Avec la Sagesse, l’Un créa les Elohim


« Zohar »

Un rabbin nommé Yechou‘a (יֵשׁוּעַ), et originaire de Nazareth, un petit village de Galilée, était connu pour être une sorte d’agitateur. Il fut interrogé par le préfet romain de Judée, Ponce Pilate. Le rabbin affirma qu’en fait, « il était roi », et qu’il était « venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité »i. Ponce Pilate connaissait ses classiques et n’était pas contre une petite discussion rhétorique. Il posa donc cette question au rabbin : « Qu’est ce que la vérité ? »ii, puis, sans attendre davantage une réponse qui ne venait pas, il sortit de la salle d’audience, et alla s’entretenir avec un groupe de Juifs qui attendaient dehors.

La question de la nature de la vérité n’avait sans doute pas été totalement éclaircie en droit romain, mais elle avait été effectivement abordée dans les Écritures juives, certes de façon allusive et non dogmatique. Néanmoins le caractère essentiel du problème semblait avoir été perçu par le Psalmiste, qui avait prononcé ces mots d’une simplicité biblique: רֹאשׁ-דְּבָרְךָ אֱמֶת, roch devar-ka émét,iii que l’on peut traduire ainsi : « Le fondement de Ta parole, c’est la vérité ».

Le mot רֹאשׁ, roch pourrait aussi être traduit par « principe »: « Vérité, le principe de ta parole ! »iv. Dans une autre traduction encore, roch prend le sens d’« essence »: « La vérité est l’essence de ta parole. »v 

Les trois mots français « fondement », « principe », « essence », font partie d’un vocabulaire philosophique, abstrait, et à ce titre, ils semblent quelque peu éloignés de l’esprit de l’hébreu ancien, langue éminemment concrète, réaliste.

Originairement, le mot roch signifie : « tête, personne, homme ». Par dérivation, métonymie ou métaphore, roch peut aussi prendre les sens suivants : « chef, sommet, pointe, chose principale » ; « somme, nombre, troupe » ; « commencement, le premier ». Enfin roch peut désigner une plante vénéneuse (la cigüe, ou le pavot), avec les sens de « poison, venin, fiel ». Parmi toutes ces acceptions du mot roch, l’une d’entre elles est à l’origine étymologique du mot reshit, « commencement ». Il se trouve d’ailleurs que c’est précisément ce mot que l’on trouve au « commencement » de la Thora, avec la célèbre formule: Be-rechit, « Au commencement ».

Si l’on voulait absolument rendre fidèlement compte (en français) de toutes les connotations implicites du mot רֹאשׁ, rosh, tel qu’il est utilisé dans le verset du Psaume 119 cité plus haut, il faudrait se résoudre à le traduire par un faisceau de formules, – un buissonnant essaim de sens: « En tête de ta parole, la vérité » ; « La pointe de ta parole, c’est la vérité » ; « La somme de ta parole est vérité » ; « La vérité est première en ta parole », « La vérité est le fiel de ta parole ».

Chacune de ces formules serait en soi manifestement insatisfaisante, mais, prises comme un ensemble, elles ouvrent de nouvelles perspectives.

Par exemple, si la vérité est « en tête » de la parole, ou dans sa « pointe », ou encore si elle est considérée comme « première », faut-il entendre que toute « parole » possède aussi un « corps », des « membres », ou des parties « secondes », où la vérité ne se trouverait pas?

Si c’est la « somme » de la parole qui incarne la « vérité », cela implique-t-il que chacune des parties de la « parole » ne la contient pas?

Comment comprendre que du « fiel » ou du « venin » (traductions possibles de roch) puissent se trouver dans la parole (en l’occurrence celle de Dieu) ?

Les traductions de roch, plus modernes, plus abstraites, que l’on a citées (« fondement, principe, essence ») semblent échapper à ces difficultés d’interprétation. Elles permettent d’emblée de donner au verset de ce psaume un vernis de profondeur, une sorte d’allure philosophique. Mais ce vernis abstrait et cet aspect philosophique sont sans doute les indices d’un réel écart par rapport au sens originel, tel que voulu par le Psalmiste, et surtout d’un éloignement d’avec le génie de l’hébreu biblique, langue plus concrète, plus réaliste. Si l’on veut rester fidèle à ce génie, le sens profond du mot roch dans ce verset doit plutôt être cherché du côté de l’acception de « commencement », qui est aussi celle du mot rechit, qui en dérive. Le mot rechit participe en effet à la description d’un moment-clé de la Création, le « Commencement », et il en tire un prestige spécial.

Cet éminent moment est décrit par le Zoharvi d’une façon étonnamment imagée, dans un passage fort étrange, plein d’une lumière obscure. Quatre traductions fort différentes de ce texte du Zohar témoignent de la difficulté de son interprétation.

Gershom Scholem propose :

« Au commencement [be-rechit], quand la volonté du Roi commença d’agir, il traça des signes dans l’aura divine. Une flamme sombre jaillit du fond le plus intime du mystère de l’Infini, l’Ein-Sof ; comme un brouillard qui donne une forme à ce qui n’en a pas, elle est enfermée dans l’anneau de cette aura, elle apparaît ni blanche, ni noire, ni rouge, ni verte, sans aucune couleur. Mais quand elle commença à prendre de la hauteur et à s’étendre, elle produisit des couleurs rayonnantes. Car au centre le plus intime de cette flamme, jaillit une source dont les flammes se déversent sur tout ce qui est en-dessous, caché dans les secrets mystérieux de l’Ein-Sof. La source jaillit, et cependant elle ne jaillit pas complètement, à travers l’aura éthérée qui l’environne. On ne pouvait absolument pas la reconnaître jusqu’à ce que, sous le choc de ce jaillissement, un point supérieur alors caché eût brillé. Au-delà de ce point, rien ne peut être connu ou compris et c’est pourquoi il est appelé Rechit, c’est-à-dire « commencement », le premier mot de la création. »vii

Quel est ce « point » que l’on appelle Rechit? Gershom Scholem indique que pour le Zohar (dont il attribue la paternité à Moïse de Léon) et pour la majorité des écrivains de la cabale, ce « point » primordial, ce « commencement » s’identifie à la « Sagesse » divine, Hokhma.

Deux autres interprétations, celle de R. Siméon Labi de Tripoli et celle de R. Moïse Cordovero, datant l’une et l’autre du 16ème siècle, ont été citées par Charles Mopsikviii :

R. Siméon Labi :

« Dans la tête [be-rechit], la parole du Roi tailla des signes dans la plus haute transparence. Un étincellement de ténèbres sortit du milieu de l’enclos de l’enclos, depuis la tête du Ein-Sof ; attaché au Golem (ou matière informe initiale), planté dans l’anneau (…) Cette source est enclose au milieu de l’enclos jusqu’à ce que grâce à la force bousculante de sa percée s’illumine un point, enclos suprême. Après ce point l’on ne sait plus rien, c’est pourquoi il est appelé Rechit (commencement), première parole. »ix

R. Moïse Cordovero :

« Au moment antérieur [be-rechit], au dire du Roi, dans son zénith suprême, il grava un signe. Une flamme obscure (ou éminente) jaillit à l’intérieur du plus enclos, qui partait des confins de l’Infini, forme dans le Golem plantée au centre de l’anneau (…) Au centre de la Flamme une source jaillit à partir de laquelle les couleurs prirent leur teinte lorsqu’elle parvint en bas. L’enclos de l’enclos de l’énigme de l’Infini tenta de percer, mais ne perça pas son air environnant et il demeura inconnu jusqu’à ce que, de par la puissance de sa percée, un point s’illuminât, enclos suprême. Au-dessus de ce point rien n’est connaissable, c’est ainsi qu’il est appelé Rechit, commencement, première de toute parole. »x

Quant à lui, Charles Mopsik propose une autre traduction encore, tranchant dans le vif:

« D’emblée [be-rechit], la résolution du Roi laissa la trace de son retrait dans la transparence suprême. Une flamme obscure jaillit du frémissement de l’Infini dans l’enfermement de son enfermement. Telle une forme dans l’informe, inscrite sur le sceau. Ni blanche, ni noire, ni rouge, ni verte, ni d’aucune couleur. Quand ensuite il régla le commensurable, il fit surgir des couleurs qui illuminèrent l’enfermement. Et de la flamme jaillit une source en aval de laquelle apparurent les teintes de ces couleurs. Enfermement dans l’Enfermement, frémissement de l’Infini, la source perce et ne perce pas l’air qui l’environne et elle demeure inconnaissable. Jusqu’à ce que par l’insistance de sa percée, elle mette en lumière un point ténu, enfermement suprême. Par de-là ce point, c’est l’inconnu, aussi est-il appelé ‘commencement’, dire premier de tout. »xi

Mopsik se distingue nettement des autres traducteurs, dès la première phrase, en proposant que le Roi « laisse la trace de son retrait dans la transparence suprême », plutôt que de « graver ou tailler des signes ».

Il justifie ce choix audacieux de cette manière : « Ce qui nous a conduit à préférer l’expression ‘laisser la trace de son retrait’ à ‘inscrire des signes’ vient du fait que le verbe galaf ou galif ne se rencontre que très rarement dans le Midrach, et quand il apparaît, il est associé à l’idée d’inscrire en creux, d’ouvrir la matrice. Ainsi c’est ce terme qui est employé quand Dieu a visité Sarah puis Rikva qui étaient stériles (Cf. Gen 47.2 , Gen 53.5 et Gen 63.5). Il est donc probable que le Zohar utilise ces connotations de l’ordre de la génération et de la fécondation. De plus, le passage en question a été interprété postérieurement par l’école de Louria comme une évocation du Tsimtsoum, ou retrait du divin. »xii

Dans l’interprétation de Mopsik, il faut comprendre qu’au commencement, Dieu « ouvre la matrice », puis Il s’en retire, mais cependant Il y « laisse la trace de son retrait ». De quelle « matrice » s’agit-il ? Selon le Zohar, cette ‘matrice’ est une image de la « Sagesse » (Hokhmah). En effet, un peu plus loin, le Zohar donne ces explications relativement cryptiques, et néanmoins éclairantes : « Jusqu’à maintenant, cela a été le secret de ‘YHVH Elohim YHVH’. Ces trois noms correspondent au secret divin que contient le verset ‘Au commencement, créa Elohim’. Ainsi, l’expression ‘Au commencement’ est un secret ancien, à savoir : la Sagesse (Hokhmah) est appelée ‘Commencement’. Le mot ‘créa’ fait aussi allusion à un secret caché, à partir duquel tout se développe. »xiii

Résumons brièvement ce que nous venons d’apprendre. La Sagesse (Hokhmah) a aussi pour nom ‘Commencement’ (Rechit). La « matrice » que Dieu « ouvre » au ‘Commencement’, avant de « s’en retirer » est celle de la Sagesse. Selon Charles Mopsik, les métaphores que le Zohar emploie pour décrire ce moment évoquent la « génération » et la « fécondation ». Le Zohar, décidément bien informé, livre encore ces précisions: « Avec ce Commencement-là, l’Un caché et inconnu a créé le Temple (ou le Palais), et ce Temple est appelé du nom ‘Elohim’. Ceci est le secret des mots : ‘Au commencement créa Elohim’ ».xiv

Le grand secret est indicible, mais il s’étale à l’évidence dans le Zohar : L’Un s’unit à la Sagesse (dont l’autre nom est ‘Commencement’), puis il s’en retire, tout en y laissant sa trace. De cette union de l’Un et du Commencement naît le Temple (qui s’appelle aussi ‘Elohim’).

Toujours selon le Zohar, il faut enfin comprendre le premier verset de la Thora ‘Be-rechit bara Elohim’ de la manière suivante: « Avec le Commencement, [l’Un, le Caché] créa les Elohim (les Seigneurs) ».

Comment ne pas s’étonner que le ‘monothéisme’ judaïque affirme ainsi que, dès l’origine, et dès la première phrase de la Thora, se révèle une sorte de trinité, – celle de l’Un, de la Sagesse et des Elohim? Cette « trinité » n’est pas statique : les Elohim sont ‘engendrés’ par la Sagesse, laquelle est ‘fécondée’ par l’Un.

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iJn 18,37

iiJn 18,38

iiiPs. 119,160

ivLa Bible de Jérusalem. Ed. du Cerf, Paris, 1996

vGershom G. Scholem, in Le nom de Dieu et la théorie kabbalistique du langage. Alia. 2018, p.11

viZohar 1,15a

viiZohar 1,15a. Cité par Gershom G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive. Traduction de l’anglais par Marie-Madeleine Davy. Ed. Payot, Paris, 2014, p.320

viiiCharles Mopsik. Le Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.482

ixR. Siméon Labi de Tripoli in Ketem Paz Biour ha Milot (Éclaircissement des mots), 1570. Cité par Charles Mopsik in op.cit.p.482

xR. Moïse Cordovero, Or Yakar, Cité par Charles Mopsik in op.cit.p.483

xiTraduction de Charles Mopsik. Le Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.484

xiiCharles Mopsik. Le Zohar. Ed. Verdier. 1981, p.484

xiiiZohar 1,15b

xivZohar 1,15a

Sages vs. Prophètes


« Isaïe »

La Kabbale juive met le Sage fort au-dessus du Prophète. Pourquoi cette hiérarchie ? Est-elle justifiée ? Que nous apprend-elle sur le passé ? Cette vision des choses est-elle encore appropriée aux défis futurs ?

Questions difficiles… Mais commençons par les éléments à charge contre le prophétisme, et par ce que la Kabbale avance en faveur du Sage. « Le Sage l’emporte toujours sur le Prophète, car le Prophète est tantôt inspiré, tantôt non, tandis que l’Esprit Saint ne quitte jamais les Sages ; ils ont connaissance de ce qu’il y a eu En-Haut et En-Bas, sans qu’ils soient dans l’obligation de le révéler. »i

Les Sages « savent », dit le Zohar, ils « connaissent ». Leur sagesse est telle qu’ils se dispensent même du risque d’en parler publiquement. Il n’y aurait que des malentendus à laisser se propager, des incompréhensions assurées. Quel en serait le bénéfice ? De leur sagesse, les Sages se gardent bien de « révéler » ce qu’ils en « savent », ou même ce qu’ils peuvent en dire. C’est parce qu’ils sont « sages » qu’ils ne révèlent pas ce qui fonde leur « sagesse ».

Rien d’exceptionnel en cela. Dans une tout autre culture, celle du bouddhisme Zen, on trouve mille exemples d’une attitude comparable. « Un jour Fa-ien citait ce dialogue connu de Tchao-tcheou et d’un moine. Le moine demanda : ‘Quelle est votre manière d’enseigner ?’ Tchao-tcheou dit : ‘Je suis sourd ; parlez plus haut, je vous prie.’ Le moine répéta la question. Alors Tchao-tcheou dit : ‘Vous me demandez quelle est ma manière d’enseigner, et j’ai déjà découvert la vôtre.’ Ce mondo servit à ouvrir au satori l’esprit de Fo-kien. Il demanda alors au maître : ‘Je vous en prie, indiquez-moi où est la vérité ultime du Zen.’ Le maître répondit : ‘Un monde de multiplicités est tout entier marqué du sceau de l’Unique.’ Kien s’inclina et se retira. »ii

Que font donc les Sages juifs alors, ou bien les Maîtres zen, ou encore tout autre ‘sachant’ de quelque culture que ce soit, s’ils ne consentent pas à révéler aux impétrants quelque parcelle de leur savoir ? Ils ont sans doute, les uns et les autres, mieux à faire. Plutôt que de trop perdre de temps et disperser leurs efforts, ils jugent plus appropriés de continuer d’approfondir ce savoir même, et d’étudier pour gravir sans cesse l’échelle de la connaissance ?…Sont-ils donc indifférents, ces sages, ces maîtres, quant au sort de ceux qui viennent leur demander de l’aide ? Peut-être, connaissant l’ampleur de la tâche, donnent-ils quelques indications allusives, charge restant aux chercheurs de tracer leur propre voie ?

« Ceux qui se livrent à l’étude de la Torah sont toujours préférables aux prophètes. Ils sont en effet d’un niveau supérieur, car ils se tiennent En-Haut, en un lieu dénommé Torah, qui est le fondement de toute foi. Les prophètes se tiennent à un niveau inférieur, appelé Netsah et Hod. Aussi ceux qui s’adonnent à l’étude de la Torah sont-ils plus importants que les prophètes, ils leurs sont supérieurs. »iii

En Israël, l’antagonisme frontal entre Sages et Prophètes a une longue histoire. Elle peut peut se résumer à la rivalité millénaire entre le judaïsme prophétique et le judaïsme rabbinique.

