La conscience participe donc de deux mondes, le monde matériel (sensible) et le monde immatériel (intelligible), – le monde du visible et celui de l’invisible.
On peut décrire ainsi cette double appartenance, d’après Kant :
La représentation que la conscience a d’elle-même d’être un esprit (Geist), par une sorte d’intuition immatérielle, lorsqu’elle se considère dans ses rapports avec d’autres consciences, est toute différente de celle qui a lieu lorsque la conscience se représente elle-même comme attachée à un corps.
Dans les deux cas, c’est sans doute le même sujet qui appartient en même temps au monde sensible et au monde intelligible ; mais ce n’est pas la même personne, parce que les représentations du monde sensible n’ont rien de commun avec les représentations du monde intelligible.
Ce que je pense de moi, comme être vivant, sentant, humain, n’a rien à voir avec ma représentation comme (pure) conscience.
Du reste, les représentations que je peux tenir du monde intelligible, si claires et si intuitives qu’elles puissent être, ne suffisent pas pour me faire une représentation de ma conscience en tant qu’être humain.
D’un autre côté, la représentation de soi-même comme conscience, peut être acquise dans une certaine mesure par le raisonnement ou par induction, mais elle n’est pas naturellement une notion intuitive, et elle ne s’obtient pas par l’expérience.iii
La conscience appartient bien à un « sujet », à la fois participant au « monde sensible » et au « monde intelligible », mais elle n’est pas « la même » (entité), elle n’est pas « la même personne » quand elle se représente comme « pure conscience» ou quand elle se représente comme « attachée à un corps (humain) ».
Le fait qu’elle ne soit pas « la même » dans ces deux cas, implique une dualité inhérente, profonde, de la conscience.
Dans une note annexeiv, Kant introduit explicitement pour la première fois l’expression « dualité de la personne » (ou « dualité de l’âme par rapport au corps »).
Cette dualité peut être inférée de l’observation suivante.
Certains philosophes croient pouvoir se rapporter à l’état de profond sommeil quand ils veulent prouver la réalité de « représentations obscures » (ou inconscientes), quoiqu’on ne puisse rien affirmer à cet égard, sinon qu’au réveil nous ne nous rappelons aucune de ces représentations obscures que nous avons peut-être pu avoir dans le sommeil le plus profond.
Nous pouvons seulement observer qu’elles ne sont plus clairement représentées au réveil, mais non pas qu’elles fussent réellement « obscures » quand nous dormions.
Par exemple, nous pourrions volontiers penser qu’elles étaient plus claires et plus étendues que les représentations les plus claires mêmes que nous avons lors de l’état de veille.
C’est en effet ce que l’on pourrait attendre de la conscience, quand elle est parfaitement dans le repos, et séparée des sens extérieurs.
Hannah Arendt a qualifié cette note de « bizarre »v, sans expliciter ce jugement.
Pourquoi « bizarre » ?
Plusieurs conjectures sont possibles.
Peut-être est-il « bizarre » de présenter la conscience comme pensant de façon plus claire et plus étendue dans le sommeil profond, se révélant dans cet état plus ‘active’ qu’à l’état de veille ?
Ou bien peut-il sembler « bizarre » à Arendt de présenter la conscience non comme ‘une’, mais comme ‘duelle’, cette dualité impliquant potentiellement une contradiction dans l’idée que la conscience se fait de sa propre nature ?
D’un côté, en effet, la conscience sent l’unité intrinsèque qu’elle possède comme ‘sujet’, et de l’autre elle se ressent en tant que ‘personne’, dotée d’une double perspective, l’une sensible et l’autre intelligible. Il pourrait paraître « bizarre » que l’âme se pense à la fois une et duelle, – ‘une’ (comme sujet) et ‘duelle’ (comme personne).
Cette dualité intrinsèque introduit une distance de la conscience par devers elle, un écart intérieur dans la conscience même, – une béance entre l’état de ‘veille’ (où se révèle la dualité) et l’état de ‘sommeil profond’ (où le sentiment de la dualité s’évapore, mais révèle alors, peut-être, la véritable nature de la conscience) ?
Hannah Arendt a proposé cette paraphrase de la note de Kant :
« Kant compare l’état du moi pensant à un sommeil profond où les sens sont au repos complet. Il lui semble que, pendant le sommeil les idées ‘ont pu être plus claires et plus étendues que les plus claires de l’état de veille’, justement parce que ‘la sensation du corps de l’homme n’y a pas été englobée’. Et au réveil, il ne nous reste rien de ces idées. »vi
Ce qui lui semble « bizarre », comprend-on alors, c’est qu’après avoir été exposée à des idées « claires et étendues », rien de tout cela ne reste, et que le réveil efface toutes traces de l’activité de la conscience (ou de l’ ‘âme’) dans le sommeil profond du corps.
