Pourquoi devrions-nous chercher à devenir le bráhman, puisque le Véda affirme que nous le sommes déjà ?
Les paroles révélées, qui sont devenues plus tard, après de multiples siècles de tradition orale, des Écritures, semblent porter en elles de profondes contradictions.
Par exemple, le Véda affirme que, en bráhman, être et pensée sont un, absolument un.
Comment peut-il y avoir alors, d’un côté, bien réel et bien caché, le bráhman, absolument un, être et pensée, et d’un autre côté, dans le monde, des hommes, qui sont eux aussi des êtres pensants, conscients, et qui se pensent comme êtres individuels, finis, séparés ?
Soyons logiques.
Soit les hommes ne sont pas réellement bráhman, soit ils le sonti.
Si les hommes ne sont pas réellement bráhman, alors que sont-ils, puisque tout est en bráhman, et tout est bráhman ? Sont-ils seulement une illusion, ou même rien, un simple néant ?
S’ils sont bráhman, alors pourquoi se pensent-ils comme individus et comme séparés de lui? Ou même, pourquoi se pensent-ils comme seuls existants et pensants, le bráhman même n’étant à leurs yeux qu’illusion…
Leur pensée et leur être ne devraient-ils pas être ‘naturellement’ unis avec la pensée et l’être du bráhman du fait même que celui-ci est absolument un ?
Si être et penser font partie de l’essence du bráhman, comment se fait-il que des êtres pensants, des êtres conscients, puissent douter si aisément d’être déjà, en quelque manière, bráhman ?
Car c’est un fait d’observation courante. L’âme individuelle (jīva) se sent à mille lieux d’être bráhman parce qu’elle est submergée par son évidente étroitesse, par ses limites. Elle est étouffée par la conscience des déterminations (upādhi) qu’elle subit, par son incarnation dans un corps.
Si l’on adopte la voie, particulièrement développée par Śaṅkaraii, de l’identité du soi (de l’homme) et du Soi (du bráhman), alors il faut en conclure que ces limites, ces étroitesses, ces déterminations ne sont qu’illusion, ce ne sont que « noms et formes projetés en elle par la nescience » (avidyā-pratyupasthāpita nāma-rūpa).
La nescience, c’est ce qui définit le mieux la condition humaine. L’homme, qui est censé être le bráhman, ne s’en doute même pas, et sa conscience est en pleine confusion. Tous les plans (réalité, illusion, noms, formes) se superposent. Cette superposition (adhyāsa) semble innée, naturelle, consubstantielle.
D’où vient cette illusion métaphysique, cette confusion ?
Aurait-elle été déposée en l’homme dès sa création même, par le Créateur ?
Mais alors, pourquoi cette tromperie délibérée, et à quelles fins?
Autre hypothèse : si le Créateur n’est pas à l’origine de cette illusion, de cette confusion, de cette ignorance, celles-ci viendraient-elles d’une source plus profonde encore ?
Si le Créateur n’en est pas responsable, c’est que celles-ci sont déjà là, venues avant Lui, et immanentes, et présentes non seulement dans la création, mais aussi en Lui.
Quoi ? Comment le bráhman pourrait-il être dans une telle ignorance, une telle confusion, même partielles ? N’est-Il pas censé être omnipotent, omniscient ?
C’est pourtant une piste de réflexion qu’il faut nécessairement envisager, si l’on veut exempter le bráhman d’avoir délibérément créé de la confusion et de l’ignorance en sa Création…
Il faut se résoudre à considérer l’alternative en face.
« En effet, ou bien le bráhman serait ‘affecté’ par la nescience, au sens où l’est le vivant individuel, et il deviendrait alors une sorte de super-jīva, le Grand Ignorant, le Grand Souffrant et le Grand Transmigrant. Ou bien il ne serait pas lui-même dupe de sa propre māyā, dont il se servirait avant tout comme d’un instrument pour créer, abuser et tourmenter les âmes, lesquelles seraient alors comme des jouets ou des marionnettes dans ses mains. »iii
Cette alternative a conduit, à partir du Xe siècle, à la création de deux écoles de pensée, l’« école de Bhāmati » et l’« école de Vivaraṇa ». Se situant l’une et l’autre dans la tradition de Śaṅkara, elles prônent respectivement l’idée que la nescience est « enracinée dans le vivant individuel » (jīvāśritā), ou que la notion de nescience est « enracinée en bráhman » (brahmāśritā).
