Gérard de Nerval était pénétré de chamanisme et d’orphisme. Avec sa poésie calculée, ironique et visionnaire, le Voyage en Orient témoigne de ces tropismes.
« Ils m’ont plongé trois fois dans les eaux du Cocyte » (Antéros).
Les quatre fleuves de l’Enfer, qui peut franchir leur muraille liquide ? Traverser ces barrières amères, ces masses sombres, convulsives, un poète pâle en est-il capable ?
« Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron
Modulant tour à tour sur la lyre d’Orphée
Les soupirs de la sainte et les cris de la fée. » (El Desdichado)
L’œuvre de Nerval est influencée par la figure tutélaire d’Orphée, prince des poètes, des amoureux et des mystiques – explorateur des profondeurs.
Orphée fut démembré vivant par les Bacchantes en folie, mais continua de chanter depuis la bouche de sa tête décapitée. Son chant avait déjà persuadé Hadès de le laisser quitter l’Enfer avec Eurydice. La condition était qu’il ne la regardât pas, jusqu’à la sortie du monde des morts. Inquiet du silence de l’aimée, il tourna la tête alors qu’ils étaient arrivés au bord du monde des vivants. Il perdit à nouveau, et à jamais, Eurydice.
Au lieu de lui jeter un regard, il aurait pu lui parler, la tenir par la main, ou bien respirer son odeur, pour s’assurer de sa présence? Non, il fallait qu’il la vît. Il s’ensuivit qu’elle mourut.
Pourquoi ces héros veulent-ils affronter l’Enfer ?
Ce qui les hante, c’est de savoir si la mort est réelle, ou imaginaire. Ce qui les pousse, c’est le désir de revoir les êtres aimés, perdus à jamais. Dans ces difficiles circonstances, il faut se doter de pouvoirs spéciaux, de capacités magiques. Orphée avait pour atouts la musique, le chant et la poésie.
La musique produit, même en Enfer, une forme, zèbre un sens, appelle le poème. Orphée chanta peut-être:
« Toujours, sous les rameaux du laurier de Virgile
Le pâle hortensia s’unit au myrte vert. » (Myrto)
Gérard de Nerval était inspiré. Par quoi ? Comment le savoir ?
De miettes éparses, déduisons le pain qui le nourrit.
« Homme, libre penseur ! Te crois-tu seul pensant
Dans ce monde où la vie éclate en toute chose ?
(…)
Chaque fleur est une âme à la nature éclose.
Un mystère d’amour dans le métal repose.
(…)
Souvent dans l’être obscur habite un Dieu caché
Et comme un œil naissant couvert par ses paupières,
Un pur esprit s’accroît sous l’écorce des pierres. » (Vers dorés)
Les poètes partent perdant, perdus, dans les assauts théologiques. Nerval avoue sa défaite, ses faux espoirs et ses vrais regrets:
« Ils reviendront ces Dieux que tu pleures toujours !
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours,
La terre a tressailli d’un souffle prophétique…
Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encor sous l’arche de Constantin
Et rien n’a dérangé le sévère portique. » (Delfica)
Nerval croyait-il au souffle de la sibylle, à l’ordre des jours ?
Orphée, Nerval, poètes prophètes.
À la Renaissance, Marsile Ficin présente Orphée en explorateur du Chaos et en théologien de l’amour.
« Orfée en l’Argonautique imitant la Théologie de Mercure Trismégiste, quand il chante des principes des choses en la présence de Chiron et des heroës, c’est-à-dire des hommes angéliques, met le Chaos devant le monde, & devant Saturne, Iupiter et les autres dieux, au sein d’icelluy Chaos, il loge l’Amour, disant l’Amour être très antique, par soy-même parfaict, de grand conseil. Platon dans Timée semblablement descrit le Chaos, et en iceluy met l’Amour. »i
Le Chaos est avant les dieux, – avant le Dieu souverain même, Jupiter. Et, dans le Chaos, il y a l’Amour !
« Finalement en tous l’Amour accompagne le Chaos, et précède le monde, excite les choses qui dorment, illumine les ténébreuses : donne vie aux choses mortes : forme les non formées, et donne perfection aux imparfaites. » ii
Cette « bonne nouvelle », c’est Orphée qui le premier l’annonce.
« Mais la perpétuelle invisible unique lumière de Soleil divin, par sa présence donne toujours à toutes choses confort, vie et perfection. De quoy a divinement chanté Orfée disant :
Dieu l’Amour éternel toutes choses conforte
Et sur toutes s’épand, les anime et supporte. »
Orphée a légué à l’humanité ces perles simples : « L’amour est plus antique et plus jeune que les autres Dieux ». « L’amour est le commencement et la fin. Il est le premier et le dernier des dieux. »
Merci Marcile. Parfait, Orphée.
Ficin précise enfin la figure du dernier de tous les dieux: « Il y a doncques quatre espèces de fureur divine. La première est la fureur Poëtique. La seconde est la Mystériale, c’est-à-dire la Sacerdotale. La tierce est la Devinaison. La quatrième est l’Affection d’Amour. La Poësie dépend des Muses : Le Mystère de Bacchus : La Devinaison de Apollon : & l’Amour de Vénus. Certainement l’Âme ne peut retourner à l’unité, si elle ne devient unique. » iii
L’Unique. L’Amour. L’Union. C’est le message que rapporte Orphée.
Pour l’entendre d’abord, Orphée a dû perdre Eurydice.
Pour l’entendre, que devons-nous perdre?
iMarsile Ficin. Discours de l’honneste amour sur le banquet de Platon, Oraison 1ère, Ch. 2, (1578)
ii Marsile Ficin. Discours de l’honneste amour sur le banquet de Platon, Oraison 1ère, Ch. 2, (1578)
iii Ibid., Oraison 7, Ch. 14