Gershom Scholem, qui a étudié les grands courants de la mystique juive, relève « un point essentiel sur lequel le Sabbatianisme et le Hassidisme se rejoignent, tout en s’éloignant de l’échelle rabbinique des valeurs, à savoir : leur conception du type idéal de l’homme auquel ils attribuent la fonction de chef. Pour les juifs rabbiniques, et tout particulièrement à cette époque, le type idéal reconnu comme le chef spirituel de la communauté est le savant, celui qui étudie la Torah, le Rabbi instruit. De lui, on n’exige aucune renaissance intérieure. (…) A la place de ces maîtres de la Loi, les nouveaux mouvements donnèrent naissance à un nouveau type de chef, le voyant, l’homme dont le cœur a été touché et changé par Dieu, en un mot, le prophète. »iv

La rivalité entre le savant et le voyant peut se graduer selon une échelle supposée, qui relierait symboliquement l’En-Bas et l’En-Haut. Pour le judaïsme rabbinique, le savant talmudique, l’étudiant de la Torah, est dit ‘supérieur’ au voyant, au prophète ou à celui-là même dont le cœur a été changé par Dieu.

Une fois posée une sorte d’échelle de comparaison, d’autres hiérarchies prolifèrent à l’intérieur de la caste des ‘maîtres de la Loi’. Elles se fondent sur la manière plus ou moins convenable dont on étudie la Loi, sur la façon plus ou moins adéquate dont on s’approche de la Torah.

Les textes en témoignent.

« Pourquoi est-il écrit d’une part : ‘Car ta grâce s’élève jusqu’aux cieux.’ (Ps 57,11) et d’autre part : ‘Ta grâce dépasse les cieux’ (Ps 108,5) ? Il n’y a pas contradiction entre ces ceux versets. Le premier se rapporte à ceux qui ne s’occupent pas de la Torah d’une façon désintéressée, tandis que le second s’applique à ceux qui étudient d’une façon désintéressée. »v

On pourrait en conclure (sans doute trop hâtivement) qu’on a donc intérêt à être désintéressé (quant au but de l’étude), et à se désintéresser de tout intérêt (pour la finalité de la Torah), si l’on veut connaître la grâce qui ‘dépasse les cieux’.

Mais une autre piste de recherche s’ouvre aussitôt.

Plutôt que de concerner seulement ceux qui ‘étudient la Torah’, la grâce qui ‘s’élève jusqu’aux cieux’ et la grâce qui ‘dépasse les cieux’ pourraient s’appliquer respectivement aux maîtres de la Loi et aux prophètes, – à moins que ce ne soit l’inverse ? Comment savoir ?

On vient de voir que le Zohar prend résolument parti pour la supériorité des maîtres de la Loi sur les prophètes. Mais l’ambivalence des textes de la Bible hébraïque permet sans doute bien d’autres interprétations. Peut-être pouvons-nous puiser dans les dires des Prophètes eux-mêmes afin de nous faire une opinion à leur sujet, et tenter de voir si ce qu’ils ont à dire peut ‘dépasser les cieux’ ?

Isaïe déclare à propos de sa propre mission prophétique :

« Oui, ainsi m’a parlé YHVH lorsque sa main m’a saisi et qu’il m’a appris à ne pas suivre le chemin de ce peuple, en disant : ‘Vous n’appellerez pas complot tout ce que ce peuple appelle complot, vous ne partagerez pas ses craintes et vous n’en serez pas terrifiés. C’est YHVH Tsebaot que vous proclamerez saint c’est lui qui sera l’objet de votre crainte et de votre terreur. Il sera un sanctuaire, un rocher qui fait tomber, une pierre d’achoppement pour les deux maisons d’Israël, un filet et un piège pour les habitants de Jérusalem. Beaucoup y achopperont, tomberont et se briseront, il seront pris au piège et capturés. Enferme un témoignage, scelle une instruction au cœur de mes disciples.’ J’espère en YHVH qui cache sa face à la maison de Jacob. »vi

Selon le témoignage d’Isaïe, YHVH déclare qu’il est lui-même un ‘rocher qui fait tomber’, une ‘pierre d’achoppement’, un ‘filet et un piège’. Mais, un peu plus loin, Isaïe inverse radicalement cette métaphore de la ‘pierre’ et lui donne un sens inverse.

« Ainsi parle le Seigneur YHVH :

Voici que je vais poser en Sion une pierre, une pierre de granite, pierre angulaire, précieuse, pierre de fondation bien assise : celui qui s’y fie ne sera pas ébranlé. »vii

Contradiction ? Non. Pour paraphraser ce qui a été dit plus haut sur l’étude intéressée et désintéressée de la Torah, avançons que la ‘pierre de fondation bien assise’ s’applique aux vrais prophètes.

En revanche, la ‘pierre d’achoppement’ se rapporte aux ‘insolents’, à ceux qui ont ‘conclu une alliance avec la mort’, qui ont fait du ‘mensonge’ leur ‘refuge’ et qui se sont ‘cachés dans la fausseté’,viii ainsi qu’aux faux prophètes, aux prêtres et à tous ceux qui prétendent ‘enseigner des leçons’ et ‘expliquer les doctrines’…

Isaïe éructe et tonne. Sa fureur éclate contre les pseudo-maîtres de la Loi.

« Eux aussi, ils ont été troublés par le vin, ils ont divagué sous l’effet de la boisson. Prêtre et prophète, ils ont été troublés par la boisson, ils ont été pris de vin, ils ont divagué sous l’effet de la boisson, ils ont été troublés dans leurs visions, ils ont divagué dans leurs sentences. Oui, toutes les tables sont couvertes de vomissements abjects, pas une place nette ! »ix

Les faux prophètes et les prêtres sont ivres et roulent dans leurs vomissements abjects… Leurs visions sont troubles… Leurs sentences divaguent… Ils bégaient, ils ânonnent des phrases absurdes, mais YHVH leur resservira leurs leçons dérisoires et les renversera de leurs piédestals :

« A qui enseigne-t-il la leçon ? A qui explique-t-il la doctrine ? A des enfants à peine sevrés, à peine éloignés de la mamelle, quand il dit : ‘çav laçav, çav laçav ; qav laqav, qav laqav ; ze ‘êr sham, ze ‘êr shamx Oui c’est par des lèvres bégayantes et dans une langue étrangère qu’il parlera à ce peuple (…) Ainsi YHVH va leur parler ainsi : ‘çav laçav, çav laçav ; qav laqav, qav laqav ; ze ‘êr sham, ze ‘êr sham’, afin qu’en marchant ils tombent à la renverse, qu’ils soient brisés, pris au piège, emprisonnés. »xi

Comme on voit, Isaïe avait, avec plus d’un millénaire d’avance, prévenu le mépris subtil des savants kabbalistes et quelque peu ridiculisé les sentences sapientiales des maîtres rabbiniques. Aujourd’hui, qu’est-il advenu de la bipolarité ancienne des judaïsmes prophétiques et rabbiniques? Il semble que le judaïsme rabbinique occupe presque tout le terrain idéologique désormais… Le temps des (vrais) prophètes semble terminé depuis plus de deux millénaires… Les (faux) prophètes sont particulièrement déconsidérés depuis la prolifération récurrente de multiples « faux-Messies » (de Jésus de Nazareth à Isaac Luria, Sabbataï Zevi et Nathan de Gaza…) Il y a peu d’espoir que le Messie se risque à nouveau sur la scène mondiale avant fort longtemps. On a vu ce qu’il en coûtait aux audacieux qui s’étaient risqués à occuper le rôle.

Quelle ouverture, donc, pour tous ceux qui cherchent quelque voie bonne pour l’humanité dans son ensemble, prise dans une planète étrécie, en souffrance, menacée de toutes parts ?

Je ne saurais le dire, n’étant pas Sage.

Je sais seulement que si quelque réponse existe en vérité, il faudrait sans doute être un peu prophète pour pouvoir commencer de la balbutier…

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iZohar II 6b (Shemot). Cité par Rabbi Hayyim de Volozhyn. L’âme de la vie. Quatrième portique : Entre Dieu et l’homme : la Torah. Ed. Verdier 1986, p.215

iiD.T. Suzuki. Essais sur le Bouddhisme Zen. 2e Série. Albin Michel. 1972, p.229

iii Zohar III 35a (Tsav). Cité par Rabbi Hayyim de Volozhyn. L’âme de la vie. Quatrième portique : Entre Dieu et l’homme : la Torah. Ed. Verdier 1986, p.215

ivGershom Scholem. Les grands courants de la mystique juive. Trad. M.-M. Davy. Ed. Payot et Rivages, Paris, 2014, pp.483-484

vRabbi Hayyim de Volozhyn. L’âme de la vie. Quatrième portique : Entre Dieu et l’homme : la Torah. Ed. Verdier 1986, p.210

viIs 8, 11-17

viiIs 28,16

viiiIs 28, 14-15

ixIs 28, 7-8

xLittéralement : « Ordre sur ordre…mesure sur mesure… un peu ici, un peu là ». Ceci peut s’interpréter comme une imitation dérogatoire des pseudo « maîtres de la Loi ».

xiIs 28, 9-13

Comme si les Dieux vous regardaient


« Sénèque ».

Le sage me regarda et prit la parole : – Fuyez les grandes réunions, évitez aussi les petites ; fuyez même la conversation d’un homme seul. Il n’y a jamais personne avec qui l’on puisse réellement communiquer au sujet de ce qui est le plus important, pour soi. D’ailleurs, il n’est même pas sûr que vous ne devriez pas vous fuir vous-même… J’ai rencontré un jour un jeune homme qui se tenait à l’écart et semblait soliloquer. Je lui demandai ce qu’il faisait là. ‘Je m’entretiens avec moi-même’, dit-il. Je lui répondis: ‘Prenez garde que vous ne soyez en mauvaise compagnie !’…

Je répondis au sage : – Merci de vos bons conseils, cher maître, j’apprécie le caractère excessif de vos observations, pleines d’une certaine justesse, assez caractéristique de votre stoïcisme sceptique. Et merci aussi pour l’anecdote de chute, j’avoue que c’est là un bel échange, un peu sarcastique, certes, avec sa dose d’acide ironie. Dans l’ensemble, tout cela est, au fond, très bien vu, et fait pour moucher les sots. Mais quid du sens de votre amusante réplique, s’il se trouvait que ce jeune homme fût un Kant ou un Rimbaud, un Socrate ou un Sénèque ? Et qu’en conséquence sa compagnie fût pour lui rien moins que mauvaise ?

Il rétorqua : – La solitude ne convient pas à tous. Il est bon de tenir compagnie, par exemple, à une personne qui souffre, ou qui est plongée dans l’angoisse, bouleversée par la crainte d’un sort tragique, inattendu et menaçant. On ne doit laisser personne dans la solitude, roulant sans fin de mauvaises pensées. Toute personne pourrait les tourner contre autrui ou contre elle-même, puis être amenée à exacerber ses passions, et en venir à exhiber aux yeux de tous ce qu’elle tenait jusqu’alors soigneusement caché, par crainte ou pudeur.

– Ne vous contredisez-vous pas, cher maître ? Après la fuite des autres, voilà que vous prônez la solidarité avec l’autre ? Et si cet autre, ou ce proche, en venait à ces excès, ne serait-ce pas une sorte de nécessaire libération, une mise au jour salutaire de vérités intimes, une expurgation de secrets purulents ?

– Il y a un temps pour tout, mon ami. Un temps pour la solitude, et un temps pour la solidarité. Un temps pour la systole et un temps pour la diastole. Le plus important, dans toutes les circonstances, et autant qu’humainement possible, c’est ne jamais laisser des cœurs vivants totalement cesser de battre, et ainsi se laisser anéantir. Dans le plus grand malheur, il est nécessaire de garder quelque force d’âme. C’est surtout là, d’ailleurs, que l’âme se révèle en tant que telle, et même aux yeux des plus enragés matérialistes. À l’inverse, quand tous les Dieux seraient avec vous, et qu’ils vous auraient couvert de leurs grâces, ne vous retenez pas de les fatiguer sans cesse par de nouvelles prières, demandez-leur de continuer de vous gratifier de la santé de l’esprit et du corps. La santé est si fragile, et la vie si éphémère… Les Dieux ne sont pas si indifférents ni si insensibles. Si vous leur parlez avec un peu de foi, ils pourraient prêter l’oreille à vos désirs, pourvu bien sûr que ceux-ci n’aillent pas contre le bien d’autrui, mais plutôt visent son avantage. Croyez surtout que vous ne serez enfin libre de toute convoitise, que lorsque vous en viendrez à ne plus rien demander aux Dieux que vous ne puissiez exprimer à haute voix, devant tout le monde. Mais, je le reconnais, il y a des hommes qui, au cours de leur bref passage sur terre, deviennent de plus en plus fous ! Ils font dans le secret de leur cœur des prières honteuses, qui, si elles venaient à être connues, les déshonoreraient, sans doute, ou feraient la matière de bons romans noirs. Des gens impudents, des âmes viles, des esprits brisés, disent aux Dieux des mots qu’ils n’oseraient pas dire aux personnes qu’ils fréquentent. Mon ami, faites en sorte que personne n’en vienne un jour à vous tancer en vous disant ceci : ‘Vivez avec les hommes comme si les Dieux vous regardaient, et parlez aux Dieux comme si les hommes vous écoutaient’.i

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iD’après l’épître X de Sénèque à Lucilius.

Métaphysique du ḥijâb, – ou: ‘Toi, c’est moi!’


‘Le martyr d’al-Hallâj à Bagdad, en 922’

Bien sûr, les noms ne sont pas les choses. Ce qu’un nom nomme n’est jamais vraiment réel. Au contraire, tout nom voile ce qu’il est censé nommer, – il cache, bien plus qu’il ne révèle.

Al-Hallâj, martyr soufi, mort à Bagdad en l’an 922, avait développé une théorie sur le « voile du nom », ḥijâb al-ism. Le mot ḥijâb (حِجاب) possède une dimension philosophique. Il ne désigne pas ici le « voile » de la femme, lequel est plutôt appelé burqa‘ ou sitâr, en arabe classique. Pour Hallâj, il y a une nécessité qu’un « voile du nom » soit posé sur les choses, qu’un ḥijâb couvre d’un nom la face de tout ce qui est. C’est Dieu Lui-même qui est à l’origine de ce voile des noms porté sur les choses. Le voile est là pour le bien des hommes. Sans ce voile, la réalité parfaitement mise à nue, les aveuglerait, ou plutôt leur ferait perdre conscience d’eux-mêmes. Les hommes ont besoin qu’un voile soit posé sur tout ce qu’ils voient, et leur propre nature est elle-même recouverte, aux yeux de leur conscience, d’un « voile » dont ils n’ont pas même conscience.

Hallâj formule sa théorie ainsi : « Il les a revêtus (en les créant) du voile de leur nom, et ils existent ; mais s’Il leur manifestait les sciences de Sa puissance, ils s’évanouiraient ; et s’Il leur découvrait la réalité, ils mourraient. »i

Deux mille ans avant Hallâj, était déjà apparue l’idée juive que la mort est assurée pour tout homme qui voit Dieu face à faceii. Maintenant, avec Hallâj, on découvrait l’idée que la mort attend aussi l’homme qui voit, non pas ce Dieu terrible Lui-même, mais seulement le monde, et les choses, – sans leur voile.

Quel est la nature du ḥijâb posé sur le monde ? Hallâj pose cette question, et il y répond : « Le voile ? C’est un rideau, interposé entre le chercheur et son objet, entre le novice et son désir, entre le tireur et son but. On doit espérer que les voiles ne sont que pour les créatures, non pour le Créateur. Ce n’est pas Dieu qui porte un voile, ce sont les créatures qu’il a voilées. »iii Et Hallâj ne résiste pas ici à la joie d’un jeu de mots, presque intraduisible, mais pas complètement : « i‘jâbu-ka hijâbu-ka ». La langue arabe, friande d’allitérations et de paronomases, ne livre pas ses beautés d’emblée. Louis Massignon traduit cette formule, bien frappée, de la manière suivante : « Ton voile (hijâbu-ka), c’est ton infatuation ! (i‘jâbu-kaiv.

Le mot ‘infatuation’ comporte une nuance moralisante. L’homme fat, l’homme infatué de lui-même, plein de son orgueil, se rend par là aveugle à l’essence de la réalité qui l’entoure, alors que c’est elle qui, en réalité, le nanifie, en son immanence.

Après consultation de mes dictionnaires favorisv, je propose une autre nuance de traduction. Mot-à-mot : « Ton émerveillement, c’est ton voile ! ». La traduction du mot i‘jâb, إِءْجاب , par « émerveillement » est conforme à la leçon des dictionnaires. Une autre acception du mot i‘jâb est « admiration ». Ce mot provient de la racine verbale ‘ajiba, عَجِبَ, qui signifie « être étonné, être saisi d’étonnement à la vue de quelque chose ».

D’où vient alors la traduction proposée par Massignon ? Pourquoi traduire i‘jâb par « infatuation » ?

Massignon semble peut-être avoir eu en tête le mot ‘ujb ءُجْب , qui provient lui aussi de la même racine verbale ‘ajiba, bien qu’avec une phonétisation très différente de i‘jâb. Le mot ‘ujb signifie « fatuité, suffisance, admiration de soi-même », mais tant sa vocalisation que son acception sont très éloignées du mot i‘jâb.

Problématique du point de vue lexical et sémantique, la traduction de Massignon me paraît surtout teintée d’un fort pessimisme ontologique : l’homme, par sa « suffisance », par son « infatuation », serait censé avoir provoqué la pose d’un « voile » entre lui-même et le monde, et plus grave encore, entre lui-même et l’objet de sa recherche, le divin. L’homme fat s’admire lui-même, – comment pourrait-il s’émerveiller du divin ?

