Dans la bible hébraïque, le mot חָכְמָה, ḥokhmah, se rapporte à une entité mystérieuse, parfois définiei mais le plus souvent indéfinie, généralement singulière et quelquefois plurielleii. Elle peut ‘habiter’ dans l’esprit des hommes ou parmi les peuples. On ne sait pas d’où elle vient.iii
On dit qu’elle a aidé le Très-Haut dans son œuvre de Création.iv
Voici un bref florilège, phénoménologique, de ses furtives apparitions :
Elle fait vivre.v
Elle fait luire le visage.vi
Elle est torrent, ou source.vii
Elle peut être d’Orient ou d’Égypteviii.
Elle peut emplir Josuéix ou Salomonx.
Elle peut se trouver chez les humblesxi et les vieillardsxii, chez l’homme simplexiii ou chez le justexiv.
Elle peut venir avec la connaissancexv, ou bien avec la puissancexvi, ou encore avec l’intelligencexvii. Mais elle vaut bien mieux que la force.xviii
Elle peut se cacher dans un murmurexix, dans un crixx, ou dans le secretxxi.
On peut l’appeler ‘amie’xxii, ´sœur’xxiii, ‘mère’ ou ‘épouse’.
Elle rend heureux.xxiv
Elle conduit à la royauté.xxv
Elle est ‘esprit’.xxvi
Elle est brillante, et elle ne se flétrit pas.xxvii
Plus rapide que n’importe quel mouvement, elle est infiniment mobile.xxviii
Elle habite dans sa propre demeure, et celui qui habite avec elle, celui-là seul Dieu l’aime.xxix
Elle peut tout faire.xxx
Elle peut mourirxxxi…
Elle accompagne l’ange d’ « Élohim », et aussi le Seigneur appelé « Adonaï »xxxii.
Elle est en Thôtxxxiii, mais c’est YHVH qui la donnexxxiv.
Elle partage le trône du Seigneur.xxxv
Elle est avec Lui, et elle connaît Ses œuvres.xxxvi
Elle a été créée avant toute chose.xxxvii
C’est par elle que les hommes ont été formés.xxxviii
Et c’est elle qui les sauve.xxxix
Ces bribes, ces fulgurances, ne sont qu’une infime partie de son infinie essence.
Mais une simple lettre, la plus petite de l’alphabet hébraïque, י, Yod, peut la comprendre et l’incarner tout entière.
Le Yod est la première lettre du Tétragramme : יהוה. Dans la cabale juive, et peut-être pour cette raison, le Yod correspond surtout à la séfira Ḥokhmahxl, la Sagesse, ce qui nous mène au cœur du sujet.
Le Tétragramme יהוה, nom certes indicible, peut du moins, en principe, être transcrit en lettres latines: YHVH.
Y pour י, H pour ה, V pour ו, H pour ה.
Ce nom, YHVH, on le sait, est le nom imprononçable de Dieu.
Mais si on l’écrit avec un blanc interstitiel YH VH, il est aussi le nom de l’Homme primordial, – selon la thèse du Zohar que l’on va maintenant rappeler ici.
Le commentaire du Livre de Ruth dans le Zohar ne s’embarrasse pas de détours. D’emblée, servi par un style immensément dense, il plonge dans le mystère, il saute dans l’abysse, il affronte la nuit primordiale, il explore la profondeur de l’Obscur, à la recherche de l’origine oubliée des mondes.
Le Zohar sur Ruth, – vin puissant, savant nectar, aux arômes de myrrhe et d’encens.
A déguster lentement.
« Le Saint béni soit-Il a créé en l’homme YH VH, qui est son saint nom, le souffle du souffle qui est appelé Adam. Et des lumières se répandent en neuf éclats, qui s’enchaînent depuis le Yod. Elles constituent la lumière une sans séparation ; aussi le corps de l’homme est appelé vêtement d’Adam. Le Hé est appelé souffle, et il s’accouple avec le Yod, il s’épand en de nombreuses lumières qui sont une. Yod Hé sont sans séparation, c’est ainsi que ‘Élohim créa l’homme à son image, à l’image d’Élohim il le créa, mâle et femelle il les créa … et il les appela Adam’ (Gen 1,27 et 5,2).Vav est appelé esprit, et il est dénommé fils de Yod Hé ; Hé [final] est appelé âme et il est dénommé fille. Ainsi y a-t-il Père et Mère, Fils et Fille. Et le secret du mot Yod Hé Vav Hé est appelé Adam. Sa lumière se répand en quarante-cinq éclats et c’est le chiffre d’Adamxli, mahxlii, qu’est-ce ? »xliii.
Logique cabalistique. Sacralité de la lettre, du nombre. Unité du sens, mais multiplicité de ses puissances. Toute idée germe, et engendre dérives, ombres neuves, soleils naissants, lunes seules. La pensée ne cesse jamais son rêve, elle aspire au souffle, au chant, à l’hymne.
La lettre relie le ciel et la terre. Elle relie en séparant, littéralement : יה → יהוה et וה .