Qui est porteur de la nescience ? L’homme ou le bráhman ?
En fait on ne le sait pas. Personne ne tranche. Et la spéculation à cet égard paraît vaine.
Une fameuse formule résume cette vanité : sad-asad-anirvacanīyā, « impossible à déterminer (अनिर्वचनीय anirvacanīyā), que ce soit comme existante (sad) ou comme inexistante (asad) ».
Cette idée qu’il y a de l’inexplicable revient souvent.
Ainsi l’illusion, māyā, est-elle réelle ou non ?
Réponse : « Elle n’est ni réelle ni irréelle ». Puisque le monde apparaît, māyā n’est pas irréelle. Mais puisque māyā est contredite par la connaissance du Soi, elle n’est pas non plus réelle.
Alors qu’est-elle ? Comme elle ne peut être à la fois réelle et non réelle, elle est inexplicable, indéterminable, anirvacanīyā.iv
Ce qui est inexplicable, il ne faut pas s’y arrêter. Il faut le transcender. Il faut monter plus haut.
Si le corps, le mental, la vie même sont māyā, il faut chercher la libération (mokṣa), pour atteindre la nature éternelle du Soi.
« ‘Le Soi (ātman), qui est libre de mal, libre de vieillesse, libre de mort, libre de souffrance, libre de faim et de soif, dont les désirs sont réalité, les intentions sont réalité, – c’est Lui que l’on devrait rechercher, Lui que l’on devrait désirer comprendre. Il obtient tous les mondes et tous les désirs, celui qui découvre le Soi et le comprend’, ainsi parla Prajāpati. »v
Mais comment faire, en pratique ?
Il y a de quoi être perplexe, de quoi s’égarer…
« De ce Soi on ne peut dire que ‘ni… ni…’. Il est insaisissable car il ne peut être saisi. »vi
« Ce Soi n’est ni ceci ni cela. »vii
« Ni… ni… » neti neti, नेति नेति .
On ne sait pas ce que ce Soi est, mais on sait que ce Soi, – on l’est.
« Cela est le Soi, Cela tu es. »viii
Formule célèbre, – l’une des « grandes paroles », avec « Je suis bráhman »ix.
Tu es le Soi. Tu es Cela.
Dans son contexte : « C’est ce qui est la fine essence (aṇiman), le tout l’a pour essence (etad-ātmaka), c’est la réalité, c’est le Soi (ātman). Tu es cela (tat tvam asi), Ṡvetaku. »x
Tu es Cela, et rien d’autre.
« Mais si quelqu’un vénère une autre divinité, pensant : ‘Il est un, je suis un autre’, celui-là ne sait pas. Tel du bétail, il est pour les dieux. »xi
La formule fait penser à celle du Psalmiste : « L’homme dans son luxe ne comprend pas, il ressemble au bétail muet. »xii
Mais la nuance est un peu différente. Dans le psaume, la mutité (de l’homme) découle de sa non-compréhension. Dans l’Upaniṣad, le non-savoir (de l’homme) entraîne la mutité (des dieux).
La logique de l’identité absolue du soi et du Soi conduit à poser la question à nouveau, en termes crus : Qu’implique l’idée de la nescience du bráhman ?
Serait-ce que son omniscience est fondamentalement limitée, par exemple à ce qui a été, et à ce qui est, laissant grand ouvert l’espace des possibles ?
Serait-ce que la Création, toujours en train de se déployer, a un rôle essentiel dans l’émergence d’une future connaissance, non encore advenue, non encore sue ?
Serait-ce que le grand récit de la Cosmogenèse ne peut se comprendre que par sa mise en parallèle avec le développement d’une Psychogenèse (du monde) ?
Sous un autre angle :
Le Suprême Seigneur (parameśvara) se sert-Il de la māyā comme d’un instrument pour déployer l’univers, tout en restant caché, dans Son ordre, Son royaume?
Ou bien serait-Il la « victime » (sacrificielle) de sa propre māyā ?
Ou serait-Il, autre hypothèse encore, l’« architecte » d’une māyā qui couvrirait à la fois l’homme, le monde et Lui-même ?
