Pa-Tu, l’Elohim des Anciens Egytiens


N. vient de mourir. La vallée du Nil verdoie. Le soleil est à son zénith, mais bientôt déclinera et disparaîtra, lui aussi, derrière l’horizon du désert, derrière le pays de l’Occident. Revivra-t-il le lendemain ? Revivra-t-il un jour ?

A la mise au tombeau de la momie, les psalmodies s’élèvent dans le petit matin.

Un Livre nous les a conservées. Son titre : « Portes de l’évocation des mânes ».

Les psaumes chantent « que N. sort, qu’il arrive dans Ker-Neter et fait partie de la suite d’Osiris, qu’il est nourri des mets d’Onnouwre le Justifié. »

Ker-Neter est le nom de la demeure des morts, et peut se traduire par ‘la Demeure divine inférieure’i. Onnouwre est un des noms d’Osiris. Il signifie ‘Être bon’, car Osiris est l’être bon par excellence, le Souverain bien’.

Les chants continuent. Ils disent que N. apparaît au jour, qu’il peut prendre toutes les formes qu’il lui plaît, qu’il porte désormais le nom d’Osiris N., qu’il a été justifié, qu’il est admis dans la demeure de la Sagesse.

On chante l’incroyable merveille et l’espoir fou, la résurrection de N., rendue possible par la puissance des paroles psalmodiées en accompagnement.

Isis avait montré la voie, qui avait rendu la vie à Osiris par ses paroles divines.

Les invocations rapportent à la famille du défunt, comme un reportage en direct, les premiers faits et gestes du nouveau défunt, dans sa nouvelle vie :

« L’Osiris N. dit : ‘Je suis Atoum, qui a fait le ciel, qui a créé tous les êtres, qui est apparu dans l’abîme céleste. Je suis Ra à son lever dans le commencement, qui gouverne ce qu’il a fait. Je suis Atoum, existant seul dans l’abîme céleste.’ »ii

Que signifie le nom d’Atoum ?

La racine du mot est tem, qui est le radical de la négation. Atoum le Dieu unique, suprême, Créateur de l’univers et de tous les êtres, ne peut se définir que négativement. Son nom est la négation de tout ce qu’il n’est pas. Théologie négative, apophatique, plus de trente siècles avant Plotin, Porphyre et Jamblique, et quarante-cinq siècles avant Jean de la Croix, Maître Echkart et Jacob Boehme.

Les noms divins Atoum comme Amoun sont apophatiques.

Les Anciens Égyptiens, deux mille ans avant le prophète Isaïe (« Vraiment tu es un Dieu qui se cache », Is 45,15), avaient donc déjà une certaine idée du Dieu caché. C’est d’ailleurs le sens d’un autre nom du Dieu : Amoun, ou Ammon, qui désigne le ‘Caché’, ou le ‘Transcendant’, l’ ‘Inaccessible’.

Le lieu de la demeure d’Atoum, cet être primordial, se nomme nu, mot déterminé par les hiéroglyphes du ciel et de l’eau. On le retrouve dans le mot copte noun par lequel furent, beaucoup plus tard, désignées les abîmes bibliques.iii

Dès le premier chant, on sait que N. est non seulement vivant, mais sauvé pour toujours, et surtout ´divinisé´ par participation à l’essence divine suprême, — que celle-ci porte le nom d’Osiris, de Ra ou d’Atoum, qui sont autant de manifestations de ses attributs.

La mélopée, funèbre et joyeuse à la fois, continue dans le brillant matin.

« Je suis le grand Dieu qui s’engendre Lui-même, je suis l’Eau, je suis l’abîme, père des dieux. »iv

Le Livre des morts commente chaque verset, comme une sorte de Talmud égyptien, deux ou trois mille ans avant les Talmuds de Babylone ou de Jérusalem.

« Il l’explique : Le grand Dieu qui s’engendre Lui-même, c’est Ra, c’est l’abîme, le père des dieux. »

Ce grand Dieu est-il Ra, dont le soleil est le signe ? Ou bien est-il aussi l’abîme primordial d’où sont engendrés les dieux ? N’est-il pas à la fois l’un et l’autre ?

Et quel est cet abîme ?

A la même époque, approximativement, et peut-être plus anciennement, vers le quatrième millénaire av. J.-C., à Sumer, on célébrait aussi l’Abysse, ou l’Abîme, comme figure de la divinité primordiale et originaire. Le nom sumérien de l’abysse est abzu, mot étymologiquement composé des cunéiformes AB 𒀊 ‘océan cosmique’ + ZU 𒍪, ‘connaître’.