Je crois qu’il faut s’en tenir à la leçon des dictionnaires, et traduire i‘jâb non par « infatuation » mais par « émerveillement ». Dans sa recherche, il peut être donné à l’homme d’apercevoir un peu de la splendeur cachée, un peu de la gloire divine, et il en ressent de l’« émerveillement » (i‘jâb). Mais c’est alors qu’un voile (ḥijâb) est posé sur son esprit pour le protéger d’une trop grande lumière, et peut-être aussi pour l’inciter à poursuivre sa recherche.

L’émerveillement est, en soi, une merveille. Pourtant, il ne faut pas s’y arrêter. Cet émerveillement même, il faut maintenant le dépasser.

L’émerveillement est aussi un voile. Pourquoi ? Parce qu’il stupéfie et comble. Mais au-delà de ce voile de l’émerveillement, il y a un autre voile, celui de l’étonnement, qui incite, éveille, et met en marche.

Après son jeu de mots sur ḥijâb et i‘jâb, Hallâj doubla la mise, et joua à nouveau avec le verbe ‘ajibtu (« je m’étonne ») : ‘ajibtu minka wa minni. Mot à mot : « Je m’étonne de Toi et de moi. »

Nulle trace chez Hallâj de fatuité ou de vanité. Il y a seulement de l’étonnement, au sens le plus fort qui soit. L’âme de Hallâj est bouleversée par une intuition, double et fulgurante:

« Je m’étonne de Toi et de moi, – ô Vœu de mon désir !

Tu m’avais rapproché de Toi,

au point que j’ai cru que Tu étais mon ‘moi’,

Puis Tu T’es dérobé dans l’extase,

au point que tu m’as privé de mon ‘moi’, en Toi.

Ô mon bonheur, durant ma vie,

Ô mon repos, après mon ensevelissement !

Il n’est plus pour moi, hors de Toi, de liesse,

si j’en juge par ma crainte et ma confiance,

Ah ! dans les jardins de Tes intentions j’ai embrassé toute science,

Et si je désire encore une chose,

C’est Toi, tout mon désir ! »vi

Mais Hallâj ne s’arrête pas là.

Dans le cheminement du mystique soufi, il y a trois phases, l’ascèse du murîd, ‘celui qui désire Dieu’, la purification passive du murâd, ‘celui que Dieu désire’, et l’union proprement dite, quand le mystique devient mulâ‘, ‘celui à qui tout obéit’. Hallâj les décrit ainsi : « Renoncer à ce bas monde c’est l’ascèse du sens ; – renoncer à l’autre vie, c’est l’ascèse du cœur ; – renoncer à soi-même, c’est l’ascèse de l’Esprit. »vii Au dernier stade, l’esprit du mulâ‘ se mélange intimement avec l’Esprit divin. Il y a fusion complète, indiscernable, du moi (humain) avec le Toi (divin).

« Ton Esprit s’est emmêlé à mon esprit, tout ainsi

Que se mélange le vin avec l’eau pure.

Aussi, qu’une chose Te touche, elle me touche.

Voici que ‘Toi’, c’est ‘moi’, en tout.

(…)

Je t’appelle…non, c’est Toi qui m’appelle à Toi !

Comment aurais-je dit ‘c’est Toi !’ – si Tu ne m’avais dit ‘c’est Moi !’ ? »viii

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iSulamî, tabaqât ; Akhb., n°1. Cité par Louis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 183.

iiEx 33,20

iiiMs. Londres 888, f. 326 b. Cité par Louis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 184

ivLouis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 184

vJ’ai consulté le Dictionnaire arabe-français Larousse, ainsi que le Dictionnaire arabe-français de Biberstein-Kazimirski.

viLouis Massignon. La passion de Husayn Ibn Mansûr Hallâj. Tome III. Gallimard. 1975, p. 184 (Traduction légèrement modifiée).

viiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.48

viiiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.49-50

L’ange (de l’Histoire) à Berlin


« Angelus novus – Paul Klee ».

Gershom Scholem immigra en Israël en 1923 et s’installa à Jérusalem. Il fut très déçu. Du moins, c’est ce dont ses poèmes témoignent, avec leurs paroles crues et désenchantées, – quoique porteuses aussi, peut-être, d’un autre espoir, indistinct, secret, informulable, – mais à l’évidence brûlant.

Sous le titre « Triste rédemption », Scholem écrivit en 1926 ces lignes :

« La gloire de Sion semble révolue

La réalité a su résister

Ses rayons sauront-ils à l’improviste

pénétrer au cœur du monde ?

(…)

Jamais Dieu ne pourrait t’être plus proche

Lorsque le désespoir te ronge

Dans la lumière de Sion, d’elle-même naufragée. »i

Scholem avait perdu la foi. La foi en quoi ? Pour lui, tombait inexorablement la nuit.

« J’ai perdu cette foi

Qui m’a conduit ici.

Mais depuis que j’ai abjuré

Il fait nuit tout autour. »ii

Quatre ans plus tard, le 23 juin 1930, Scholem écrivit un poème qui confirmait la profondeur de sa déréliction, – mais qui ouvrait aussi un chemin, perforant toute clôture, brisant les barrières, et se projetant dans l’ampleur, dans le vaste, dans le monde, « hors du rêve », et contemplant, en pensée, le « dehors à nouveau ».

« Mais le jour nous a profanés.

Ce qui croît exige la nuit.

Nous sommes livrés à des puissances,

Par nous insoupçonnées.

Incandescente l’histoire

Nous a jetés dans ses flammes,

Ruinée la secrète splendeur,

Offerte au marché, trop visible, alors.

Ce fut l’heure la plus sombre

Un réveil hors du rêve.

Pourtant ceux qui étaient blessés à mort

Le remarquaient à peine.

Ce qui était intérieur

S’est transformé, passant à l’extérieur,

Le rêve s’est mué en violence,

Nous sommes dehors à nouveau,

Et Sion est sans forme. »iii

Comment interpréter, chez Gershom Scholem, le changement de son état d’esprit, après quelques années passées en Israël ? Comment expliquer la manière directe qu’il eut d’en faire part, publiquement ? Comme l’affreuse déception d’une âme idéaliste, confrontée à la violence du réel, sous ses yeux ? Ou comme la hantise de menaces exogènes, employant ailleurs d’autres formes, plus terribles, plus terminales, un peu plus au nord, et sous d’autres longitudes ? Ou encore comme une sorte d’innocence, ou un aveuglement, loin de soupçonner ce qui allait advenir, mais qui s’annonçait déjà là d’où il avait émigré, et qui semblait devoir s’installer durablement, sur la scène gluante, brune, noire et rouge de l’Histoire?

Le 15 juillet 1921, deux années environ avant son départ pour Israël, Gershom Scholem adressa un poème à Walter Benjamin, – intitulé « Salut de l’ange ». A la demande de son ami Benjamin, Scholem avait conservé pour lui un dessin de Paul Klee lui appartenant. Il l’avait placé sur un mur, dans son appartement berlinois. Scholem prit sa plume de poète, et fit dire quelques mots à cet ange de papier, – destiné à devenir célèbre, sous le nom d’« Ange de l’Histoire ». Ce fut aussi sous ce nom que Benjamin évoqua lui-même ce dessin dans un texte écrit peu avant son suicide en 1940, à Portbou, en Catalogne. Voici les mots de l’ange, tels que pensés par Scholem :

« Je suis au mur, et magnifique,

Je ne regarde personne,

Le ciel m’a envoyé,

Je suis l’homme angélique.

Dans la pièce où je suis, l’homme est bien bon,

Mais il ne m’intéresse pas.

Je suis sous la protection du Très-Haut

Et n’ai besoin d’aucun visage ».iv

La pièce, au mur de laquelle l’ange se trouvait accroché, appartenant à Gershom Scholem, on en déduit que celui-ci était l’homme «bien bon » du poème, cet homme qui « n’intéresse pas » l’ange, lequel se désigne lui-même comme « l’homme angélique ».

L’ange affirme de lui-même qu’il est « magnifique », qu’il est « sous la protection du Très-Haut », mais aussi qu’il ne « regarde personne » et qu’il n’a « besoin d’aucun visage »…

Qu’un ange soit « magnifique » et qu’il soit « sous la protection du Très-Haut » n’est pas en soi très étonnant. En revanche, pourquoi cet ange ne regarde-t-il personne ? Pourquoi n’a-t-il « besoin d’aucun visage » ?

Peut-être serait-ce parce que cet ange-là sait déjà qu’il représente tous les visages de l’Histoire, puisqu’il est censé en être « l’Ange » ? L’auteur du dessin, Paul Klee, avait peut-être une opinion à ce sujet, mais nous n’en savons rien. L’on doit seulement se reposer sur l’intuition de Gershom Scholem à cet égard, ou celle de Benjamin, deux décennies plus tard?

Autre hypothèse : peut-être tout ange, particulièrement dans la tradition hébraïque, a-t-il quelque vocation à incarner en puissance « tous les visages », ou bien tout ange incarne-t-il symboliquement le visage de toutes les « puissances », le visage de toutes les « armées » (tsabaoth) célestes?

Autre hypothèse encore : peut-être tout « visage », le mot hébreu panim nous l’enseigne, est-il fondamentalement pluriel ? Et alors, tous les visages de l’Histoire, – passée, présente et future –, représenteraient-ils une pluralité de pluralités, une totalité essentiellement plurielle ? Or l’ange, on le sait, n’est pas d’abord tourné vers la pluralité, et encore moins vers la pluralité des pluralités. Tout ange a d’abord vocation à se tourner seulement vers l’Un. Peut-être l’ange n’a-t-il « besoin d’aucun visage », parce qu’il n’a besoin que d’un seul visage, celui de l’Un, et qu’il ne regarde que Lui ? Mais comment l’Un pourrait-il avoir un « visage » (panim), essentiellement pluriel, du moins grammaticalement ?

Peut-être l’une de ces hypothèses est-elle la bonne ? Ou aucune? Il reste cependant quelque chose de bouleversant dans l’affirmation que « l’ange de l’Histoire » ne s’intéresse pas à « l’homme bon », et qu’il n’a « besoin d’aucun visage ». Qu’est donc venu faire alors à Berlin, cet ange « magnifique » et blasé, indifférent mais prêt à la lutte, en se laissant accrocher sur un mur, dans les années 1920 ?

Contemplait-il déjà les lointains à venir ?

Ou bien fallait-il nécessairement qu’un visage au moins, et par avance, « Réponde à tous les noms du monde. »v

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iGershom Scholem. Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 303

iiGershom Scholem. « Media in Vita ». (1930-1933) Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 304

iiiGershom Scholem. « Rencontre avec Sion et le monde (Le déclin) ». (23 juin 1930) . Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 304

ivGershom Scholem. «Salut de l’ange (à Walter pour le 15 juillet 1921)» . Aux origines religieuses du judaïsme laïque. De la mystique aux lumières. Calmann-Lévy, 2000, p. 304

v« Il fallait bien qu’un visage

Réponde à tous les noms du monde. »

Paul Éluard . Capitale de la douleur. XXIX – Poésie/Gallimard 1966

Le bráhman, le brahmán, la kénose et le tsimtsoum


« Arjuna ».

Un jour, un homme du nom d’Arjuna se vit instruire de la « sagesse la plus secrète », du « secret d’entre les secrets », de la « connaissance la plus pure », du « savoir, roi entre toutes les sciences ». Du moins c’est ainsi que la Bhagavadgītā (भगवद्गीता) présente la chose. Si, alléché par la promesse d’un festin cognitif, le lecteur se plonge aujourd’hui dans ce texte, que trouve-t-il ? En quelques paroles décisives, la raison humaine se voit dépouillée de tout, et réduite à la mendicité. La nature humaine est comparée à de la « poussière », et inexplicablement, elle est aussi promise à une très haute destinée, une gloire future, quoique encore embryonnaire, infiniment distante. Face à ce mystère ainsi annoncé, la raison est invitée à scruter son fonds, et sa fin. Une personne qui se désigne elle-même comme le « Seigneur » parle à la raison humaine, qui écoute :« Cet univers est tout entier pénétré de Moi, dans Ma forme non manifestée. Tous les êtres sont en Moi, mais je ne suis pas en eux. Dans le même temps, rien de ce qui est créé n’est en Moi. Vois Ma puissance surnaturelle ! Je soutiens tous les êtres, Je suis partout présent, et pourtant, Je demeure la source même de toute création. »i

Si l’on prend ces mots au premier degré, on apprend de ce texte que le Seigneur (suprême) peut, si l’envie l’en prend, descendre en ce monde, empruntant une forme humaine, et s’exprimer. Le risque pris est évident. Comment un tel Dieu peut-il seulement vouloir se réduire à une forme si insignifiante ? Et sera-t-il seulement pris au sérieux ? « Les sots Me dénigrent lorsque sous la forme humaine Je descends en ce monde. Ils ne savent rien de Ma nature spirituelle et absolue, ni de Ma suprématie totale. »ii

Il n’est pas sans intérêt de souligner que la Bible hébraïque exprima une idée étrangement analogue. Un jour, trois ‘hommes’ vinrent à la rencontre d’Abraham, dont le campement était installé près du chêne de Mambré. L’un d’entre eux était dénommé YHVH, un nom un peu difficile à prononcer (mais pas complètement imprononçable), du moins si l’on en croit la manière dont ce nom est vocalisé dans le texte de la Genèse. Cet « homme » prit la parole et s’adressa à Abraham. On connaît la suite…

Est-il pertinent de comparer l’expérience vécue par Arjuna et celle vécue par Abraham ? Ne sont-ce pas des mythes ? L’homme moderne n’a-t-il pas dépassé depuis longtemps le stade de la mythologie ? C’est fort possible. Mais mon propos n’est pas de qualifier la nature réelle de ces deux « descentes » du divin auprès de deux hommes très différents par leur culture et leur disposition générale. Ce qui m’intéresse, c’est qu’il soit possible d’effectuer une comparaison anthropologique entre ces deux expériences, sans avoir besoin d’entrer en quelque matière théologique.

Dans le Véda, le Seigneur (suprême) est infiniment élevé, Il est transcendant, absolu, et Il est aussi tolérant. La Bhagavadgītā reconnaît volontiers que nombreuses sont les façons qu’ont les hommes de Le considérer. Il y a des hommes pour qui Il est la Personne suprême, originaire. Il y a des hommes qui se prosternent, en témoignage d’amour et de dévotion. Il y a des hommes qui L’adorent comme étant l’Unique. D’autres L’adorent dans son Immanence, dans la diversité infinie des êtres et des choses, et d’autres encore comme « forme universelle ».iii

Le Seigneur, tel que présenté dans la Bhagavadgītā, est unique, absolu, transcendant, immanent, universel. Si l’on voulait résumer cet Un en un mot, on pourrait aussi dire qu’Il est Tout en tout.

« Mais Moi, Je suis le rite et le sacrifice, l’oblation aux ancêtres, l’herbe et le mantra. Je suis le beurre, et le feu, et l’offrande. De cet univers, Je suis le père, la mère, le soutien et l’aïeul, Je suis l’objet du savoir, le purificateur et la syllabe OM. Je suis également le Rig, le Sâma et le Yajur. Je suis le but, le soutien, le maître, le témoin, la demeure, le refuge et l’ami le plus cher, Je suis la création et l’annihilation, la base de toutes choses, le lieu du repos et l’éternelle semence (…) Je suis l’immortalité, et la mort personnifiée. L’être et le non-être, tous deux sont en Moi, ô Arjuna. »iv

Dans une conférence, donnée à Londres en 1894, sur le Védanta,v Max Müller explique que l’Esprit Suprême est appelé bráhman, dans la tradition védique. Ce nom s’écrit ब्रह्मन्, en sanskrit. C’est un nom du genre neutre, avec l’accent tonique mis sur la racine verbale BRAH-, portée au degré plein – guṇa’. Le sanskrit, comme l’hébreu biblique, ne fait pas la différence entre majuscules et minuscules, contrairement au grec ou au latin. Cependant, les noms propres, comme Arjuna, sont dotés d’une majuscule dans leur transcription dans les langues indo-européennes. Dans le cas de bráhman, l’usage est d’écrire ce nom sans majuscules parce que ce n’est pas là un nom de personne, mais un principe abstrait, un concept.

De fait, cette abstraction permet au bráhman d’être, en principe, un concept réellement universel. D’ailleurs, selon la Bhagavadgītā, cette abstraction, ce principe, dit à son propos : « Même ceux qui adorent des idoles m’adorent ».