Aurait-Il planifié délibérément, comme condition essentielle du grand psychodrame cosmo-théandrique, son propre lâcher-prise ?
Dans ce cas, les déterminations, les noms et les formes (upādhi et nāma-rūpa) qui s’imposent aux hommes et aux êtres vivants, auraient-elles des formes analogues pour le bráhman ? Par exemple, sa ‘clémence’, sa ‘rigueur’, son ‘intelligence’, sa ‘sagesse’, qui sont autant de ‘noms’ ou d’ ‘attributs’ de la divinité suprême (noms et attributs que l’on retrouve dans le judaïsme, par exemple) seraient-elles les nāma-rūpa du bráhman ?
Noms et formes (nāma-rūpa) sont supposés contenus dans le bráhman à la manière d’un bloc d’argile qui contient l’infini des formes que le potier peut en tirer.
Il y aurait donc des noms et formes à l’état latent, et des noms et formes à l’état manifesté.
Mais pourquoi cette différence radicale ? Pourquoi noms et formes ne sont-ils pas tous soit latents, soit manifestés ?
Autrement dit, qu’est ce qui anime le ‘potier’ ? Pourquoi modèle-t-il ce vase et non cet autre ?
Fait-il ses choix gratuitement, par hasard ?
Et d’ailleurs qui est ce potier ? Le bráhman ? Ou seulement l’une de ses formes (rūpa) ?
Le bráhman a créé ‘en Lui’, – en hébreu on dirait : אַךְ בָּך, akh bakhxiii, la possibilité d’un Potier, et la puissance d’une Argile. Pourquoi ? Parce qu’Il ne sait pas encore qui Il sera, ni ce qu’il voudrait devenir ?
Étant « tout », Il est infiniment en puissance, mais pour que de cette Puissance infinie émergent des actes, encore faut-il un germe, une volonté. D’où viendraient ce germe, cette volonté ?
Toute volonté vient d’un désir, lequel révèle un manque, nous a appris Schopenhauer.xiv
Le bráhman, de quoi manque-t-il, puisqu’Il est tout ?
Seule possibilité logique : le bráhman manque d’un manque.
Il manque de désir.
D’ailleurs, l’un de Ses noms est akāma, « sans désir ».
« En lui », il y a donc ce manque, ce « sans », parce qu’Il est plénitude, parce qu’Il est Tout.
Mais si le bráhman était seulement akāma, « sans désir », alors il n’y aurait rien en dehors de Lui, ni acte, ni volonté, ni monde, ni homme.
Ou alors c’est qu’il faut comprendre autrement ce mot, akāma.
S’il est a-kāma, « sans désir », il est aussi « a- », « sans » (l’a– privatif du sanskrit).
S’il est « sans », c’est qu’en lui est un manque. Un manque métaphysique.
Il manque de ce manque.
Manquant de ce manque, il Lui faut désirer, il Lui faut vouloir.
En Lui vient le désir, la volonté, partout où Il est a-, partout où Il est « sans », où Il est « non »-ceci ou « non »-cela, neti neti.
Le bráhman, confronté à la présence immanente, « en Lui », de ce « sans », de cet « a- », se trouve aussi confronté à la séparation apparente de Son être (sat) et de Sa pensée (cit).
En termes philosophiques, la pensée trouve en face d’elle l’être, l’être à l’état brut.
Cet être brut, qui n’est pas « pensée », qui est « non-pensée » (a-cit), n’ayant pas ou plus d’unité interne, se fragmente, se dissout, s’incarne en une diversité illimitée de corps.
Ces fragments de l’être du bráhman sont comme les morceaux d’un hologramme. Chacun d’eux est le Tout, mais en moins bien défini, en plus flou. Mais aussi, venant du bráhman illimité, chacun d’eux a sa propre puissance, illimitée.
La pensée ne se divise pas, elle se multiplie, elle engendre.
Les pensées sont vivantes. Elles ne sont pas comme les morceaux inertes d’un pot brisé, mais comme les enfants engendrés d’êtres vivants.
Sur la même question, Śaṅkara propose quant à lui une autre idée, celle du jeu.
Comme cela arrive dans la vie d’un Roi oisif, le Seigneur Suprême a pu créer sa Création par jeu (līlā).
Mais cette métaphore ramène encore au manque. Le bráhman constitue l’unique réalité, mais cette réalité possède du vide, de l’oisif, de l’inoccupé, – du jeu.