On notera une sorte de dualité fondamentale réunie dans une unité transcendante.

Dualité du Tout cosmique ou de l’Océan primordial, AB, 𒀊, et du principe de la Sagesse et de la Connaissance, ZU, 𒍪.

L’abzu sumérien est aussi la demeure du Dieu Enki. Il est intéressant de souligner que le Dieu Enki , dieu de l’abîme originel, sera nommé plus tard Aya dans les langues sémitiques antiques, comme l’akkadien, – nom qui n’est pas sans analogie avec le nom hébreu יָהּ Yah de YHVH, qui représente les deux premières lettres יה du Tétragramme יהוה, et qui s’emploie dans l’expression הַלְלוּ-יָהּ Allélou Yah !v

L’idée sumerienne de l’abîme divin ne fut pas perdue, mais bien reprise par la Bible hébraïque, deux mille ans plus tard, avec d´autres notions cosmogoniques, mais aussi le récit du Déluge.

En hébreu, abysse se dit תְּהוֹם, tehom. Au début de la Genèse, alors que Dieu s’apprête à faire œuvre de Création, il est dit que des ténèbres couvraient « la face de l’Abîme »vi, עַל-פְּנֵי תְהוֹם, ‘al-pnéï tehom.

Et plus tard encore, le psalmiste, plongé en son tréfonds, implore : « et des abysses de la Terre remonte-moi ! »vii וּמִתְּהֹמוֹת הָאָרֶץ, תָּשׁוּב תַּעֲלֵנִי , vo-mi-tehomot ha-eretz tachouv ta ‘aléni.

On en déduit une sorte de permanence anthropologique de la notion,et son caractère quasi universel.

Pendant ce temps, sur le bord occidental du Nil, le chant continue d’étendre ses appels.

« C’est Ra qui crée son nom de Seigneur de la société des dieux. »viii

Le commentaire du Livre des morts explique :

« C’est Ra qui crée ses membres, ils deviennent les dieux associés à Ra. »

Emmanuel de Rougé commente le commentaire. « C’est une nouvelle manière d’envisager le dieu qui s’engendre lui-même. Cette formule nous explique comment les Égyptiens cherchaient à concilier leurs dieux multiples avec l’unité du premier principe, qu’ils affirment d’ailleurs d’une manière si absolue. Ces dieux associé à Ra sont des attributs. La société des dieux paraît impliquer dans son nombre parfait, neuf, c’est-à-dire trois fois trois, ou un pluriel d’excellence (…) Le terme qui correspond est pa-tu ; je le considère comme le participe du verbe pa (en copte PE) esse (être). Les principales variétés du mot sont pau-ti ou l’être double, considéré comme ´père et comme fils´, et pa-tu : la société des dieux adorés collectivement. On employait cette expression au singulier comme impliquant l’idée d’une unité complexe. C’est ainsi qu’on écrivait pa-tu aa-t, les dieux grande [sic]. La Genèse s’exprime d’une manière analogue dans les mots bara elohim, ‘créa les dieux’, où le sujet au pluriel gouverne un verbe au singulier.»ix

Le hiéroglyphe signifiant la « société des dieux », sorte d’équivalent égyptien de l’Elohim hébraïque s’écrit à l’aide de neuf symboles représentant chacun le mât totémique (qui à Sumer est aussi le symbole de la divinité suprême Inanna):

Hiérogyple de Pa-Tu, l’équivalent égyptien de Elohim

Ici, il est nécessaire de faire un petit développement sur ce point délicat mais essentiel.

Dans les langues sémitiques anciennes, il existe une règle, dont la grammaire de l’arabe classique a conservé la mémoire, selon laquelle le verbe, lorsqu’il précède son sujet exprimé, doit être mis toujours au singulier. Lorsque le sujet pluriel désigne des êtres doués de raison, on peut mettre le verbe au masculin ou au féminin singulier.x

Une autre règle stipule que les sujets pluriels d’êtres animés ‘non-humains’, tels que les dieux gouvernent aussi des verbes au singulier.