Mais s’il ne reste rien, il reste au moins le souvenir d’une activité immatérielle, qui, à la différence des activités dans le monde matériel, ne se heurte à aucune résistance, à aucune inertie. Il reste aussi le souvenir obscur de ce qui fut alors clair et intense… Il reste le souvenir d’avoir éprouvé un sentiment de liberté totale de la pensée, délivrée de toutes contingences.
Tout cela ne s’oublie pas, même si les idées, elles, semblent nous échapper.
Il est possible aussi que l’accumulation de ce genre de souvenirs, de ces sortes d’expériences, finisse par renforcer l’idée même de l’existence d’une conscience indépendante (du corps). Par extension, et par analogie, tout cela constitue une expérience de ‘spiritualité’ en tant que telle, et renforce l’idée d’un monde des esprits, d’un monde « intelligible », séparé du monde matériel.
La conscience (ou l’esprit) qui prend conscience de son pouvoir de penser ‘clairement’ (pendant le sommeil obscur du corps) commence aussi à se penser comme pouvant se mettre à distance du monde qui l’entoure, et de la matière qui le constitue. Mais son pouvoir de penser ‘clairement’ ne lui permet pas cependant de sortir de ce monde, ni de le transcender (puisque toujours le réveil advient, – et avec lui l’oubli des pensées ‘claires’).
Qu’apporte à la conscience son sentiment de distance vis-à-vis du monde ?
La conscience voit bien que la réalité est tissée d’apparences (et d’illusions). Malgré la profusion même de ces apparences (et de ces ‘illusions’), la réalité reste paradoxalement stable, elle se prolonge sans cesse, elle dure en tout cas assez longtemps pour que nous soyons amenés à la reconnaître non comme une illusion totale, mais comme un objet, et même l’objet par excellence, offert à notre regard de sujets conscients.
Si l’on ne se sent pas en mesure de considérer la réalité comme objet, on peut du moins être inclinés à la considérer comme un état, durable, imposant son évidence, à la différence de l’autre monde, le ‘monde intelligible’, dont l’existence même est toujours nimbée de doute, d’improbabilité (puisque son royaume ne s’atteint que dans la nuit du sommeil profond).
Et, comme sujets, nous exigeons en face de nous de véritables objets, non des chimères, ou des conjectures, – d’où l’insigne avantage donné au monde sensible.
La phénoménologie en effet, enseigne que l’existence d’un sujet implique nécessairement celle d’un objet. Les deux sont liés. L’objet est ce dans quoi s’incarne l’intention, la volonté et la conscience du sujet.
L’objet (de l’intention) nourrit la conscience, plus que la conscience ne peut se nourrir elle-même, – l’objet constitue en fin de compte la subjectivité même du sujet, se présentant à son attention, et s’instituant même comme son intention consciente.
Sans conscience, il ne peut y avoir ni projet ni objet. Sans objet, il ne peut y avoir de conscience.
Tout sujet (toute conscience) porte des intentions qui se fixent sur des objets ; de même les objets (ou les ‘phénomènes’) qui apparaissent dans le monde révèlent, de ce fait, l’existence de sujets dotés d’intentionnalités, par et pour lesquels les objets prennent sens.
De cela on tire une conséquence profonde.
Nous sommes des sujets, et nous ‘apparaissons’, dès le commencement de notre vie, dans un monde de phénomènes. Certains de ces phénomènes se trouvent être aussi des sujets. Nous apprenons à distinguer les phénomènes qui ne sont que des phénomènes (exigeant des sujets pour apparaître), et les phénomènes qui finissent par se révéler à nous comme étant non pas seulement des phénomènes, dont nous serions les spectateurs, mais comme d’autres sujets, et même des sujets ‘autres’, des sujets dont la conscience peut être conjecturée comme ‘tout autre’.
La réalité du monde des phénomènes est donc liée à la subjectivité de multiples sujets, et d’innombrables formes de consciences, qui sont à la fois des phénomènes et des sujets.
Le monde total représente lui-même un ‘phénomène’ total, dont l’existence exige au moins un Sujet, ou une Conscience, qui ne soient pas eux-mêmes seulement des phénomènes.
Dit autrement, – si, par une expérience de pensée, l’on supposait l’absence de toute conscience, l’inexistence de tout sujet, lors de ce que furent les états originaires du monde, devrait-on nécessairement conclure alors à l’inexistence du monde ‘phénoménal’, en de telles circonstances, dans ces temps de ‘genèse’?
Le monde ‘phénoménal’ n’existerait pas alors, en tant que ‘phénomène,’ puisque aucun sujet, aucune conscience ne serait en mesure de l’observer.
Mais une autre hypothèse est encore possible.
Peut-être existerait-il des sujets (ou des consciences) faisant partie d’un autre monde, un monde non ‘phénoménal’, mais ‘nouménal’, le « monde intelligible », évoqué par Kant ?