Müller précise que, dans le cadre de la philosophie védanta, ce principe suprême, le bráhman, est distingué du brahmán (on notera le déplacement de l’accent tonique vers la dernière syllabe). Le brahmán est un nom d’agent du genre masculin, qui signifie alors le « Créateur ». Pourtant, c’est bien le bráhman, principe abstrait, qui affirme aussi: « Même ceux qui adorent un Dieu personnel sous l’image d’un ouvrier actif, ou d’un Roi des rois, M’adorent ou, en tous cas, pensent à Moi.»vi

On comprend que, dans cette vue, le brahmán (le « Créateur ») ne serait en réalité que l’une des manifestations du bráhman (le Principe Suprême). Le bráhman semble aussi dire ici, non sans une certaine ironie, que ceux qui croient à un Dieu personnel peuvent parfaitement soutenir une position inverse… La vérité semble quelque peu hors de portée de l’intelligence humaine, mais elle se résume à ceci : la notion de bráhman, comme principe abstrait, et la notion de brahmán, comme Créateur, sont essentiellement unes. Il n’y a qu’une légère différence d’accentuation…

Là encore, le judaïsme professa une intuition étrangement comparable, avec la célèbre entame du premier verset de la Genèse : Béréchit bara Elohim (Gn 1,1), que l’on peut traduire selon certains commentateurs du Béréchit Rabba : « ‘Au-principe’ créa les Dieux », (c’est-à-dire : ‘Bé-réchit’ créa les Elohim). D’autres commentateurs proposent même de comprendre : «Avec le Plus Précieux, *** créa les Dieux ». Je note ici à l’aide des trois astérisques l’ineffabilité du Nom du Principe Suprême (non nommé mais sous-entendu). Si l’on combine toutes ces interprétations, on pourrait décomposer mot à mot la phrase Béréchit bara Elohim de la façon suivante: « Le Principe (***) créa les Elohim ‘avec’ (un sens possible de la particule -) le ‘Plus Précieux’ (l’un des sens possibles du mot réchit). »

Pour le comparatiste, ces possibilités (même ténues) de convergence entre des traditions a priori aussi différentes que la védique et l’hébraïque, sont sources de méditations stimulantes, et d’inspiration tonique…

Revenons au Véda et la philosophie des Védanta. L’un des plus célèbres commentateurs de l’héritage védique, Ādi Śaṅkara (आदि शङ्कर ) ajoute encore un autre niveau d’interprétation des notions de bráhman et de brahmán : « Quand bráhman n’est défini dans les Upaniad que par des termes négatifs, en excluant toutes les différences de nom et de forme dues à la non-science, il s’agit du ‘supérieur’. Mais quand il est défini en des termes tels que : ‘l’intelligence dont le corps est esprit et lumière, qui se distingue par un nom et une forme spéciaux, uniquement en vue du culte’vii, il s’agit de l’autre, du brahmán ‘inférieur’.»viii

Mais s’il en est ainsi, commente à son tour Max Müller, le texte qui dit que bráhman n’a pas de second (Chand, VI, 2, 1) pourrait paraître être contredit. « Non, répond Śaṅkara, parce que tout cela n’est que l’illusion du nom et de la forme causée par la non-science. En réalité les deux brahman ne sont qu’un seul et même Brahman, l’un concevable, l’autre inconcevable, l’un phénoménal, l’autre absolument réel.»ix

La distinction établie par Śaṅkara est claire. Mais dans les Upaniad, la ligne de démarcation entre le bráhman (suprême) et le brahmán (créateur) n’est pas toujours aussi nettement tracée. De nombreux passages des Upaniad décrivent le retour de l’âme humaine, après la mort, vers ‘Brahman’ (sans que l’accent tonique soit distingué). Śaṅkara interprète toujours ce Brahman (sans accent) comme étant le brahmán inférieur.

Müller explique : « Cette âme, comme le dit fortement Śaṅkara, ‘devient Brahman en étant Brahman’x, c’est-à-dire en le connaissant, en sachant ce qu’il est et a toujours été. Écartez la non-science et la lumière éclate, et dans cette lumière, le moi humain et le moi divin brillent en leur éternelle unité. De ce point de vue de la plus haute réalité, il n’y a pas de différence entre le Brahman suprême et le moi individuel, appelé aussi Ātmanxi. Le corps, avec toutes les conditions (oupadhi) auxquelles il est subordonné, peut continuer pendant un certain temps, même après que la lumière de la connaissance est apparue, mais la mort viendra et apportera la liberté immédiate et la béatitude absolue ; tandis que ceux qui, grâce à leurs bonnes œuvres, sont admis au paradis céleste, doivent attendre, là, jusqu’à ce qu’ils obtiennent l’illumination suprême, et sont alors seulement rendus à leur vraie nature, leur vraie liberté, c’est-à-dire leur véritable unité avec Brahman. »xii

Comment comprendre ce texte ? L’explication la plus directe est que la béatitude survient à l’heure de la mort. Mais il est aussi possible d’atteindre l’illumination suprême de son vivant, grâce aux ‘bonnes œuvres’.

Du véritable Brahman, les Upaniad disent encore ceci : «En vérité, ami, cet Être impérissable n’est ni grossier ni fin, ni court ni long, ni rouge (comme le feu) ni fluide (comme l’eau). Il est sans ombre, sans obscurité, sans air, sans éther, sans liens, sans yeux, sans oreilles, sans parole, sans esprit, sans lumière, sans souffle, sans bouche, sans mesure, il n’a ni dedans ni dehors ». Et cette série de négations, ou plutôt d’abstractions, continue jusqu’à ce que tous les pétales soient effeuillés, et qu’il ne reste plus que le calice, le pollen, l’inconcevable Brahman, le Soi du monde. «Il voit, mais n’est pas vu ; il entend, mais on ne l’entend pas ; il perçoit, mais n’est pas perçu ; bien plus, il n’y a dans le monde que Brahman seul qui voie, entende, perçoive, ou connaisse.»xiii

Puisque Brahman est le seul à ‘voir’, le terme métaphysique qui lui conviendrait le mieux serait celui de ‘lumière’. Cela ne voudrait pas dire que Brahman est, en soi, ‘lumière’, mais seulement que toute lumière, toutes les manifestations possibles de la ‘lumière’, sont en Brahman.

Parmi les manifestations de la lumière, il y a notamment la lumière consciente, qu’on appelle aussi la connaissance. Müller évoque une célèbre Upaniad: « ‘C’est la lumière des lumières ; quand Il brille, le soleil ne brille pas, ni la lune ni les étoiles, ni les éclairs, encore moins le feu. Quand Brahman brille, tout brille avec lui : sa lumière éclaire le monde.’xiv La lumière consciente représente, le mieux possible, la connaissance de Brahman, et l’on sait que Thomas d’Aquin appelait aussi Dieu le soleil intelligent (Sol intelligibilis). Car, bien que tous les attributs purement humains soient retirés à Brahman, la connaissance, quoique ce soit une connaissance sans objets extérieurs, lui est laissée. »xv

La ‘lumière’ semble la métaphore la moins inadéquate dans ce contexte, et, fait notable, elle est employée par presque toutes les religions de par le monde, à travers les époques, comme la védique, l’hébraïque, la chrétienne, ou la bouddhiste. Ces religions appliquent aussi cette image à ‘la lumière de la connaissance’ (humaine). Ce faisant, elles oublient peut-être quelles sont les limites a priori étroites de la connaissance ou de la sagesse (humaines), même parvenues à leur plus haut degré de perfection, et combien connaissance et sagesse humaines sont en réalité indignes de la Divinité. Ou bien l’oublient-elles vraiment ? Ne sont-elles pas persuadées, plutôt, qu’une sorte d’anagogie est possible entre sagesse humaine et sagesse divine ?

Il y a en toute connaissance et en toute sagesse humaine un élément essentiellement passif. Cette ‘passivité’ pourrait être naturellement considérée comme incompatible avec la sagesse divine…

Or il faut bien observer, du point de vue de l’anthropologie comparative, que plusieurs religions reconnaissent l’idée d’une forme de ‘passivité’ (active) de la Divinité. Elle prend l’initiative de se retirer de l’être et du monde, dans une sorte de sacrifice, pour permettre à sa créature d’accéder à l’être.

Plusieurs exemples valent d’être cités, en appui de cette thèse.

Dans le Véda, Prajāpati, प्रजापति, nom qui signifie littéralement « Père et Seigneur des créatures », se sentit « vidé » juste après avoir créé tous les mondes et tous les êtres. Dans le christianisme, le Fils du Dieu unique, sentit son « vide » (kénose, du grec kénos, vide, s’opposant à pléos, plein) et son « abandon », juste avant sa mort. Le Dieu de la kabbale juive, tel que théorisé au Moyen Âge en Europe, consent, Lui aussi, à sa « contraction » (tsimtsoum) pour laisser un peu d’être à sa création.

Dans l’analogie implicite, cachée, souterraine, entre la passivité de la sagesse humaine, et l’évidement divin, il y aurait peut-être quelque matière pour une forme d’ironie, tragique, sublime et écrasante. Cette analogie et cette ironie, permettraient aussi à la ‘sagesse’ humaine, infime, de s’approcher à petits pas de l’un des aspects les plus profonds du mystère.

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iBhagavadgītā 9,4-5

iiBhagavadgītā 9,11

iii« D’autres, qui cultivent le savoir, M’adorent soit comme l’existence unique, soit dans la diversité des êtres et des choses, soit dans Ma forme universelle. » Bhagavadgītā 9,15

ivBhagavadgītā 9,16-19

vF. Max Müller. Introduction à la philosophie Védanta. Trois conférences faites à l’Institut Royal en mars 1894. Trad. De l’anglais par Léon Sorg. Ed. Ernest Leroux, Paris 1899.

viBhagavadgītā 9

viiChand. Up., III, 14, 2

viiiF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.39

ixF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.39-40

xIl faudrait ici sans doute préciser, grâce aux accents toniques : « L’âme devient brahmán en étant bráhman. » Mais on pourrait écrire aussi, me semble-t-il, par analogie avec la ‘procession’ des personnes divines que la théologie chrétienne a formalisée : « L’esprit devient bráhman en étant brahmán. » 

xiVed. Sutra, I, 4, p. 339

xiiF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.41

xiiiF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.44

xivMund. Up. 2,2, 10-11. La traduction d’Alyette Degrâces donne :

« le brahman sans tache et sans part,

il est brillant, lumière des lumières,

c’est lui que connaissent

les connaisseurs du Soi.

Là le soleil ne brille pas

ni la lune et les étoiles,

ni les éclairs ne brillent,

et comment donc ce feu !

Tout reçoit sa brillance de lui seul qui brille.

Par sa lumière ce Tout resplendit. »

Trad. A. Degrâces. Les Upaniad. Fayard, 2014, p. 474

xvF. Max Müller, op. cit. 3ème conférence, p.45

Une philosophie de la conscience


Pourquoi s’intéresser à la conscience, dans une époque aussi matérialiste que la nôtre ? Je vois au moins trois raisons à cela, directement liées à l’état des sciences et techniques (notamment en physique quantique, cosmologie, intelligence artificielle) en ce début de 21e siècle. Par exemple, les progrès de l’Intelligence Artificielle (IA) incitent à s’interroger sur la spécificité et la nature de la conscience humaine par rapport aux capacités de raisonnement et d’inférence de l’IA. Ensuite, certaines conceptions cosmologiques supposent désormais probables la présence d’autres formes de vie, et donc de conscience, éparpillées dans le Cosmos, ce qui amène inévitablement à réévaluer la centralité du fait anthropomorphique et de la « conscience humaine ». Enfin, depuis les années 1920, la physique quantique a mis en évidence l’intrication structurelle des phénomènes quantiques avec la conscience. Les phénomènes, en tant qu’ils sont « observés », sont intriqués avec l’« observateur » (humain) qui les observenti, – et cela en rupture complète avec la science « classique » (d’Euclide et Thalès à Képler et Newton…). Werner Heisenberg, l’un des fondateurs de la physique quantique disait à ce propos que « la science ne se contente pas de décrire et d’expliquer la nature, elle est partie intégrante de la relation entre la nature et nous-mêmes ».ii Autrement dit, la science ne donne plus seulement une connaissance « objective » de la réalité elle-même, en tant qu’elle serait séparée de notre subjectivité, mais elle se fonde sur une imbrication et une ‘intrication’ de la connaissance et de la conscience de l’homme avec la réalité. Le physicien David Bohm fait même l’hypothèse que le « réel » serait une sorte d’hologramme de l’« esprit »iii .

Quant à l’IA, il paraît évident qu’elle a déjà dépassé la raison humaine en puissance de compilation, de traitement de l’information et de capacité d’inférence logique pour un très grand nombre de tâches. Quelles sont les étapes suivantes, lesquelles seront elles-mêmes dépassées ? La question (philosophique) reste pourtant la seule vraiment importante : l’IA atteindra-t-elle jamais à la conscience même, c’est-à-dire à une conscience d’elle-même, capable de volonté autonome ? La réponse (courte) à cette question, selon moi, est que jamais l’IA ne s’approchera, ne serait-ce qu’infinitésimalement, de la moindre conscience ou proto-conscience, humaine ou non-humaine. En effet, je pars de l’intuition profonde qu’il y a à l’œuvre dans toute conscience (humaine ou non humaine) un mystère qui touche à l’essence de la réalité tout entière, en y incluant la nature elle-même, et l’apparition en son sein de la conscience de l’Homo sapiens, – en compagnie d’innombrables autres formes de conscience. Enfin, il y a encore une autre raison qui justifie de reposer aujourd’hui, avec insistance, la question de la conscience. C’est la nécessité de rendre compte du fait que le concept de conscience est lui-même une invention philosophique « moderne », avec la rupture initiée par le cogito ergo sum de Descartes, rupture suivie et amplifiée par les philosophies de Kant, Hegel, Fichte, Schelling, Husserl, Sartre, qui toutes ont eu un lien avec le concept de conscience. Mais cette rupture a-t-elle remplie ses promesses ? Les succès (et les échecs) qu’elle a engendrés doivent-ils être ré-évalués ? Il reste aujourd’hui fort pertinent et instructif de confronter les diverses idées modernes de la conscience avec les concepts de l’âge classique qui s’en approchaient à leur façon à travers d’autres mots, d’autres conceptions, d’autres métaphores (et sans d’ailleurs que les pré-Modernes utilisent le mot de ‘conscience’).

Il est extrêmement significatif que, depuis 2009, le professeur Stanislas Dehaene ait centré ses cours au Collège de France sur « la question du traitement non-conscient » de l’information, dans les mécanismes de l’accès à la conscience du cerveau humain. Dehaene se demande si un stimulus (visuel ou autre) peut être traité de façon non-consciente par le cerveau, et influencer inconsciemment les décisions censées être prises ‘consciemment’, – sans jamais pour autant que le stimulus expérimental accède lui-même à la conscience. Déjà, aux 19e et 20e siècles, des neuropsychologues avaient mis en évidence toutes sortes d’états de non-conscience, – groupés en trois classes : l’amnésie, la ‘vision aveugle’ et l’hémi-négligence spatiale. Des symptômes objectifs de non-conscience peuvent en effet être observés. C’est fort intéressant, mais cela ne résout en rien le problème « difficile » de la conscience. Cependant le succès des approches expérimentales des phénomènes de non-conscience explique peut-être pourquoi le paradigme dominant les recherches aujourd’hui reste encore, non pas celui de la conscience, mais celui de la non-conscience, – et ce d’autant plus que ce paradigme se trouve être commun (ce n’est pas un hasard) à l’homme, à l’animal et à la machine. La non-conscience est un paradigme unificateur du positivisme… D’ailleurs, dans les années 1950, l’information ‘sans conscience’ vint au devant de la scène avec la théorie de l’information (Shannon) et les mécanismes universels de computation (Wiener, Turing, von Neumann) qui influencèrent profondément la psychologie cognitive. La métaphore de l’ordinateur tomba à pic pour décrire l’algorithmique supposée des opérations mentales, et pour légitimer la métaphore du cerveau-ordinateur. Par une ironique inversion, « c’est l’existence même de la conscience qui devient l’objet de polémiques » comme dit Dehaene ; il semble donc que la non-conscience occupe désormais le devant de la scène, et la question (dite ‘difficile’) de la conscience reste cantonnée dans les coulisses.

Surtout, l’essence même de la conscience, en tant que phénomène à la fois singulier et universel, demeure un mystère absolu.

S. Dehaene et ses collègues se sont contentés (si j’ose dire) d’élaborer une taxonomie aussi complète que possible des opérations mentales non-conscientes. Pour ce faire, il leur fallait identifier les processus mentaux impliquant un traitement conscient. Il fallait donc une définition ‘objective’. Pour ces neuroscientifiques, ou plutôt ces ‘neuroscientistes’, une opération mentale est dite consciente si « l’information est codée explicitement par le taux de décharge d’une population restreinte de neurones qui entrent en réverbération durable avec un espace de travail global, impliquant notamment le cortex préfrontal. »iv C’est là une définition objective, quantitative, déterministe, matérialiste, dont les mots ‘information’, ‘code’, ‘taux’, ‘durable’, traduisent des préoccupations analytiques, dans les cadres des lois physiques, chimiques et biologiques. On en déduit que les opérations mentales non-conscientes se définiront donc par le fait que leur codage implique sans doute une « population plus restreinte de neurones », qui n’entrent en « réverbération » que dans des « espaces de travail » plus localisés, et de façon non durable, ou quasi éphémère… Si c’est là le matériau expérimental avec lequel les neurosciences espèrent avancer, nul doute que fort éloignée reste encore la perspective d’une avancée sur la compréhension de l’essence même de la conscience ou de la « non conscience » (puisque le mot d’inconscient est non gratus en neurosciences…).