En lisant יה, le cabaliste pressent le rôle inchoatif, séminal et sexuel de י, – d’où émaneront les lumières des sefirot.
Résumons ce que dit le Zohar:
YHVH → YH VH → Adam → le Yod, י, le « souffle du souffle » → Ḥokhmah , la ‘lumière une’ → d’où émanent les autres ‘lumières’ ou sefirot.
YHVH « crée en l’homme YH VH », c’est-à-dire qu’Il crée en l’homme le nom divin, comme deux couples, יה et וה, respectivement YH et VH, qui seront aussi le nom de l’Homme primordial, Adam, « YH VH ».
Ces deux couples de lettres peuvent être interprétés symboliquement, comme des métaphores de l’union et de la filiation : YH = Père-Mère, et VH = Fils-Fille.
C’est en effet une ancienne interprétation de la Cabale que le Yod, י, représente le principe masculin, et que le Hé, ה, représente le principe féminin.
Le Vav, ו, symbolise le fruit filial de l’union de י et ה. Le second ה du Tétragramme s’interprète alors comme un autre fruit, la « Fille », quand il s’associe au Vav ו…
Images humaines, charnelles, cachant une autre idée, divine, spirituelle…
Une deuxième série de métaphores est en effet ici décelée par la cabale, qui explique:
YH = Sagesse-Intelligence (Ḥokhmah-Binah) et VH = Beauté-Royauté (Tiferet-Malkhout).
A partir de Ḥokhmah, d’autres séfirot s´unissent ou émanent.
Le Zohar nous apprend de plus que Ḥokhmah, c´est-à-dire י , la 1ère lettre du Tétragramme, symbolise le « souffle du souffle », créé en « Adam »…
Est-ce que cet « Adam » est le même que « le Adam » (הָאָדָם ha-’adam), qui a été créé après le 7ème jour, selon Gen 2,7 ?
Et quelle différence, s’il y en a une, entre cet « Adam », souffle du souffle, et « le Adam » de la Genèse ?
Le Zohar pose cette question et y répond, dans un style opaque, concis, condensé :
« Quelle différence entre Adam et Adam ? Voici : YHVH est appelé Adam, et le corps est appelé Adam, quelle différence entre l’un et l’autre ? En vérité, là où il est dit : ‘Élohim créa Adam à son image’, il est YHVH ; et là où il n’est pas dit ‘à son image’, il est corps. Après qu’il est dit : ‘YHVH Elohim forma’ (Gen 2,7), à savoir qu’il forma Adam, il le ‘fit’, comme il est écrit : ‘YHVH Elohim fit pour Adam et sa femme une tunique de peau et il les en revêtit’ (Gen 3,21). Au début, il y a une tunique de lumière, à la ressemblance de l’en-haut, après qu’ils fautèrent, il y a une tunique de peau.xliv A ce propos il est dit : ‘Tous ceux qui sont appelés de mon nom, que j’ai créés pour ma gloire, que j’ai formés, et même que j’ai faits’ (Is 43,7)xlv. ‘Que j’ai créés’, c’est Yod Hé Vav Hé, ‘que j’ai formés’, c’est la tunique de lumière, ‘et même que j’ai faits’, c’est la tunique de peau. »xlvi
Les indices laissés par l’Écriture sont minces, assurément. Mais Isaïe, d’une phrase, illumine l’intelligence de la création de l’Homme. Et il ouvre des perspectives puissantes à notre compréhension du Texte qui la rapporte.
Charles Mopsik commente ce passage clé de la façon suivante : « Le verset d’Isaïe tel que le lit le Zohar présente une progression de la constitution de l’homme en fonction de trois verbes : le verbe créer se rapporte à la constitution d’Adam comme nom divin (les quatre âmes précitées [le souffle du souffle, le souffle, l’esprit, l’âme]), le verbe former se rapporte à la constitution de son corps primordial, qui est une robe de lumière, enfin le verbe faire se rapporte à sa constitution d’après la chute, où son corps devient une enveloppe matérielle, une tunique de peau, que la ‘colère’, c’est-à-dire l’Autre côté, le domaine d’impureté, avoisine sous la forme du penchant au mal. »xlvii
L’Homme est, dans la Genèse, associé à trois mots hébreux, essentiels : néchamah, ruaḥ et néfech. Ces mots ont plusieurs acceptions. Pour faire simple, on les traduira respectivement par « souffle », « esprit » et « âme ».
On apprend ici qu’il y a aussi, à l´origine, à la toute première place, à la racine du souffle, le « souffle du souffle ».