Il faut réinterpréter l’unité essentielle du bráhman et de l’homme vivant (jīva), du Soi suprême et du Soi incarné. C’est l’unité résultant d’une plénitude et d’un manque.
Le soi incarné agit et pâtit. Le Soi suprême se trouve au-delà du « mal » et de « l’autre », – de tout Autre, donc, mais pas au-delà cependant de son manque de manque.
Le Soi est créateur, omniscient, omnipotent, par rapport à tout ce qui fut, et à tout ce qui est, en acte. Mais Il ne l’est pas par rapport à ce qui est en puissance, à tout ce qui sera, et à tout qui n’existera que parce que cela fait déjà et fera encore partie de son manque, et du désir que ce manque créera. Ce manque, ce désir, à venir, seront comme un moyen pour le bráhman de se dépasser Lui-même, de dépasser sa propre infinité.
Le bráhman, en effet, est comme « un bloc de sel sans intérieur ni extérieur, il n’est qu’un bloc entier de saveur (eka rasa), ainsi est ce Soi (ātman), sans intérieur ni extérieur, il n’est qu’un bloc entier de connaissance ».xv
Nouvelle confirmation. Le bráhman est ici triplement « sans ». Sans intérieur. Sans extérieur. Sans autre goût que le seul goût du sel.
Triste infinité, au fond, que celle d’un bloc infini de sel.
De plus, manque encore ici, à l’évidence, l’infini de la soif.
iIl se peut qu’il y ait d’autres hypothèses encore. Après avoir considéré l’impossibilité de trancher cette première alternative, il faudra envisager une troisième voie, celle que l’homme est le bráhman en puissance mais qu’il ne l’est pas en acte. Réciproquement, le bráhman est aussi en puissance, et dans cette puissance il est l’homme.
iiŚaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013
iiiMichel Hulin. Śaṅkara et la non-dualité. Ed. Bayard. Paris, 2001, p.92
ivŚaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p.30
vChāndogya-upaniṣad 8.7.1. Traduction (modifiée) d’Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.199
viBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 3.9.26 et 4.5.15. Trad. Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.275 et p.298
viiBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 3.9.26 cité par Śaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p. 39.
viiiChāndogya-upaniṣad 6.8.7 cité par Śaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p. 47
ixBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 1.4.10
xChāndogya-upaniṣad 8.6.7. Traduction d’Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.176
xiBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 1.4.10. Trad. Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.233
xiiPs 49, 13
xiiiVoir l’article « Seulement avec toi …אַךְ בָּך, akh bakh » sur Metaxu, le Blog de Philippe Quéau.
xivCf. A. Schopenhauer. Le monde comme volonté et représentation.
xvBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 4.5.13. Trad. Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.298
iIl se peut qu’il y ait d’autres hypothèses encore. Après avoir considéré l’impossibilité de trancher cette première alternative, il faudra envisager une troisième voie, celle que l’homme est le bráhman en puissance mais qu’il ne l’est pas en acte. Réciproquement, le bráhman est aussi en puissance, et dans cette puissance il est l’homme.
iiŚaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013
iiiMichel Hulin. Śaṅkara et la non-dualité. Ed. Bayard. Paris, 2001, p.92
ivŚaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p.30
vChāndogya-upaniṣad 8.7.1. Traduction (modifiée) d’Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.199
viBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 3.9.26 et 4.5.15. Trad. Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.275 et p.298
viiBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 3.9.26 cité par Śaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p. 39.
viiiChāndogya-upaniṣad 6.8.7 cité par Śaṅkara. Les Mille Enseignements. Trad. Anasuya d’après l’édition de A.J. Alston. Ed. Arfuyen. 2013, p. 47
ixBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 1.4.10
xChāndogya-upaniṣad 8.6.7. Traduction d’Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.176
xiBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 1.4.10. Trad. Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.233
xiiPs 49, 13
xiiiVoir l’article « Seulement avec toi …אַךְ בָּך, akh bakh » sur Metaxu, le Blog de Philippe Quéau.
xivCf. A. Schopenhauer. Le monde comme volonté et représentation.
xvBṛhadāraṇyaka-upaniṣad 4.5.13. Trad. Alyette Degrâces. Ed. Fayard. 2014, p.29