Jean-Pierre Changeux, dans L’Homme neuronal, écrit que le cerveau de l’homme est « une formidable machine chimique où l’on retrouve les mêmes mécanismes moléculaires à l’œuvre chez la mouche drosophile ou le poisson torpille »v. Le cerveau humain est donc en bonne compagnie. Mais on s’étonne de ne pas voir pointer une interrogation réciproque : les mécanismes moléculaires à l’œuvre chez la mouche drosophile ou le poisson torpille sont-ils réellement suffisants pour éclairer notre compréhension de l’essence du cerveau de Mozart ou de Platon ?

Les lois de la psychologie utilisées en neurosciences sont qualifiées du terme (très connoté) d’« algorithmiques », et font d’ailleurs référence aux sciences de la computation inaugurées par les travaux d’Alan Turing et de John von Neumann, puis de Noam Chomsky ou David Marr. S. Dehaene les évoque d’une formule: « Le cerveau humain, superbe exemple de système de traitement de l’information »… et, continuant sur cette lancée, il s’enthousiasme de ses performances : « C’est une étonnante machine comprenant de multiples niveaux d’architecture enchâssés et massivement parallèles. Avec cent mille millions de processeurs, un million de milliards de connections, cette structure reste sans équivalent en informatique, et ce serait une erreur profonde de penser que la métaphore de l’ordinateur puisse s’y appliquer sans modifications. »vi

Si l’ordinateur n’est pas la bonne métaphore, quelle pourrait-elle être une métaphore plus au goût du jour ? L’Intelligence Artificielle ?

Le but à atteindre a été affirmé par quelques « pionniers » auto-proclamés, il s’agit désormais d’atteindre un niveau de développement de l’IA capable de simuler « l’intelligence générale » de l’homme. Il semble probable qu’un jour ou l’autre on saura fabriquer des machines qui auront une puissance équivalente ou supérieure aux « cent mille millions de processeurs, avec un million de milliards de connections » qui enthousiasment le professeur Dehaene.

Mais aura-t-on atteint pour autant quelque sorte de « conscience artificielle » ?

Je ne le pense pas, et même je doute formellement que cela soit jamais possible. Pourquoi ? Parce que la conscience n’est pas un phénomène essentiellement matériel, ou logiciel, ou les deux à la fois. La conscience est essentiellement un phénomène impliquant, imbriquant et « intriquant » des niveaux de réalité très différents, des réalités dont les essences respectives sont sans rapport direct entre eux. On conçoit aisément que ces niveaux de réalité incluent notamment les niveaux quantique, biochimique, neurologique, pour rester sur le plan du matérialisme et du positivisme. Mais il est fort probable que la conscience soit aussi « intriquée » avec des niveaux de réalité d’une autre nature, essentiellement psychique (les paradigmes de l’inconscient collectif en donnent quelque idée) et spirituelle : je renvoie là aux trésors accumulés par l’humanité (avec les chamanismes, le Véda, le bouddhisme, les traditions monothéistes, etc).

Une vaste revue anthropologique et philosophique est nécessaire.

Je l’ai entreprise, à mon modeste niveau, et j’ai le plaisir d’annoncer que je viens de terminer le tome 1 d’un ouvrage consacré à la conscience, intitulé L’Exil et l’Extase – Une philosophie de la conscience, à paraître sous peu.

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iPlus récemment, a été confirmée expérimentalement la théorie de l’intrication quantique de particules, qui restent corrélées, quelle que soit la distance qui les sépare (expérience d’Aspect).

iiWerner Heisenberg cité in Fritjof Capra, Le Tao de la physique, Tchou, 1983, p.143

iiiDavid Bohm. La danse de l’Esprit ou le sens déployé, 1989

ivhttps://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/course-2008-2009.htm

vCité par S. Dehaene, ibid.

viIbid.

Proto-mystiques et alcaloïdes


« Scène du puits à Lascaux »

Bien avant le Paléolithique, et depuis les profondeurs indistinctes du Pléistocène, la lente apparition de ce qui devait aboutir à la ‘conscience’ d’Homo sapiens, a été favorisée, et même catalysée, par la répétition d’expériences individuelles, indicibles, inouïes, d’extases, – que je qualifierais volontiers de ‘proto-mystiques’. Elles révélaient à nouveau, à chaque génération, à quelques humains particulièrement réceptifs, les infinies profondeurs de leur propre soi, et cela d’une façon soudaine, inexplicable, et spectaculairement transcendante.

Subites, extrêmes, absolues, elles plaçaient les individus qui les éprouvaient, inopinément, sans préparation aucune, dans une situation complètement nouvelle, pour eux-mêmes, et pour leurs proches. Elles les obligeaient à se confronter brutalement avec une double réalité : la réalité quotidienne de leur vie (ou plutôt de leur survie) dans le monde de la nature qui les environnait de ses dangers et de ses mystères, et un autre monde, que l’on pourrait appeler une surnature, sans donner à ce terme aucune connotation religieuse, puisque alors, de ‘religion’ il n’y avait pas.

Cette surnature s’imposait soudain dans sa réalité implacable, non négociable, à la conscience balbutiante d’homininés vivant jusqu’alors dans la nature, et n’ayant à leur disposition que les éléments (sensoriels et cognitifs) dont celle-ci les nourrissait au cours de leurs brèves vies.

Ces expériences proto-mystiques furent d’abord réservées à des individus à la sensibilité plus aiguisée, – ou peut-être mieux préparée par les aléas des traumas physiques ou psychiques d’une vie violente, quotidiennement confrontée à la mort. Mais, répétées générations après générations, elles devinrent progressivement un fait social, intégré dans la mémoire collective. La possibilité de ‘partager’ ces états de conscience extatique fut facilitée lors de transes collectives, selon des formes socialisées (rites cultuels, cérémonies d’initiation). Ce furent là les très anciennes fondations de la religion la plus ancienne et la plus universelle du monde, qu’on appelle aujourd’hui le chamanisme, du mot toungouse ṣaman, et dont les pratiques perdurent encore aujourd’hui dans toutes les parties du monde.

L’expérience progressive de la conscience du soi chez Homo sapiens et les expériences proto-mystiques des espèces antérieures appartenant au genre Homo, sont sans doute indissolublement liées. Elles doivent avoir été rendues possibles et encouragées par des faisceaux de conditions favorables (milieu, environnement, climat, faune, flore). Par effet d’épigenèse, elles ont eu un impact sur l’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, du cerveau, produisant un terrain organique et psychique de plus en plus adapté à une augmentation continue et même accélérée non seulement de la conscience en tant que telle, mais aussi des divers ‘niveaux de conscience’ dont elle commençait de prendre conscience en elle.

Pendant d’innombrables générations, lors de multiples expériences de transe, hasardeuses ou voulues, préparées ou subies, provoquées lors de rites cultuels, ou fondant comme l’éclair à la suite de découvertes personnelles, le terrain mental des cerveaux du genre Homo n’a cessé de s’ensemencer, puis de bourgeonner, comme sous l’action d’une levure psychique intimement mêlée à la pâte neuronale.

De par l’accumulation des expériences acquises, et de par une connaissance raffinée des ressources de la pharmacopée naturelle (notamment celles des plantes alcaloïdes et de leurs propriétés variées, thérapeutiques et psychotropes), les expériences ‘proto-mystiques’ accélèrent l’adaptation neurochimique et synaptique des cerveaux des hommes du Paléolithique, leur dévoilant par là-même l’immensité incalculable et l’indicibilité radicale de ‘mystères’ sous-jacents, immanents à la nature, et pointant (de façon incompréhensible) vers une surnature.

Ces mystères semblaient habiter non seulement dans le cerveau lui-même, et dans la conscience encore à peine éveillée, mais aussi tout autour, dans toute la Nature, dans le vaste monde, et au-delà du cosmos lui-même, dans la Nuit des origines, – non seulement dans le Soi, mais aussi dans l’Autre et dans l’Ailleurs.

L’évolution neuronale, synaptique, neurochimique, est évidemment la condition essentielle d’une évolution mentale, psychique, spirituelle. On peut penser que cette évolution est accélérée par des boucles de rétroaction de plus en plus puissantes et complexes, entre les modifications physiologiques soudain disponibles, et les effets ‘systémiques’, culturels et psychiques, qu’elles peuvent entraîner chez les individus, puis, par propagation génétique, dans des groupes humains plus larges.

On peut sans doute postuler l’existence d’un lien immanent et sans cesse évolutif, épigénétique, entre l’évolution de la structure du cerveau, du réseau de ses neurones, de ses synapses, de ses neurotransmetteurs, de leurs facteurs inhibiteurs et agoniques, avec sa capacité croissante à être le support d’expériences ‘proto-mystiques’, spirituelles et religieuses.

Qu’est-ce qu’une expérience proto-mystique ?

Il en est de nombreuses… Mais pour fixer les idées, on peut évoquer l’expérience rapportée par de nombreux chamanes d’une sortie du corps (‘extase’), accompagnée de visions sur-réelles, doublées d’un développement aigu de la conscience du Soi, et du spectacle intérieur créé par l’excitation simultanée de toutes les parties du cerveau.

Imaginons un Homo, chasseur-cueilleur dans quelque région d’Eurasie, qui consomme, par hasard ou par tradition, tel ou tel un champignon, parmi les dizaines d’espèces possédant des propriétés psychotropes, dans son milieu de vie. Soudain un ‘grand éclair de conscience’ l’envahit et l’abasourdit, à la suite de la stimulation simultanée d’une quantité massive de neurotransmetteurs affectant le fonctionnement de ses neurones et de ses synapses cérébraux. Se produit alors, en quelques instants, un écart radical entre son état de ‘conscience’ (ou de ‘subconscience’) habituel et l’état de ‘sur-conscience’ brutalement survenu. La nouveauté et la vigueur inouïe de l’expérience le marquera à vie.

Il aura désormais la certitude d’avoir vécu un moment de conscience ‘double’, un moment où sa conscience habituelle a été comme transcendée par une sur-conscience. En lui s’est révélé avec puissance un véritable ‘dimorphisme’ de la conscience, qui n’est pas sans comparaison avec le dimorphisme journalier de la veille et du sommeil, et le dimorphisme ontologique de la vie et de la mort, deux catégories sans doute parfaitement perceptibles par le cerveau de Homo.

Ajoutons que, depuis des temps fort anciens, remontant sans doute aux débuts du Paléolithique, il y a plus de trois millions d’années, les chasseurs-cueilleurs du genre Homo devaient déjà connaître l’usage de plantes psycho-actives, et les consommer régulièrement. Bien avant l’apparition d’Homo d’ailleurs, nombre d’espèces animales (comme les rennes, les singes, les éléphants, les mouflons ou les félins…) en connaissaient elles-mêmes les effetsi.

Leur exemple quotidien devait intriguer et troubler les humains vivant en symbiose étroite avec eux, et, ne serait-ce que pour accroître leurs performances de chasse, les inciter à imiter le comportement si étrange d’animaux se mettant en danger en se livrant à l’emprise de substances psycho-actives, – par ailleurs (et cela est en soi un mystère supplémentaire) fort répandues dans la nature environnante, et dans le monde entier…

On dénombre, aujourd’hui encore, une centaine d’espèces de champignons psychoactifs en Amérique du Nord, et les vastes territoires de l’Eurasie devaient en posséder au moins autant au Paléolithique, – bien que de nos jours on n’y recense plus qu’une dizaine d’espèces de champignons aux propriétés hallucinogènes.

L’Homo du Paléolithique a été donc quotidiennement confronté au témoignage d’animaux subissant l’effet de substances psycho-actives, renouvelant régulièrement l’expérience de leur ingestion, affectant leur comportement ‘normal’, et se mettant ainsi en danger d’être tués par des chasseurs à l’affût, prompts à saisir leur avantage.

Nul doute que l’Homo a imité ces animaux ‘ravis’, ‘drogués’, ‘assommés’ par des substances puissantes, et ‘errants’ dans leurs rêves propres. Voulant comprendre leur indifférence au danger, l’Homo a ingéré les mêmes baies ou les mêmes champignons, ne serait-ce que pour ‘ressentir’ à son tour ce que pouvaient ‘ressentir’ ces proies si familières, qui, contre toute attente, s’offraient alors s’y facilement à leurs silex et à leurs flèches…

On observe dans des régions allant du nord de l’Europe à la Sibérie extrême-orientale, que les rennes font une forte consommation d’amanites tue-mouches lors de leurs migrations, – tout comme d’ailleurs les chamans qui vivent sur les mêmes territoires. Ce n’est certes pas une coïncidence. En Sibérie, le renne et le chasseur-éleveur vivent tous deux, pourrait-on dire, en symbiose étroite avec le champignon Amanita muscaria.

Les mêmes molécules de l’Amanita muscaria (muscimole, acide iboténoque)ii qui affectent de façon si intense hommes et bêtes, comment peuvent-elles se trouver produites par des formes de vie apparemment si élémentaires, par de ‘simples’ champignons ? Et d’ailleurs pourquoi ces champignons produisent-ils ces molécules, à quelles fins propres?

Il y a là un mystère digne de considération, car c’est un phénomène qui relie objectivement – et mystiquement, le champignon et le cerveau, l’éclair et la lumière, l’animal et l’humain, le ciel et la terre, par le biais de quelques molécules, communes et actives, quoique appartenant à des règnes différents…

C’est un fait avéré, et largement documenté, que dans tous les continents du monde, en Eurasie, en Amérique, en Afrique, en Océanie, et depuis des temps immémoriaux, des chamanes consomment des substances psycho-actives facilitant l’entrée en transe, – une transe accompagnée d’effets psychologiques profonds, comme l’expérience de ‘visions divines’.

Comment concevoir que ces expériences inouïes peuvent être aussi mystérieusement ‘partagées’, ne serait-ce que par analogie, avec des animaux ? Comment expliquer que ces puissants effets, si universels, aient pour simple cause la consommation d’humbles champignons, et que les principes actifs se résument à un ou deux types de molécules agissant sur les neurotransmetteurs ?

R. Gordon Wasson, dans son livre Divine Mushroom of Immortalityiii, a documenté l’universalité de ces phénomènes, et il n’a pas hésité à établir un lien entre ces pratiques ‘originelles’, chamaniques, et la consommation du Soma védique (dès le 3ème millénaire avant notre ère), dont les anciens hymnes du Ṛg Veda décrivent avec précision les rites, et célèbrent l’essence divine, – occupant le cœur du sacrifice védique.iv

Lors de l’exode continu, et plusieurs fois millénaire, des peuples qui ont migré du Nord de l’Eurasie vers le « Sud », le chamanisme a naturellement continué de faire partie des rites sacrés et des cérémonies d’initiation de ces peuples en errance. Au cours des temps, l’Amanita muscaria a sans doute dû être remplacée par d’autres plantes, disponibles endémiquement dans les divers milieux géographiques traversés, mais possédant des effets psychotropes analogues. Ces peuples migrateurs se désignaient eux-mêmes comme āryas, mot signifiant ‘nobles’ ou ‘seigneurs’. Ce terme sanskrit fort ancien, utilisé dès le 3ème millénaire avant notre ère, est aujourd’hui devenu sulfureux, depuis le détournement qui en a été fait par les idéologues nazis.

Ces peuples parlaient des langues indo-européennes, et se déplaçaient lentement mais sûrement de l’Europe du Nord vers l’Inde et l’Iran, mais aussi vers le Proche et le Moyen-Orient, en passant par le sud de la Russie. Une partie d’entre eux passa par les alentours de la mer Caspienne et de la mer d’Aral, par la Bactriane et la Margiane (comme l’attestent les restes de la ‘civilisation de l’Oxus’), par l’Afghanistan, pour finir par s’établir durablement dans la vallée de l’Indus ou sur les hauts plateaux iraniens.

D’autres se dirigèrent vers la mer Noire, la Thrace, la Macédoine, la Grèce actuelle et vers la Phrygie, l’Ionie (Turquie actuelle) et le Proche-Orient. Arrivée en Grèce, la branche hellénique de ces peuples indo-européens n’oublia pas les anciennes croyances chamaniques. Les mystères d’Éleusis et les autres religions à mystères de la Grèce antique peuvent être interprétés comme d’anciennes cérémonies chamaniques hellénisées, pendant lesquelles l’ingestion de breuvages aux propriétés psychotropesv induisaient des visions mystiques.

Lors des Grands Mystères d’Éleusis, ce breuvage, le cycéôn, à base de lait de chèvre, de menthe et d’épices, comportait aussi vraisemblablement comme principe actif un champignon parasite, l’ergot de seigle, ou encore un champignon endophyte vivant en symbiose avec des herbes comme Lolium temulentum, plus connue en français sous le nom d’‘ivraie’ ou de ‘zizanie’. L’ergot de seigle produit naturellement un alcaloïde psychoactif, l’acide lysergique dont est dérivé le LSD.vi

Albert Hofmann, célèbre pour avoir synthétisé le LSD, écrit dansThe Road to Eleusis que les prêtres d’Éleusis devaient traiter l’ergot de seigle Claviceps purpurea par simple dissolution dans l’eau, ce qui permettait d’extraire les alcaloïdes actifs, l’ergonovine et la méthylergonovine. Hofmann suggéra une autre hypothèse, à savoir que le cycéôn pouvait être préparé à l’aide d’une autre espèce d’ergot, Claviceps paspali, qui pousse sur des herbes sauvages comme Paspalum distichum, et dont les effets ‘psychédéliques’ sont plus intenses encore, et d’ailleurs similaires à ceux de la plante ololiuhqui des Aztèques, endémique dans l’hémisphère occidental.