Et ce « souffle du souffle », c’est la sagesse : י
i‘Ha–ḥokhmah’, comme dans וְהַחָכְמָה, מֵאַיִן תִּמָּצֵא ,Vé-ha-ḥokhmah, méïn timmatsa’, « Mais la Sagesse d’où provient-elle ? » Job 28,12
iiOn peut l’employer comme un substantif au féminin pluriel חָכְמוֹת, ḥokhmot, signifiant alors, suivant les traductions, « les femmes sages », ou les « sagesses », ou la « Sagesse », comme dans חָכְמוֹת, בָּנְתָה בֵיתָהּ , « Les femmes sages – ou les sagesses – ont bâti sa maison » (Pv 9,1) ou encore comme חָכְמוֹת, בַּחוּץ תָּרֹנָּה , « Les femmes sages – ou la Sagesse – crie(nt) par les rues » (Pv 1,20)
iii « Mais la Sagesse d’où provient-elle ? » Job 28,12
iv« YHVH, avec la Sagesse, a fondé la terre, par l’intelligence il a affermi les cieux. » Pv 3,19
v« C’est que la sagesse fait vivre ceux qui la possèdent » Qo 7,12
vi« La sagesse de l’homme fait luire son visage et donne à son visage un double ascendant » Qo 8,1
vii« Un torrent débordant, une source de sagesse » Pv 18,4
viii« La sagesse de Salomon fut plus grande que la sagesse de tous les fils de l’Orient et que toute la sagesse de l’Égypte » 1 Ro 5,10
ix« Josué, fils de Nûn, était rempli de l’esprit de sagesse » Dt 34,9
xLes Proverbes lui sont attribués, comme le Qohélet.
xi« Mais chez les humbles se trouve la sagesse » Pv 11,2
xii« La sagesse est chez les vieillards » Job 12,12
xiii « Il donne la sagesse au simple » Ps 19,8
xiv« La bouche du juste exprime la sagesse » Pv 10,31
xv« Sagesse et connaissance sont les richesses qui sauvent » Is 33,6
xvi« Mais en Lui résident sagesse et puissance » Job 12,13
xvii« Esprit de sagesse et d’intelligence » Is 11,2
xviii« Sagesse vaut mieux que force, mais la sagesse du pauvre est méconnue » Qo 9,16
xix« La bouche du juste murmure la sagesse » Ps 37,30
xx« La Sagesse crie par les rues » Pv 1,20
xxi« Dans le secret tu m’enseignes la sagesse » Ps 51,8
xxii« La Sagesse est un esprit ami des hommes » Sg 1,6
xxiii« Dis à la sagesse : Tu es ma sœur ! Et appelle la raison Mon amie ! » Pv 7,4
xxiv« Heureux l’homme qui a trouvé la sagesse » Pv 3,13
xxvSg 6,20
xxvi« Esprit de sagesse et d’intelligence » Is 11,2
xxviiSg 6,12
xxviiiSg 7,24
xxixSg 7,28
xxxSg 8,5
xxxi« Avec vous mourra la Sagesse » Job 12,2
xxxii « Mais mon Seigneur (Adonaï), sage comme la sagesse de l’ange de Elohim ». 2 Sa 14,20
xxxiiiמִי-שָׁת, בַּטֻּחוֹת חָכְמָה « Qui a mis la sagesse en Thôt [Thouḥot] ? » (Job 38,36)
xxxiv« Car c’est YHVH qui donne la sagesse » Pv 2,6
xxxvSg 9,4
xxxviSg 9,9
xxxvii« Mais avant toute chose fut créée la Sagesse. » Sir 1,4
xxxviiiSg 9,2
xxxixSg 9,18
xlLe Zohar. Midrach Ha-Néélam sur Ruth, 78c. Trad. de l’hébreu et de l’araméen, et annoté par Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.83, note 136.
xliLa valeur numérique du Tétragramme YHVH est 45, de même que la valeur numérique du mot Adam.
xliiL’expression « Qu’est-ce ? » ou « Quoi ? » (mah) a aussi 45 pour valeur numérique.
xliiiLe Zohar. Midrach Ha-Néélam sur Ruth, 78c. Trad. de l’hébreu et de l’araméen par Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.82-83. (Ch. Mopsik traduit néchama par ‘respir’ et néchama [de la] néchama par ‘respir du respir’, ce qui est un peu artificiel. Je préfère traduire néchama, plus classiquement, par ‘souffle’, et dans son redoublement, par ‘souffle du souffle’).
xlivCh. Mopsik note ici : « Lumière se dit ’or (avec un aleph) et peau se dit ‘or (avec un ‘aïn). Avant la faute Adam et Eve sont enveloppés dans un ‘corps’ lumineux, la ‘tunique de lumière’ pareille à celle des anges ; après la faute, ils endossent un vêtement d’une étoffe plus grossière : une tunique de peau. » Le Zohar. Midrach Ha-Néélam sur Ruth, 78c. Trad. de l’hébreu et de l’araméen par Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.84, note 148.
xlv כֹּל הַנִּקְרָא בִשְׁמִי, וְלִכְבוֹדִי בְּרָאתִיו: יְצַרְתִּיו, אַף-עֲשִׂיתִיו. Les trois verbes employés ici par Isaïe impliquent une progression de l’intervention toujours plus engagée de Dieu par rapport à l’homme; bara’ , yatsar, ‘assa, signifient respectivement : « créer » (tirer du néant), « façonner/former », et « faire/accomplir ».
xlviLe Zohar. Midrach Ha-Néélam sur Ruth, 78c. Trad. de l’hébreu et de l’araméen par Charles Mopsik. Ed. Verdier. 1987, p.84
xlviiIbid. note 149