Comme l’on ne peut douter que le monde et la réalité commencèrent d’exister bien avant que tout sujet humain n’apparaisse, il faut en conclure que d’autres sortes de consciences, d’autres genres de ‘sujets’ existaient aussi alors, pour qui le monde à l’état de phénomène inchoatif constituait déjà un ‘objet’ et une ‘intention’.
En ce cas, le monde a toujours déjà été un objet de subjectivité, d’‘intentionnalité’, de ‘désir’.
Il ne peut pas en être autrement. Il reste seulement à tenter d’imaginer pour quels sujets, pour quelles consciences, ce monde naissant pouvait se dévoiler comme objet, et comme phénomène.
On peut même faire l’hypothèse que cette subjectivité, cette intentionnalité, ce désir, cette pensée, ont pré-existé à l’apparition du monde des phénomènes, sous la forme d’une ‘aptitude à vouloir, à désirer, à penser’.
« Pour le philosophe, qui s’exprime sur l’expérience du moi pensant, l’homme est, tout naturellement, non seulement le verbe, mais la pensée faite chair ; l’incarnation toujours mystérieuse, jamais pleinement élucidée, de l’aptitude à penser. »vii
Pourquoi mystérieuse ?
Parce que personne ne sait d’où vient la conscience, ou la pensée, et encore moins ne devine seulement l’étendue de toutes les formes que la conscience, ou la pensée, a pris dans l’univers, depuis l’origine jusqu’à nos jours, et pourra prendre dans l’avenir.
Puisque nous n’avons d’autre guide dans toute cette recherche que la conscience elle-même, il faut y revenir encore.
Toute conscience est singulière parce qu’elle recrée (à sa façon) les conditions de la liberté originelle de l’esprit, avant même de ‘devenir chair’.
« Pendant qu’un homme se laisse aller à simplement penser, à n’importe quoi d’ailleurs, il vit totalement dans le singulier, c’est-à-dire dans une solitude complète, comme si la Terre était peuplée d’un Homme et non pas d’hommes. »viii
Le penseur solitaire recrée à sa façon la solitude absolue du premier Penseur.
Quel était ce premier Penseur, ce premier Homme ? L’Adam mythique ?
Ou bien était-il un Esprit qui pensa originellement, et par ce fait même, créa l’objet de Sa pensée ?
Parmi les ‘premiers Penseurs’ dont nous avons encore la trace, Parménide et Platon ont évoqué et mis au pinacle le petit nombre de ceux qui ont vécu de « la vie de l’intelligence et de la sagesse », qui ont vécu de cette vie que tous ne connaissent pas, mais que tous peuvent désirer vouloir connaître.
« La vie de l’intelligence et de la sagesse », c’est la vie de l’esprit (noos), la vie de la pensée même, dans sa plus haute liberté, dans son infinie puissance. Comme l’Intelligence, elle fut dès l’origine la « Reine du ciel et de la terre »ix
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iDi, quibus imperium est animarum, umbraeque silentes
et Chaos et Phlegethon, loca nocte tacentia late,
Sit mihi fas audita loqui, sit numine vestro,
pandere res alta terra et caligine mersas.
Enéide VI, 264-7
iiKant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863
iii Cf. Kant. Rêves d’un homme qui voit des esprits, – expliqués par des rêves de la métaphysique. (1766). Trad. J. Tissot. Ed. Ladrange, Paris, 1863, p.27
ivIbid.
vH. Arendt. La vie de l’esprit. La pensée. Le vouloir. Trad. Lucienne Lotringer. PUF, 1981, p.68-69
viIbid.
viiIbid. p.72
viiiIbid.
ixPlaton. Philèbe. 28c
Bonjour 👋 c’est un réel plaisir de vous lire et je re blogue chaque article car tous prouvent que nous sommes entraînés dans le chemin de l’ignorance depuis des décennies alors que nous pourrions avancer sur les bases déjà posées depuis les philosophes antiques et sans cesse réétudiées au lieu de passer notre temps à trouver génial et novateur une idée pluri millénaire !
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Merci beaucoup pour votre commentaire encourageant!
en effet il est temps d’avancer…
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Pingback: La conscience duale de Kant – Le Vélin et la Plume
A reblogué ceci sur Soudanimania.
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Je partage ce sentiment de solitude de l’humain incarné dans un monde pré existant, ce questionnement « d’où je viens » et même plus enfant »je suis revenu depuis peu ». Mais il n’en demeure pas moins que dans cette conscience d’être un sujet particulier, il y a ce désir non seulement d’union a l’autre, aux autres (dans la relation d’amitié, d’amour), mais aussi un désir de connexion des consciences, de communication intime avec le tout vivant. Sans cette aspiration , quel sens donner a la vie?
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