Notons incidemment que les femmes au pluriel gouvernent aussi les verbes au singulier, règle qui s’observe encore de nos jours dans l’arabe classique, mais dont l’hébreu moderne a perdu le souvenir

Un argument souvent employé (par des personnes ignorant les règles grammaticales des anciennes langues sémitiques) soutient que le mot elohim (à savoir le pluriel de el, dieu) dans l’expression de la Genèse berechit bara elohim, (בְּרֵאשִׁית, בָּרָא אֱלֹהִים) ‘Dans le commencement, Elohim créa’, Gn 1,1 ) doit être compris comme un singulier, puisque le verbe bara ‘créa’ est à la 3ème personne du singulier. Cette ligne d’argumentation permet alors de conclure que le pluriel elohim désigne bien en réalité un Dieu unique, dont le nom est au pluriel.

Or du point de vue de la grammaire des anciennes langues sémitiques, le premier verbe de la Genèse, bara, précède son sujet, donc il est nécessairement au singulier, que Elohim soit un singulier ou un pluriel.

Par ailleurs Elohim est morphologiquement, avec sa désinence plurielle en –im, un pluriel d’être animés non-humains, comme le sont des divinités.

Les règles de la grammaire indiquent que ce type de pluriel gouverne toujours les verbes au singulier.

Il est fort révélateur de trouver, dans l´Egypte ancienne, une règle grammaticale comparable, celle d’un pluriel qui gouverne grammaticalement le singulier, dans le texte hiéroglyphique du Livre des Morts.

Continuons d’écouter la prière des Morts, par laquelle retentit la voix de N. comme venant de l’au delà, rassurer les vivants.

« Je suis celui qu’on n’arrête pas, parmi les dieux ».

N. parle comme s’il était Atoum qui poursuit sa route inarrêtable.

Le Livre des Morts a en effet ce commentaire : « C’est Atoum dans son disque ; autrement c’est Ra dans son disque, lorsqu’il luit à l’horizon oriental du ciel. »xi

Rougé commente : « Je pense qu’il s’agit de la force souveraine du Dieu suprême ; la glose conçue dans l’esprit d’un sabéisme complet l’applique aux deux soleils : Atoum, la forme obscure, précédant toujours Ra, le soleil lumineux. »xii

Là encore, il ne s’agit pas de deux dieux, ou de deux soleils, mais d’un seul Dieu, radicalement affirmé dès le premier verset comme unique et suprême, ce qui n’empêche pas cette unicité d’être compatible avec une certaine dualité, dont le symbole solaire est une illustration, par ses deux aspects, l’un diurne, l’autre nocturne, – l’un visible, l’autre caché (le soleil obscur qui continue son voyage solitaire dans la Nuit cosmique).

Cette dualité traduit une idée plus anthropologique qu’astronomique, la dualité père-fils, ou engendreur-engendré.

C’est aussi, par anagogie, une idée fondamentalement théologique.

Dans la religion égyptienne ancienne, le grand Dieu, unique et suprême, est cependant, d’une certaine manière, ´duel´, puisqu´il se définit comme celui qui toujours « s’engendre lui-même. »

Là encore, on trouve une réminiscence de cette intuition fondamentale, dans la Bible hébraïque, quelques deux mille ans plus tard, avec la parole de YHVH s’adressant à Moïse:

אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה

« Je serai qui je serai. » (Ex 3,14)

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iEmmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.40

iiIbid. p.41. Verset 1 du Chapitre 17 du Rituel funéraire (aussi appelé Livre des Morts). La version rapportée ici est celle du manuscrit n° 3087 conservé au Louvre.

iiiIbid p.41

ivIbid p.42. Verset 2 du Chapitre 17 du Rituel funéraire

vPs 113 – 118

viGn 1,2

viiPs 71,20

viiiIbid. p.43. Verset 3 du Chapitre 17 du Rituel funéraire

ixIbid p.43

xCf. André d’Alverny. Cours de langue arabe. Ed. Dar El-Machreq, Beyrouth, 1999, p.47, § 43

xiIbid. p.43. Verset 4 du Chapitre 17 du Rituel funéraire

xiiIbid p.44

Loving Word


« In the beginning was the Word » (Jn 1,1)

More than thousand years before the Gospel of John, the Veda was already considering the Word as having a life of its own, a divine essence. The Vedic Word was a Divine Person. The Vedic Word was a prefiguration of the Psalms of David where, as in the Veda, Wisdom is personified as a female figure associated with the One God.

The Word (vāc) is the very essence of the Veda. « More than one who sees has not seen the Word. More than one who hears does not hear it. She has opened her body to him as she did to her husband, a loving woman in rich attire.”i

The Word, or Wisdom, or Vāc, is like the loving Sulamite of the Song of songs.

Those who know will understand.

iṚgVeda X,71