Un passage sciemment peu clair du Zohar évoque ensemble la lumière, l’obscurité, la profondeur, la ténèbre et la nuit. Ce ne sont pas les mots seulement, mais les idées aussi qui sont nouées, en nœuds liés – en un tissu de chaînes et trames.
Ligne après ligne, se tisse un voile de mots, – et, par les dérives que l’hébreu encourage, une voile, une aile, une ombre.i
Phrases serrées, ton étreint, signes scellés, élans ailés.
Une lecture lente s’impose.
« Il est dit : ‘La lumière est semée pour le juste et pour ceux qui ont le cœur droit, c’est la joie’ii.Les mondes laisseront leur parfum s’exhaler et deviendront tous un. Mais jusque au jour qui sera le monde à venir, la lumière demeurera cachée, tenue au secret. Cette lumière sortit du cœur de l’Obscurité qui fut taillée par les assauts du Tout-dissimulé, si bien que de la lumière cachée une voie d’accès secrète prit forme pour l’obscurité d’En-bas et la lumière put s’y déposer. Qu’est-ce que l’obscurité de l’En-bas ? C’est celle qui est appelée nuit et dont il est écrit : ‘Quant à cette obscurité, Il l’appela nuit.’iii La Tradition expose à ce propos le verset suivant : ‘Il met à découvert les profondeurs depuis l’obscurité.’iv Rabbi Yossi l’explique ainsi : [Il ne s’agit pas de l’obscurité originelle] car si tu affirmes que c’est de cette Obscurité enclose que les profondeurs sont mises à découvert, sache que toutes les couronnes suprêmes y sont encore cachées et sont aussi appelées ‘profondeurs’. Qu’est-ce qui alors est ‘mis à découvert’ ? En fait, toutes les choses suprêmes qui sont dissimulées ne se dévoilent que de l’obscurité qui relève de la nuit, [et non de l’Obscurité d’En-haut]. Viens et vois : toutes les profondeurs encloses qui surgissent du sein de la Pensée et que la Voix ressaisit ne sont dévoilées que lorsque le Mot les met à découvert. Et qu’est-ce que le Mot sinon la Parole ? Cette Parole est appelée Cessation (Sabbat) (…) Cette Parole émanant de la dimension de l’obscurité met à jour les profondeurs en son sein même. Il est écrit ‘Depuis l’obscurité’, c’est dire qu’elle provient du domaine obscur, elle a sa source précisément ‘depuis’ ce dernier. »v
Charabia ? Non. Compacité. Et dans le dense, tout n’est pas si scellé, si celé.
L’on découvre ainsi que ce qui se laisse ici découvrir, ce ne sont pas les choses suprêmes, mais seulement les profondeurs de la Parole obscure, les profondeurs qui surgissent de la Pensée, mises à jour par les Mots.
L’on découvre encore que l’obscurité a plus d’un voile, et que tout voile voile plusieurs nuits.
Il y a l’Obscurité d’En-bas (qui relève de la ‘nuit’) et l’Obscurité d’En-haut (qui relève de l’obscurité originelle). Il y a l’obscurité des profondeurs et l’obscurité de l’émergence, l’obscurité des sources, l’obscurité de la Parole, l’obscurité de la Pensée, enveloppées dans leurs abîmes propres.
C’est pourquoi il est écrit : « Qu’un voile sépare pour vous le lieu Saint du Saint des Saints. »vi
Rien de ce qui se dévoile ne laisse de voiler, par là-même, ce qui ne se dévoile.
C’est pourquoi également, il est écrit : « Il prend les nuées pour son char. »vii
Le Zohar explique, dans son style inimitable, que « Rabbi Yissa Saba divise le mot ‘nuées’ (avim) en ‘av (l’opacité) et ïam (la mer). L’opacité qui est l’obscurité de la gauche recouvre la mer. ‘Il s’avance sur les ailes du vent’viii. Il s’agit là du souffle du sanctuaire de l’En-haut qui est, selon le sens ésotérique, les ‘Deux chérubins d’or’ix. Il est écrit ailleurs : ‘Il chevaucha un chérubin et vola, il plana sur les ailes du vent’.x »xi
Notons ici, au passage, la paronomase, qui ne s’entend qu’en hébreu, יִּרְכַּב / כְּרוּב , yrkav / kerouv (il chevauche / chérubin). Le psalmiste s’enivre de mots.
Le vent, en hébreu, c’est l’esprit (ruaḥ). Le verset suivant du psaume révèle où va ce vol au vent, cette chevauchée chérubinique, cette envolée de l’esprit :
יָשֶׁת חֹשֶׁךְ, סִתְרוֹ— סְבִיבוֹתָיו סֻכָּתוֹ
חֶשְׁכַת–מַיִם, עָבֵי שְׁחָקִים
«Il fit des ténèbres son voile, sa tente, ténèbre d’eau, nuée sur nuée. »xii
L’esprit va et vole dans les ténèbres, – pour s’en voiler, comme d’une tente, d’une eau sombre, d’une dense opacité.
A nouveau, la question : « Qu’est-ce qui alors est ‘mis à découvert’ ? »
On a découvert que les ailes volent et voilent, et que plus loin va le vol, plus profonde se tisse la ténèbre dont l’aile-voile se couvre.
On a découvert que plus l’esprit entre dans la ténèbre, plus se tisse le mystère.
Est-on plus avancé pour autant, demandera-t-on encore ?
Dans un verset, lui aussi compact, et étrange, Isaïe soulève un coin du voile.
אַךְ בָּךְ אֵל וְאֵין עוֹד אֶפֶס אֱלֹהִים
akh bākh El, v-éin ‘od éfès Elohim
Mot-à-mot : « Seulement en Toi Dieu, – et nul autre, pas de Dieux ».xiii
Mais pourquoi : « seulement en Toi Dieu » ? Et pas : « seulement Toi Dieu » ?
Pourquoi cet « en Toi » (בָּךְ, bākh) ?
Le « Toi » est encore un voile.
Il faut entrer.
Mais le Saint des Saints est voilé, clos, fermé.
Et maintenant le Temple même n’est plus.
Le voyage, les amis, ne fait jamais que commencer.
Il faut chevaucher le chérubin, — bākh, « avec Toi ».
iLe mot אהפ signifie « aile, feuille, feuillage, paupière », אהופ « oiseau, plumage », d’où, en forme dérivée, « ombre », et עוף voler.
iiPs 97,11
iiiGn 1,5
ivJb 12,22
vZohar. Berechit II, 32a. Trad. Charles Mopsik. Ed. Verdier, 1981, p.179-180
viEx 26,33
viiPs 104,3
viiiPs 104,3
ixEx 25,18
xPs 18,11
xiZohar. Berechit II, 32b. Trad. Charles Mopsik. Ed. Verdier, 1981, p.184
xiiPs 18,12
xiiiIs 45,14
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