Notre esprit, à l’état d’éveil, est constamment tiraillé entre deux formes très différentes (et complémentaires) de conscience, l’une tournée vers le monde extérieur, celui des sensations physiques et de l’action, et l’autre tournée vers le monde intérieur, la réflexion et les ressentis inconscients.

Il y a bien entendu divers degrés d’intensité pour ces deux types de ‘conscience’, extérieure et intérieure. Rêver les yeux ouverts n’est pas du même ordre que les ‘rêves’ vécus sous l’emprise de l’Amanite tue-mouches, du Peyotl ou de quelque autre des nombreuses plantes hallucinogènes contenant de la psilocybine. Lors de l’ingestion de ces puissants principes psychoactifs, ces deux formes de consciences semblent simultanément être excitées au dernier degré, et peuvent même alterner très rapidement. Elles ‘fusionnent’ et entrent en ‘résonance’, tout à la fois. D’un côté, les sensations ressenties par le corps sont portées à l’extrême, parce qu’elles sont, non pas relayées par le système nerveux, mais produites directement au centre même du cerveau. D’un autre côté, les effets mentaux, psychiques, ou intellectifs, sont eux aussi extrêmement puissants, parce que d’innombrables neurones peuvent être stimulés ou inhibés simultanément. Sous l’effet soudain des molécules psychoactives, l’action de neurotransmetteurs inhibiteurs (comme le GABA) est massivement accrue. Le potentiel d’action des neurones post-synaptiques ou des cellules gliales est tout aussi soudainement, et fortement, diminué.

Cette inhibition massive des neurones post-synaptiques se traduit, subjectivement, par une sorte de découplage radical entre le niveau habituel de conscience, celui de la conscience de la réalité extérieure, et un niveau de conscience tout autre, ‘intérieur’, complètement détaché de la réalité environnante, mais par ce fait même, également plus aisément aspiré par un univers psychique, indépendant, que C.G. Jung nomme le ‘Soi’, et auquel d’innombrables traditions font référence sous diverses appellations.

L’ensemble des processus neurochimiques complexes qui interviennent dans le cerveau dans ces moments peut être résumé ainsi. Les molécules psycho-actives (comme la psilocybine) sont très proches structurellement de composés organiques (indolesvii) présents naturellement dans le cerveau. Elles mettent soudainement tout le cerveau dans un état d’isolation quasi-absolue par rapport au monde immédiatement proche, le monde fait de sensations extérieures.

La conscience habituelle est soudainement privée de tout accès à son monde propre, et le cerveau se voit presque instantanément plongé dans un univers infiniment riche de formes, de mouvements, et surtout de ‘niveaux de conscience’ absolument sans équivalents avec ceux de la conscience quotidienne.

Mais il y a encore plus surprenant…

Selon des recherches effectuées par le Dr Joel Elkes, à l’hôpital Johns Hopkins de Baltimore, la conscience subjective d’un sujet sous l’influence de la psilocybine peut ‘alterner’ entre deux états, – un état de conscience ‘externe’ et un état de conscience ‘interne’. L’alternance des deux états de conscience s’observe couramment, et elle peut même être provoquée simplement lorsque le sujet ouvre et ferme les yeux… On peut donc faire l’hypothèse que l’émergence originaire de la conscience, chez les hominidés et développée plus encore chez les hommes du Paléolithique, a pu résulter d’un phénomène analogue de ‘résonance’ entre ces deux types de conscience, résonance elle-même fortement accentuée à l’occasion de l’ingestion de substances psycho-actives.

L’aller-retour entre une conscience ‘extérieure’ (s’appuyant sur le monde des perceptions et de l’action) et une conscience ‘intérieure’, ‘inhibée’ par rapport au monde extérieur, mais par conséquent ‘désinhibée’ par rapport au monde ‘sur-réel’ ou ‘méta-physique’, renforce également l’hypothèse d’un ‘cerveau-antenne’, proposée par William James.

La psilocybine, en l’occurrence, ferait ‘clignoter’ la conscience entre deux états fondamentaux, totalement différents, et par là-même, elle ferait apparaître comme en surplomb le sujet même capable de ces deux sortes de conscience, un sujet capable de naviguer entre plusieurs mondes, et plusieurs états de conscience…

Dans l’ivraie se cache l’ergot de l’ivresse (divine)…

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iDavid Linden, The Compass of Pleasure: How Our Brains Make Fatty Foods, Orgasm, Exercise, Marijuana, Generosity, Vodka, Learning, and Gambling Feel So Good.  Penguin Books, 2011

iiLe muscimole est structurellement proche d’un neurotransmetteur majeur du système nerveux central : le GABA (acide gamma-aminobutyrique), dont il mime les effets. Le muscimole est un puissant agoniste des récepteurs GABA de type A . Le muscimole est hallucinogène à des doses de 10 à 15 mg.

iiiRichard Gordon Wasson, Soma : Divine Mushroom of Immortality, Harcourt, Brace, Jovanovich Inc, 1968

ivWikipédia rapporte dans l’article Amanite tue-mouches que l’enquête Hallucinogens and Culture, (1976) de l’anthropologue Peter T. Furst, a analysé les éléments pouvant ou non identifier l’amanite tue-mouches comme le Soma védique, et qu’elle a (prudemment) conclu en faveur de cette hypothèse.

vPeter Webster, Daniel M. Perrine, Carl A. P. Ruck, « Mixing the Kykeon », 2000.

viDans leur livre The Road to Eleusis, R. Gordon Wasson, Albert Hofmann et Carl A. P. Ruck estiment que les prêtres hiérophantes utilisaient l’ergot de seigle Claviceps purpurea, disponible en abondance aux alentours Éleusis.

viiComposés organiques aromatiques hétérocycliques.

Qui devait être égorgé : Ismaël ou Isaac ?


« Le sacrifice d’Isaac » (Le Caravage)

Abraham avait deux fils, Ismaël et Isaac. Lequel des deux fut-il pris par Abraham pour être sacrifié (à la demande de Dieu)  ? Isaac ou bien Ismaël ? Cette question n’est en rien réglée ; elle continue de soulever les passions et d’être un ferment profond de discorde et d’amertume entre le judaïsme et l’islam.

Aujourd’hui encore, la question de l’identité de celui des deux fils d’Abraham qui fut emmené au mont Moriah pour y être égorgé, n’est pas tranchée (si j’ose dire). Pour les Juifs (et pour les Chrétiens qui lisent la Bible), il n’y a pourtant aucune contestation possible. La question ne se pose absolument pas. Il suffit de lire la Genèse ! C’est évidemment Isaac, « l’unique fils » d’Abraham, qui fut choisi, à la demande expresse de Dieu. « Prends ton fils, ton fils unique, celui que tu aimes, Isaac; achemine-toi vers la terre de Moriah, et là, offre-le en holocauste sur une montagne que je te désignerai. »i On aura noté que la formule employée par Dieu,– « ton fils unique » – , pose d’emblée une question sensible. Loin d’être un « fils unique », Isaac avait en réalité, de notoriété publique, un « demi »-frère, – Ismaël, qui était lui aussi, indubitablement fils d’Abraham, et qui fut d’ailleurs conçu avec le plein accord et à l’initiative de Sara, la femme d’Abraham.

Or, précisément, les musulmans affirment que c’était cet Ismaël, ce fils aîné, et non unique, d’Abraham, qui fut emmené pour être égorgé. Rappelons au passage qu’Abraham avait eu Ismaël à l’âge de quatre-vingt-six ans avec sa servante Hagar, beaucoup plus jeune, et qu’il avait eu son second fils, Isaac, quatorze ans plus tard, avec Sara son épouse (alors âgée de quatre-vingt-dix ans), et alors qu’il avait lui-même dépassé l’âge de cent ans.

Isaac était donc quatorze ans plus jeune qu’Ismaël. Cela signifie que si Isaac avait entre sept et douze ans au moment où il fut emmené au mont Moriah (selon la Genèse), son frère Ismaël devait avoir entre vingt-et-un ans et vingt-six ans. Ismaël était donc en pleine possession de ses forces et eut pu résister aisément à son vieux père, alors plus que centenaire, – s’il avait été emmené contre son gré pour être égorgé, et cela si l’on adopte la version musulmane de l’événement.

Une autre question se pose. Comment les musulmans savent-ils que c’était Ismaël qui fut emmené, et non Isaac, – alors que c’est le nom d’Isaac qui est cité dans la Genèse ? Comment peuvent-ils l’affirmer, alors que le texte du Coran ne nomme pas le fils choisi pour le sacrifice ? Comment peuvent-ils être si sûrs de leur fait alors que la sourate 36 du Coran laisse entendre que ce fils était bien, en fait, Isaacii ?  Cette sourate semble indiquer indirectement que le fils (non nommé) qui a été emmené au lieu du sacrifice est Isaac, puisque le nom d’Isaac y est cité à deux reprises, aux versets 112 et 113, immédiatement après les versets 101-106 qui décrivent la scène du sacrifice. Le nom d’Ismaël en revanche n’est pas cité du tout, à cette occasion. De plus, dans la version coranique, Dieu semble vouloir récompenser Isaac de son attitude de soumission, et de sa foi, en annonçant à cette même occasion son futur rôle de prophète, – ce que ne fait jamais le Coran à propos d’Ismaël.

En fait, il semble que la tradition musulmane qui désigne Ismaël comme étant la victime sacrificatoire, plutôt qu’Isaac, ne semble pouvoir s’appuyer que sur des réinterprétations ultérieures de cette sourate, selon des traditions islamiques bien plus tardives.

Je n’entrerai pas plus avant dans ce débat. Il me semble qu’il y un autre angle d’analyse bien plus intéressant à considérer. Il se pourrait que, contrairement à l’importance qu’a prise historiquement cette controverse, ce ne soit pas là vraiment une question absolument essentielle. En effet, on pourrait arguer qu’en réalité Ismaël apparaît comme une sorte de double inversé d’Isaac. Il me semble que les destins respectifs de ces deux demi-frères (si on les considère ensemble, et non séparément) semblent composer une unique figure, allégorique et même anagogique, – la figure du ‘Sacrifié’, la figure de l’homme ‘sacrifié’ au service d’un projet divin qui le dépasse entièrement.

Le conflit entre le projet divin et les simples vues humaines apparaît clairement lorsque l’on compare les circonstances relativement banales et naturelles de la conception de l’enfant d’Abram (résultant de son désir d’assurer sa descendanceiii, désir favorisé par sa femme alors nommée Saraï), avec les circonstances de la conception de l’enfant d’Abraham et de Sara, particulièrement improbables et exceptionnelles.

On pressent alors la nature tragique du destin d’Ismaël, fils premier-né (et aimé), mais dont la ‘légitimité’ ne peut être comparée à celle de son demi-frère, né quatorze ans plus tard. Mais en quoi serait-ce une ‘faute’ imputable à Ismaël que de n’avoir pas été ‘choisi’ comme le fils d’Abraham devant incarner l’Alliance ? N’aurait-il donc été ‘choisi’ que pour incarner seulement la dépossession arbitraire d’une mystérieuse ‘filiation’, d’une nature autre que génétique, et cela pour signifier à l’attention des multitudes de générations à venir un certain aspect du mystère divin ?

Ceci amène à réfléchir sur le rôle respectif des deux mères (Hagar et Sara) dans le destin corrélé d’Ismaël et d’Isaac. Cela invite à approfondir l’analyse des personnalités de ces deux mères pour se faire une meilleure idée de celles des deux fils.

La figure d’Ismaël est à la fois tragique et ambiguë. Je voudrais ici en tracer les contours en citant quelques ‘traits’ à charge et à décharge, en cherchant à soulever un pan du mystère. Je voudrais tenter de pénétrer davantage l’ambiguïté du paradigme de l’élection, ou du moins tenter d’éclairer deux options possibles à ce sujet : a) l’élection des uns (les élus) implique la mise à l’écart des autres (les déchus), ou au contraire, b) « l’élection n’est pas un rejet de l’autre »iv.

1° Les traits à charge (contre Ismaël)

a) Ismaël, jeune homme, « joue » avec Isaac, son petit frère, un jeune enfant à peine sevré. Ceci provoque la colère de Sara. Cette scène-clé est rapportée ainsi: « Sara vit le fils de Hagar se livrer à des railleries »v. Le mot hébreu מְצַחֵק , mtsaḥéq, se prête à plusieurs interprétations. Il vient de la racine צָחַק, tsaḥaq, mis dans la forme verbale piël. Voici quelques sens de ce mot, dans les formes verbales qal et piël, ainsi que quelques versets bibliques présentant différents contextes :

Qal :  « Rire, se réjouir ». « Sara rit (secrètement) »vi ; « Quiconque l’apprendra s’en réjouira avec moi »vii

Piël : « Jouer, plaisanter, se moquer ». « Mais il parut qu’il plaisantait, qu’il le disait en se moquant »viii « Ils se levèrent pour jouer, ou danser »ix. « Afin qu’il jouât, ou chantât, devant eux ».x « Isaac jouait, ou plaisantait, avec sa femme »xi ; « Pour se jouer de nous, pour nous insulter »xii.

Les sens du verbe צָחַק dans la forme piël semblent, à première vue, relativement anodins (jouer, plaisanter, se moquer). Cependant les sens donnés par Rachi à ce mot dans le contexte de Gn 21,9 sont beaucoup plus graves, et même incriminants: ‘idolâtrie’, ‘immoralité’, et ‘meurtre’. Voici le commentaire de Rachi, à propos de mtsaḥéq : « RAILLERIES : il s’agit d’idolâtrie. Ainsi, ‘ils se levèrent pour s’amuser’ (Ex 32,6). Autre explication : Il s’agit d’immoralité. Ainsi ‘pour s’amuser de moi’ (Gn 39,17). Autre explication : il s’agit de meurtre. Ainsi ‘que ces jeunes gens se lèvent et s’amusent devant nous’ (2 Sam 2,14). Ismaël se disputait avec Isaac à propos de l’héritage. Je suis l’aîné disait-il, et je prendrai part double. Ils sortaient dans les champs, Ismaël prenait son arc et lui lançait des flèches. Tout comme dans : celui qui s’amuse au jeu insensé des brandons, des flèches, et qui dit : mais je m’amuse ! (Pr 26,18-19). »

Le jugement de Rachi est extrêmement désobligeant et accusateur. L’accusation d’ ‘immoralité’ est un euphémisme voilé pour ‘pédophilie’ (car Isaac est alors un jeune enfant). Cette interprétation de Rachi ne repose que sur le seul mot tsaḥaq, le mot même qui a donné son nom à Isaac… Or ce mot tsaḥaq revient étrangement souvent dans le contexte qui nous intéresse ici. Quatre importants personnages « rient » (du verbe tsaḥaq), dans la Genèse : Abraham, Sara, Isaac, Ismaël – tout le monde rit, sauf Hagar qui, elle, ne rit jamais, mais pleurexiii. Abraham rit (ou sourit) d’apprendre qu’il va être père, Sara rit intérieurement, se moquant de son vieil époux, Isaac rit en lutinant et caressant son épouse Rebeccaxiv. Parmi tous ces gens qui rient, Ismaël lui aussi, rit, en jouant avec Isaac. Mais, son rire le fait être gravement accusé par Rachi, quant à la nature même de ce rire, et de ce ‘jeu’.

b) Selon les commentateurs (Berechit Rabba), Ismaël s’est vanté auprès d’Isaac d’avoir eu le courage d’accepter volontairement la circoncision à l’âge de treize ans alors qu’Isaac l’a subie passivement à l’âge de huit jours.

c) La Genèse affirme qu’Ismaël est un ‘onagre’, un solitaire misanthrope, un ‘archer’ qui ‘vit dans le désert’ et qui ‘porte la main sur tous’.

d) Dans Gn 17,20 il est dit qu’Ismaël « engendrera douze princes. » Mais Rachi, à ce propos, affirme qu’Ismaël n’a en réalité engendré que des ‘nuages’, prenant appui sur le Midrach qui interprète le mot נְשִׂיאִים (nessi’im) comme signifiant des ‘nuées’ et du ‘vent’. Le mot nessi’im peut en effet signifier soit ‘princes’ soit ‘nuages’xv. Mais Rachi, pour une raison qui lui est propre, choisit le sens péjoratif, alors que c’est Dieu lui-même qui prononce ce mot après avoir avoir béni Ismaël.

2° Le dossier à décharge (et donc en faveur d’Ismaël)

a) Ismaël subit plusieurs fois les effets de la haine de Sara et les conséquences de l’injustice (ou de la lâcheté) d’Abraham, qui ne prend pas sa défense, et qui obéit passivement à Sara et privilégie sans remords son fils cadet, Isaac. Ceci n’a pas échappé à l’attention de quelques commentateurs. Ramban (le Nahmanide) a dit à propos du renvoi de Hagar et Ismaël au désert : « Notre mère Saraï fut coupable d’agir ainsi et Abram de l’avoir toléré ». En revanche Rachi ne dit mot sur ce sujet sensible.

