Un ghazal de Rûmî commence ainsi :
L’amour du bien-aimé m’a retranché de mon âme.
L’âme au dedans de l’amour s’est retranchée de soi.
Cette traduction de Christian Jambet me paraît un peu précieuse, contournée, trop écrite, très ‘française’.
Il s’agit d’un poème d’amour mystique. Utiliser un mot comme « retrancher » semble fausser le sens profond du sujet, – d’autant qu’il n’est pas présent dans le texte persan. On n’y trouve que l’adverbe, « hors de ». Le persan est une langue fascinante, indo-européenne dans sa structure profonde, mais aussi mâtinée d’arabe, depuis le 7ème siècle. Sa graphie lui a été imposée par les conquérants. Il en résulte une étonnante synthèse de l’Inde, de l’Europe et de l’Arabie.
Le ghazal de Rûmî est rude, âpre, simple ; une traduction presque mot à mot, pour rester plus proche de la pensée première me semble préférable.
عشق جانان مرا زجان ببريد
[‘ishq jânân marâ z jân bebarîd]
جان بعشق اندرون زجود برهيد
[jân b ‘ishiq androun z joud berhïd]
Je propose :
L’amour de mon Aimé m’a mis hors de mon âme – dans le froid.
L’âme dans l’amour, dans cet abîme – est hors d’elle, en liberté.
Le ghazal continue :
Comme l’âme est nouvelle et l’amour éternel,
Elle reste ici, dans l’existence, mais là-haut est le point suprême.
L’amour de l’Aimé est semblable à l’aimant,
Il attire l’âme tout près de lui.
Il fait s’envoler loin d’elle le faucon de l’âme.
L’âme perdue loin d’elle-même se met à vivre.
Après quoi elle revient.
Les liens de l’amour soudain l’enveloppent.
Il lui donne un suc à boire, fait de l’amour vrai.
Et il n’y a plus en elle d’autre foi.
C’est là le signe de l’amour qui commence.
Personne n’atteint le point où il finit.
La métaphore du faucon, – faut-il le souligner ? – a été employée depuis longtemps par les anciens Égyptiens pour figurer le Dieu Horus. Le faucon est censé pouvoir regarder le soleil en face.
Chez Rûmî, le faucon figure ce qu’il y a de plus vivant dans l’âme, ce point de vie brûlante qui jamais ne peut s’éteindre, et qui peut voler au profond du soleil.