Pourtant Abraham aime et se soucie réellement de son fils Ismaël, mais sans doute pas assez pour résister aux pressions. Il préférant nettement Isaac, dans les actes. Pas besoin d’être psychanalyste pour deviner les profonds problèmes psychologiques d’Ismaël, quant au fait de n’être pas le ‘préféré’, le ‘choisi’ (par Dieu) pour endosser l’héritage et l’Alliance, – bien qu’il soit cependant ‘aimé’ de son père Abraham. Notons que, plus tard, Esaü, aîné et aimé d’Isaac, se vit spolié de son héritage (et de sa bénédiction) par Jacob, du fait de sa mère Rebecca, et bien malgré la volonté clairement exprimée d’Isaac.

b) Ismaël est le fils d’« une servante égyptienne » (Gen 16, 1), mais en réalité celle-ci, Hagar, est fille du Pharaon, du moins si l’on en croit l’autorité de Rachi : « Hagar, c’était la fille du Pharaon. Lorsqu’il a vu les miracles dont Saraï était l’objet, il a dit : Mieux vaut pour ma fille être la servante dans une telle maison que la maîtresse dans une autre maison. » On peut sans doute comprendre les frustrations d’un jeune homme, premier-né d’Abraham et petit-fils du Pharaon, devant les brimades infligées par Sara.

c) De plus, Ismaël est soumis pendant toute son enfance et son adolescence à une forme de dédain réellement imméritée. En effet, Hagar a été épousée légalement, de par la volonté de Sara, et de par le désir d’Abraham de laisser sa fortune à un héritier de sa chair, et ceci après que se soit écoulé le délai légal de dix années de constat de la stérilité de Sara. Ismaël est donc légalement et légitimement le fils premier-né d’Abraham, et de sa seconde épouse. Mais il n’en a pas le statut effectif, Sara veillant jalousement aux intérêts d’Isaac.

d) Ismaël est chassé deux fois au désert, une première fois alors que sa mère est enceinte de lui (en théorie), et une autre fois alors qu’il a dix-huit ans (14 ans + 4 ans correspondant au sevrage d’Isaac). Dans les deux cas, sa mère Hagar a alors des rencontres avérées avec des anges, ce qui témoigne d’un très haut statut spirituel, dont elle n’a pas dû manquer de faire bénéficier son fils. Rarissimes sont les exemples de femmes de la Bible ayant eu une vision divine. Mais à ma connaissance, il n’y en a aucune, à l’exception de Hagar, ayant eu plusieurs visions divines. Rachi note à propos de Gn 16,13 : « Elle [Hagar] exprime sa surprise. Aurais-je pu penser que même ici, dans le désert, je verrais les messagers de Dieu après les avoir vus dans la maison d’Abraham où j’étais accoutumé à en voir ? La preuve qu’elle avait l’habitude de voir des anges, c’est que Manoé lorsqu’il vit l’ange pour la première fois dit : Sûrement nous mourrons (Jug 13,27). Hagar a vu des anges à quatre reprises et n’a pas eu la moindre frayeur. »

À cela, on peut encore ajouter que Hagar est plus encore remarquable du fait qu’elle est la seule personne de toute les Écritures à se distinguer pour avoir donné non seulement un mais deux nouveaux noms à la divinité: אֵל רֳאִי El Ro’ï, « Dieu de Vision »xvi, et חַי רֹאִי Ḥaï Ro’ï , le « Vivant de la Vision »xvii. Elle a donné aussi, dans la foulée, un nom au puits tout proche, le puits du « Vivant-de-Ma-Vision » : בְּאֵר לַחַי רֹאִי , B’ér la-Ḥaï Ro’ï.xviii C’est d’ailleurs près de ce puits que viendra s’établir Isaac, après la mort d’Abraham, – et surtout après que Dieu l’ait enfin bénixix, ce qu’Abraham avait toujours refusé de fairexx. On peut imaginer qu’Isaac avait alors, enfin, compris la profondeur des événements qui s’étaient passés en ce lieu, et auxquels il avait, bien malgré lui, été associé.

Par un contraste fort avec Hagar, Sara eut, elle aussi, une vision divine, quoique fort brève, en participant à un entretien d’Abraham avec Dieu. Mais Dieu ignora alors Sara, s’adressant à Abraham directement, pour lui demander une explication sur le comportement de Sara, plutôt que de s’adresser à ellexxi. Celle-ci intervint pour tenter de se justifier, car « elle avait peur », mais Dieu la rabroua sèchement : ‘Non, tu as ri’.xxii

Aggravant en quelque sorte son cas, elle reprochera elle-même à Ismaël, par la suite, d’avoir lui aussi ‘ri’, et le chassera pour cette raison.

e) Ismaël, après ces événements, resta en présence de Dieu. Selon le verset Gn 21,20, « Dieu fut avec cet enfant, et il grandit (…) Il devint archer. » Curieusement, Rachi ne fait aucun commentaire sur le fait que « Dieu fut avec cet enfant ». En revanche, à propos de «il devint archer », Rachi note fielleusement : « Il pratiquait le brigandage »…

f) Dans le désir de voir mourir Ismaël, Sara lui jette à deux reprises des sorts (le ‘mauvais œil’), selon Rachi. Une première fois, pour faire mourir l’enfant porté par Hagar, et provoquer son avortementxxiii, et une deuxième fois pour qu’il soit malade, alors même qu’il était chassé avec sa mère au désert, l’obligeant ainsi à beaucoup boire et à consommer rapidement les maigres ressources d’eau.

g) Lors de sa circoncision, Ismaël a treize ans et il obéit sans difficulté à Abraham (alors qu’il aurait pu refuser, selon Rachi, ce que dernier compte à son avantage). Abram avait quatre-vingt six ans, on l’a dit, lorsque Hagar enfanta Ismaël (Gen 16,16). Rachi commente : « Ceci est écrit en éloge d’Ismaël. Ismaël aura donc treize ans lorsqu’il sera circoncis et il ne s’y opposera pas. »

h) Ismaël est béni par Dieu, du vivant d’Abraham, alors qu’Isaac n’est béni par Dieu qu’après la mort d’Abraham (qui refusa de le bénir, sachant qu’il devait engendrer Esaü, selon Rachi).xxiv

i) Ismaël, malgré tout le passif de sa vie tourmentée, se réconcilia avec Isaac, avant que ce dernier n’épouse Rébecca. En effet, lorsque sa fiancée Rébecca arrive, Isaac vient justement de rentrer d’une visitexxv au Puits du ‘Vivant-de-ma-Vision’, près duquel demeuraient Hagar et Ismaël.

Son père Abraham finit d’ailleurs par « régulariser la situation » avec sa mère Hagar, puisqu’il l’épouse après la mort de Sara. En effet, selon Rachi, « Qetoura c’est Hagar ». Du coup, pour la deuxième fois, Ismaël est donc « légitimé », ce qui rend d’autant plus remarquable le fait qu’il laisse la préséance à son frère cadet lors des funérailles d’Abraham.

j) Ismaël laisse Isaac prendre en effet la précellence lors de l’enterrement de leur père Abraham, ce que nous apprend le verset Gn 25, 9 : « [Abraham] fut inhumé par Isaac et Ismaël, ses fils. » L’ordre préférentiel des noms en témoigne.

k) Le verset Gn 25,17 donne une dernière indication positive sur Ismaël : « Le nombre des années de la vie d’Ismaël fut de cent trente sept ans. Il expira et mourut. » Rachi commente l’expression « il expira » de cette manière, hautement significative: « Ce terme n’est employé qu’à propos des Justes. »

De tout cela, que conclure ?

L’Islam, qui se veut une religion plus ‘pure’, plus ‘originaire’, et dont la figure d’Abraham représente le paradigme, – celui du ‘musulman’ entièrement ‘soumis’ à la volonté de Dieu, – l’Islam reconnaît en Isaac et Ismaël deux de ses ‘prophètes’.

En revanche, Ismaël n’est certes pas reconnu comme ‘prophète’ en Israël.

Quoi qu’il en soit, on peut penser que l’un et l’autre sont, après tout, des personnages somme toute relativement secondaires (ou si l’on préfère, des ‘personnages intermédiaires’), par rapport à des figures centrales comme celles d’Abraham ou de Jacob.

Par ailleurs, ces deux figures, intimement liées par leur destin (fils du même père, et quel père!, mais pas de la même mère), sont aussi, curieusement, des figures du ‘sacrifice’, quoique avec des modalités différentes, et qui demandent à être interprétées.

Le sacrifice d’Isaac sur le mont Moriah se termina par l’intervention d’un ange. De même, le risque de mort imminente d’Ismaël, par inanition, alors qu’il ignorait se trouver près d’une source cachée, dans le désert, prit fin après l’intervention d’un ange.

Au vu des traits à charge et à décharge dont nous avons présenté une courte synthèse, il semble que devrait s’ouvrir de nos jours une nécessaire révision du procès jadis fait à Ismaël, sur les instigations de Sara, et sanctionné par son rejet immérité hors du campement d’Abraham.

Il semble indispensable de réparer l’injustice qui a été jadis faite à Ismaël , – injustice par rapport à laquelle quelque ‘élection’ que ce soit ne saurait certes peser du moindre poids.

Et ceci n’est sans doute pas sans avoir un certain rapport avec l’état actuel du monde.

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iGn 22,2

iiCoran 36, 101-113 : « Nous lui fîmes donc la bonne annonce d’un garçon longanime. Puis quand celui-ci fut en âge de l’accompagner, [Abraham] dit : « Ô mon fils, je me vois en songe en train de t’immoler. Vois donc ce que tu en penses ». Il dit : « Ô mon cher père, fais ce qui t’est commandé : tu me trouveras, s’il plaît à Dieu, du nombre des endurants ». Puis quand tous deux se furent , et qu’il l’eut jeté sur le front, voilà que Nous l’appelâmes « Abraham » ! Tu as confirmé la vision. C’est ainsi que Nous récompensons les bienfaisants ». C’était là certes, l’épreuve manifeste. Et Nous le rançonnâmes d’une immolation généreuse. Et Nous perpétuâmes son renom dans la postérité : « Paix sur Abraham ». Ainsi récompensons-Nous les bienfaisants ; car il était de Nos serviteurs croyants. Nous lui fîmes la bonne annonce d’Isaac comme prophète d’entre les gens vertueux. Et Nous le bénîmes ainsi qu’Isaac. »

iiiGn 15, 2-4. Notons que la promesse divine instille d’emblée une certaine ambiguïté : « Mais voici que la parole de l’Éternel vint à lui, disant : ‘Celui-ci n’héritera pas de toi; mais celui qui sortira de tes reins, celui-là sera ton héritier’ ». Si Eliezer [« celui-ci », à qui le verset fait référence] est ici clairement exclu de l’héritage, la parole divine ne tranche pas a priori entre les enfants à venir, Ismaël et Isaac.

ivSelon l’expression du P. Moïse Mouton dans sa conférence du 7 Décembre 2019 à l’ISTR de Marseille.

vGn 21,9 . Traduction du Rabbinat français, adaptée au commentaire de Rachi. Fondation S. et O. Lévy. Paris, 1988

viGen 18,12

viiGen 21,6

viiiGen 19,14

ixEx 32,6

xJug 16,25

xiGen 26,8

xiiGen 39,14

xiii « Hagar éleva la voix, et elle pleura ». (Gn 21,16)

xivGn 26,8. Rachi commente : « Isaac se dit : maintenant je n’ai plus à me soucier puisqu’on ne lui a rien fait jusqu’à présent. Et il n’était plus sur ses gardes.  Abimelec regarda – il les a vus ensemble. »

xvDictionnaire Hébreu-Français de Sander et Trenel, Paris 1859

xviGn 16,13

xviiGn 16, 14. Rachi fait remarquer que « le mot Ro’ï est ponctué qamets bref, car c’est un substantif. C’est le Dieu de la vision. Il voit l’humiliation des humiliés. »

xviiiGn 16, 14

xixGn 25,11

xxRachi explique en effet qu’« Abraham craignait de bénir Isaac car il voyait que son fils donnerait naissance à Esaü ».

xxiGn 18,13

xxiiGn 18,15

xxiiiRachi commente ainsi Gn 16,5 : « Saraï a regardé d’un regard mauvais la grossesse d’Agar et elle a avorté. C’est pourquoi l’ange dit à Agar : Tu vas concevoir (Gn 16,11). Or elle était déjà enceinte et l’ange lui annonce qu’elle sera enceinte. Ce qui prouve donc que la première grossesse n’avait pas abouti. »

xxivRachi explique en effet qu’« Abraham craignait de bénir Isaac car il voyait que son fils donnerait naissance à Esaü ».

xxvGn 24, 62

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Faire un enfant avec le Divin


« Diotime de Mantinée ».

Un jour, Diotime, une « dorienne », mit publiquement en doute les capacités de Socrate. Elle lui dit ouvertement qu’il ne savait rien des « plus grands mystères », et qu’il était même sans doute incapable de les comprendre… Quoi ? Le célèbre Socrate ! La gloire de la philosophie grecque ! Se faire ainsi tancer par une « étrangère » ? Et sur les questions les plus importantes qui soient ?

Diotime avait commencé sa discussion avec Socrate, en parlant de « l’amour de la renommée »i chez tous ceux qui peuvent y prétendre, et qui s’y complaisent. Diotime avait dit que des poètes, comme Homère et Hésiode, ou des hommes politiques comme Lycurgue, « sauvegarde de la Grèce », avaient recherché « l’immortalité de la gloire », et l’avait à l’évidence obtenue. Mais elle s’interrogeait sur cette soif de gloire, ce désir d’immortalité. « C’est pour que leur mérite ne meure pas, c’est pour un tel glorieux renom, que tous les hommes font tout ce qu’ils font, et cela d’autant plus que meilleurs ils sont. C’est que l’immortalité est l’objet de leur amour ! »ii

Ce grand amour pour l’immortalité, certainement Socrate pouvait le comprendre. On pouvait certainement faire crédit à Socrate, pour tout ce qui concerne l’amour, et ce qui touche à son initiation…

Mais, continua Diotime, au-delà de l’amour, il y a des mystères bien plus élevés encore, et derrière leur voile, il y a une ‘révélation’ supérieure. Cela, Socrate était-il capable de le comprendre ? Rien n’était moins sûr.

« Or, les mystères d’amour, Socrate, ce sont ceux auxquels, sans doute, tu pourrais être toi-même initié. Quant aux derniers mystères et à la révélation, qui, à condition qu’on en suive droitement les degrés, sont le but de ces dernières démarches, je ne sais si tu es capable de les recevoir. Je te les expliquerai néanmoins, dit-elle, pour ce qui est de moi, je ne ménagerai rien de mon zèle ; essaie, toi, de me suivre, si tu en es capable ! »iii.

Diotime maniait l’ironie avec finesse. On entendait les jeunes gens glousser sur les gradins de l’Académie, et l’on voyait les vieux sages figer leur sourire, dans l’attente de la réplique…

Qui ne vint pas.

Qu’on ne s’y méprenne pas ! Socrate n’était pour sa part ni moins doué de finesse, ni moins capable d’une féroce ironie. Sa puissance rhétorique était sans pareille.

Mais en l’occurrence, il se tint coi. Il retenait chaque mot de Diotime, pour se les graver dans la mémoire. C’est ainsi d’ailleurs qu’il les conserva pour la postérité. C’est lui-même qui, plus tard, rapporta fidèlement les paroles de Diotime, qui transmit la leçon qu’il nous est donné aujourd’hui de revivre…

Diotime continuait de parler. Elle s’attaquait sans tergiverser au problème le plus important qui soit, selon elle. Pour atteindre à la « révélation », dit-elle, il faut commencer par dépasser « l’océan immense du beau » et il faut dépasser aussi « l’amour sans bornes pour la sagesse ».

Il s’agit d’aller bien plus haut que la beauté ou la sagesse. Il faut aller aller à ce point extrême où l’on peut enfin « apercevoir une certaine connaissance unique ».

Quelle connaissance ? La connaissance d’une autre beauté, – « cette beauté dont je vais maintenant te parler »iv.

L’ironie de Diotime prit un tour cinglant.

« Efforce-toi, reprit-elle, de me prêter ton attention le plus que tu en seras capable. »v

Qu’est-ce qui, pour Socrate, était donc si difficile à apercevoir, selon Diotime ? Quelle était cette connaissance apparemment hors d’atteinte ? Quelle était cette beauté que Socrate paraissait « incapable » de connaître ?

Cette « beauté dont la nature est merveilleuse », on ne peut l’atteindre que par une « soudaine vision » dit alors Diotime. Comment la décrire plus précisément ? Diotime elle-même avait du mal à l’expliquer. Elle se contentait de formules allusives, ou bien seulement négatives.

C’est, dit-elle, « une beauté dont, premièrement l’existence est éternelle, étrangère à la génération comme à la corruption, à l’accroissement comme au décroissement ; qui, en second lieu, n’est pas belle à ce point de vue et laide à cet autre, pas davantage à tel moment et non à tel autre, ni non plus belle en comparaison avec ceci, laide en comparaison avec cela. »

Ces formules, que l’on pourrait qualifier d’apophatiques, étaient censées exciter l’imagination, mais pour émouvoir un Socrate il en fallait davantage.

Diotime ajouta avec une pointe de grandiloquence: « Cette beauté se montrera en elle-même et par elle-même, éternellement unie à elle-même dans l’unicité de sa nature formelle »vi.

Ah, d’accord. En effet, voilà qui semble prometteur. On vit passer sur le visage de Socrate l’ombre d’un sourire. Mais il ne semblait pas convaincu.

Diotime continua, sans se décourager.

Pour accéder à cette « beauté surnaturelle », il faut « s’élever sans arrêt, comme au moyen d’une échelle ». Il faut monter jusqu’à « cette science sublime, qui n’est science de rien d’autre que de ce beau surnaturel tout seul ». Et, c’est seulement à la fin de cette ascension que l’on peut connaître « l’essence même du beau »vii

Socrate accusa le coup. « L’essence même du beau » ! Diantre !

Donnant à son interlocuteur du « cher Socrate », Diotime poursuivit :

« C’est à ce point de l’existence, mon cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée, que, plus que partout ailleurs, la vie pour un homme vaut d’être vécue, quand il contemple le beau en lui-même ! Qu’il t’arrive un jour de le voir ! »viii

(« Bonne chance à toi Socrate ! Ce n’est pas que j’en doute, semblait-elle penser, mais il est temps, Socrate, que tu te mettes à t’élever si tu veux jamais y parvenir, à ce beau en lui-même, à le voir dans son intégrité, dans sa pureté sans mélange » …)

Il fallait en effet souhaiter à Socrate de réussir dans cette quête-là, d’autant qu’apercevoir le beau en lui-même n’était qu’une première étape. Il fallait ensuite réussir à voir dans ce Beau en lui-même, un autre Beau, plus élevé encore : « le Beau divin dans l’unicité de sa nature formelle »ix .

Et ce n’était pas fini, la quête n’était pas close.

Il ne s’agissait pas simplement de contempler le Beau, que ce soit le Beau en lui-même ou le Beau divin. Il fallait encore s’unir à lui, au sens propre. Il fallait s’unir au Divin pour « enfanter », et pour devenir soi-même immortel…

Diotime conclut alors, – cette fois, sans la moindre trace d’ironie.

La contemplation de la sublime Beauté n’est qu’un prélude. Doit suivre une union avec la Divinité, dont cette sublime Beauté n’est que le voile. Et cette union ne doit pas être stérile. Elle doit viser à enfanter. Enfanter qui ?

Le Divin n’est pas un simulacre, ce n’est pas une vision, une image ou une idée. Le Divin est le « réel authentique ». Il est la Réalité même.

Il s’agit pour qui arrive à ce point de faire un enfant avec la Réalité même.

Il s’agit donc pour Socrate, s’il en est « capable », dit Diotime, de faire réellement un enfant avec la Réalité elle-même…

C’est cela, se rendre immortel, Socrate ! Faire un enfant avec le Divin !x

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iPlaton. Le Banquet. 208 c

iiPlaton. Le Banquet. 208 d,e

iiiPlaton. Le Banquet. 209 e, 210 a

ivPlaton. Le Banquet. 210 d

vPlaton. Le Banquet. 210 e

viPlaton. Le Banquet. 211 a,b

viiPlaton. Le Banquet. 211 c

viiiPlaton. Le Banquet. 211 d

ixPlaton. Le Banquet. 211 e

x« Conçois-tu que ce serait une vie misérable, celle de l’homme dont le regard se porte vers ce but sublime ; qui, au moyen de ce qu’il faut, contemple ce sublime objet et s’unit à lui ? Ne réfléchis-tu pas, ajouta-t-elle, qu’en voyant le beau au moyen de ce par quoi il est visible, c’est là seulement qu’il réussira à enfanter, non pas des simulacres de vertu, car ce n’est pas avec un simulacre qu’il est en contact, mais une vertu authentique, puisque ce contact existe avec le réel authentique ? Or, à qui a enfanté, à qui a nourri une authentique vertu, n’appartient-il pas de devenir cher à la Divinité ? Et n’est-ce à celui-là, plus qu’à personne au monde, qu’il appartient de se rendre immortel ? » Platon. Le Banquet. 212 a

La transe et Platon


« Platon » –

Une première définition philosophique de l’essence de la conscience pourrait mettre l’accent sur sa liberté d’être et de vouloir. La conscience se fonde sur le sentiment de son autonomie intime, singulière. L’exercice de cette autonomie, de cette liberté, lui donne la preuve subjective, immédiate, tangible, de son existence propre, unique. En tant qu’elle exerce librement son vouloir en elle-même, par elle-même et pour elle-même, la conscience a conscience qu’elle existe, et qu’elle vit.

Comme elle existe et vit par elle-même, et pour elle-même, elle prend aussi conscience d’être séparée, subjectivement et objectivement, de tout ce dont elle a conscience. Si la conscience est séparée de ce dont elle a conscience, de tout ce qui constitue le monde dans lequel elle est plongée, et notamment du corps auquel elle est associée, elle peut maintenant être amenée à penser qu’elle est incorporelle, distincte (car séparée) de toute la matière de son expérience.

Une seconde définition de l’essence de la conscience pourrait se fonder sur l’intuition du for intime. La conscience prend paradoxalement d’autant mieux conscience d’elle-même qu’elle mesure la profondeur de son ignorance à propos de sa véritable nature. En se cherchant toujours, elle se sent saisie par l’allant de son mouvement de recherche, et en induit que son essence pourrait être de se chercher toujours plus avant, et plus profondément. N’est-ce pas en se perdant dans sa recherche qu’elle se trouve davantage elle-même ? La conscience de se perdre en se cherchant lui donne une meilleure idée de sa vraie nature (ouverte, et a priori illimitée). Dans cette recherche incessante, il arrive en effet qu’elle se perde, sans le vouloir ou sans le savoir, qu’elle s’égare dans des profondeurs rarement atteintes, et dans lesquelles pourrait sembler même planer l’ombre des dieux. Elle découvre à cette occasion, dans ces abîmes, d’autres liens, d’autres enlacements, qui la relient à d’autres natures, d’autres essences, psychiques ou spirituelles. Dans ces conditions, il lui arrive de penser que « spontanée est l’étreinte multiforme qui l’a suspendue aux dieux ».i Est-elle alors dans l’illusion ou dans la réalité ?

La conscience se constitue progressivement dans la découverte de sa propre singularité, cette unique essence. Elle acquiert un premier aperçu de sa profondeur, qui se révèle toujours plus abyssale. Descartes et sa philosophie du sujet fondée sur le doute, la psychanalyse, la découverte de l’inconscient collectif, ont contribué à la compréhension philosophique et psychologique de l’essence de la conscience. On pourrait dire que, de ce point de vue, la conscience est une invention moderne. D’ailleurs le mot « conscience » est plus moderne que classique. Il ne faisait pas partie du vocabulaire philosophique des Anciensii. Ils employaient plutôt des mots comme « âme » ou « esprit ». Mais l’idée de l’âme telle que définie par Platon ou Aristote, par exemple, ou encore celle d’esprit, telle que comprise par les grandes religions du monde, ne sont pas réellement équivalentes à la notion de conscience telle qu’elle apparaît aujourd’hui. Le sentiment de la liberté de la conscience (et de son autonomie) et la découverte de la puissance psychique du for intime faisaient-ils partie du bagage philosophique et religieux des Anciens? On peut en douter. Tant Platon qu’Aristote ne définissaient par l’âme comme conscience, puisque le mot même de ‘conscience’ n’était pas dans leur vocabulaire.

Mais ils cherchaient à définir l’essence de l’âme, à en mesurer la puissance rationnelle, la faculté de désirer, et ils tentaient d’en percevoir la nature. Dans le mythe d’Eriii, les âmes peuvent choisir librement un « modèle de vie ». Elles sont responsables du sort qu’elles s’allouent à elles-mêmes. Ce choix étant fait, le destin se déroule alors inéluctablement.iv

Mais comment et pourquoi ce choix initial se fait-il ? L’âme a-t-elle toute conscience des implications futures de son choix ? Platon l’affirme. « Même pour celui qui arrive en dernier, il existe une vie satisfaisante plutôt qu’une vie médiocre, pour peu qu’il en fasse le choix de manière réfléchie et qu’il la vive en y mettant tous ses efforts. »v Comment s’assurer que l’âme choisit en toute connaissance de cause, et qu’elle n’est pas aveuglée par son ignorance, ou par ses antécédents ? L’âme peut-elle être pleinement consciente d’elle-même au moment précis où elle doit faire le choix qui déterminera et orientera la nature de sa vie? On pourrait légitimement douter de sa capacité de précognition totale à cet instant crucial. Lorsqu’une âme choisit une ‘vie’, elle sait que le fait de vivre cette vie-là édifiera et modifiera sa conscience, selon des voies qu’elle ignore encore ; elle sait qu’après ce choix initial elle affrontera une grande part d’inconnu. Le choix de la conscience se fonde donc sur une inconscience première, sur une inconnaissance structurelle. Du mythe d’Er, on retiendra qu’en dépit de cette inconscience fondatrice, de ce non-savoir premier, l’âme a entretenu un rapport initial avec le divin, qui lui a donné la liberté du choix. Liberté incomplètement informée, sans doute, mais liberté quand même, et surtout liberté d’essence divine.

D’ailleurs, dans Les Lois, Platon assimile explicitement les âmes à des Divinités : «  Nous affirmerons que ces âmes sont des Divinités. Et peu importe si, immanentes à des corps, elles sont, en leur qualité d’êtres animés, la parure du ciel, ou si les choses procèdent de quelque autre façon. Y a-t-il quelqu’un qui, accordant tout cela, s’obstinerait à ne pas croire que tout est plein de Dieux ? »vi Platon reprend ici la célèbre formule de Thalès (« Tout est plein de Dieux »), qu’il répétera dans l’Épinomis, en y ajoutant l’idée que les Dieux ne négligeront pas les âmes ( – sans doute parce qu’ils partagent avec elles quelque implicite complicité ) : « L’âme est quelque chose de plus ancien, et, à la fois, de plus divin que le corps… Tout est plein de Dieux, et jamais les puissances supérieures, soit manque de mémoire, soit indifférence, ne nous ont négligés !.. »vii

Son élève, Aristote, distinguait quant à lui dans l’âme deux entités, qui portent le même nom : νοῦς (noûs). L’un de ces deux noûs est périssable, et l’autre est immortel et éternel (et donc divin). On peut traduire noûs par « intelligence », «esprit » ou encore « intellect ». En revanche, même dans les traductions savantes, ce mot n’est jamais traduit par « conscience ». Ce terme et cette acception seraient anachroniques dans le contexte de la Grèce de Platon et d’Aristote. Cependant les deux noûs décelés par Aristote portent en eux quelque chose qui relève de la conscience et de sa lumière.

Aristote utilise la métaphore de la lumière à propos de celui des deux noûs qui est immortel, éternel, ‘séparé’ (de la matière) et capable de ‘produire toutes choses’ : « Il y a d’une part le noûs (l’esprit) capable de devenir toutes choses, d’autre part le noûs capable de les produire toutes, semblable à une sorte d’état comme la lumière : d’une certaine manière, en effet, la lumière elle aussi fait passer les couleurs de l’état de puissance à l’acte. Et ce noûs est séparé, sans mélange, et impassible, étant acte par essence. Toujours en effet, l’agent est supérieur au patient et le principe à la matière (…) Il ne faut pas croire que le noûs tantôt pense et tantôt ne pense pas. C’est lorsqu’il a été séparé qu’il est seulement ce qu’il est en propre, et cela seul est immortel et éternel. Mais nous ne nous en souvenons pas, car ce principe est impassible, tandis que le noûs passif est corruptible et que sans lui [le noûs éternel] il n’y a pas de pensée. »viii Un peu avant, Aristote définit l’âme par deux facultés principales, « le mouvement local » et « la pensée, l’intelligence et la sensibilité».ix Faut-il penser que les deux formes de noûs (le noûs périssable et le noûs éternel) possèdent l’un et l’autre pensée, intelligence, sensibilité ainsi que la capacité de mouvement local ? Le noûs périssable dispose de la pensée, de l’intelligence et de la sensibilité en tant qu’elles peuvent devenir toutes choses, c’est-à-dire en tant qu’elles peuvent se les assimiler perceptuellement puis conceptuellement. Par contraste, le noûs éternel utilise la pensée, l’intelligence et la sensibilité en tant que celles-ci peuvent créer toutes choses, – et notamment des choses tout autres.

Le premier des deux noûs est ‘périssable’ et ‘corruptible’, puisqu’il se mêle aux choses de ce monde en devenant semblables à elles. Le deuxième noûs est à l’évidence d’essence divine, puisqu’il est ‘créateur’, ‘séparé’, ‘immortel’ et ‘éternel’.Il est aussi ‘impassible’, pour pouvoir recevoir en lui toutes les formes intelligibles. Aristote appelle le deuxième noûs ‘l’intelligence de l’âme’ (littéralement, le ‘noûs de la psyché’, τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs). Ce noûs-là est « ce par quoi l’âme raisonne et conçoit »x. Le noûs de l’âme est capable de concevoir et de créer toutes choses. Le noûs corporel, périssable, a seulement pour tâche de mettre en acte ce que le noûs de l’âme a conçu, il a pour tâche d’actualiser les choses conçues et de les faire devenir. Les faire devenir quoi ? Ce pour quoi elles sont faites. Il faut que les choses accomplissent la fin pour laquelle elles ont été créées.

C’est là l’occasion de revenir sur le sens profond du mot un peu technique qu’Aristote utilise pour caractériser l’âme: ἐντελεχείᾳ, « entéléchie ». On peut décomposer ce mot en en-télos-ekheia, littéralement : « ce qui possède en soi sa fin ». Seules les âmes possèdent en elles-mêmes leur propre fin. Quant aux choses que l’âme crée, elles n’ont pas de fin en elles-mêmes, elles n’ont de fin que celle que l’âme qui les conçoit a bien voulu leur donner.

La connaissance, l’opinion, le désir sont des attributs du noûs, ils sont ce qui distingue l’âme humaine de l’âme des végétaux ou de l’âme des animaux.xi Pourtant, s’ils n’ont ni connaissances ni opinions, les plantes et les animaux ‘sentent’ et peut-être même ‘désirent’. Ce qui est crucial, c’est que, à la différence des âmes des plantes et des animaux, l’âme humaine est consciente de ses sensations ou de ses désirs. La sensation ou le désir n’est pas de même nature que la conscience de la sensation ou du désir. Pour reprendre le vocabulaire d’Aristote, la conscience relève du noûs, le noûs séparé, immortel et éternel de l’âme.

On l’a dit, ni Platon ni Aristote n’emploient le mot conscience, qui n’existait pas dans leur langue. Mais il y avait une façon d’aborder indirectement ce que la notion de conscience recouvre, sans la nommer comme telle, avec le concept de ‘sens commun’. Le ‘sens commun’ n’est pas un ‘sixième sens’, mais il perçoit le fait que des sensations sont perçues par les organes sensibles. Le ‘sens commun’ est une conscience de l’existence des sensations. Il est cet ‘autre sens’ qui, chez Aristote, ressemble le plus au sens interne de la conscience. « Puisque nous sentons que nous voyons et entendons, il faut que le sujet sente qu’il voit ou bien par la vue, ou bien par un autre sens. »xii

À propos de cette remarque d’Aristote, Jamblique note, dans son Traité de l’âme, que la sensation propre au ‘noûs de l’âme’ porte le même nom que la sensation irrationnelle qui est commune à l’âme et au corps. Il dit que le même mot s’applique à deux phénomènes complètement différents, et qu’il ne faut pas les confondre. Simplicius a lui-même commenté ce commentaire de Jamblique, et il en a profité pour offrir une définition de la conscience qui est plus proche de la conception moderne. Il pose que la conscience est « la faculté de se tourner vers soi-même », ce qui implique que la conscience peut aussi se percevoir elle-même. La conscience est consciente d’elle-même, elle se sait consciente.xiii

Lorsque l’âme s’unit au corps, le principe (divin) qui est en elle, et qui porte le nom de noûs, n’en souffre aucune diminution, aucune altération ; il n’y a aucune hybridation intime de sa nature avec la nature corporelle. Elle ne sort pas d’elle-même pour se mêler à la matière comme en une tourbe (qui serait alors sa tombe)… Mais alors comment le corps, qui « participe » de l’âme par cette union, est-il animé par elle, si celle-ci est séparée de lui ? Comment s’effectue la participation de la vie corporelle à la vie de l’âme et réciproquement? Comment l’âme éternelle et immortelle est-elle « accrochée » au corps corruptible et périssable ?

Aristote formule cette question ainsi : « Si l’intelligence (noûs) est simple (aploûs) et impassible (apathès) et si elle n’a rien de commun avec quoi que ce soit, au dire d’Anaxagore, comment pensera-t-elle, si penser, c’est subir une certaine passion ? Car c’est en tant qu’un élément est commun à deux termes que l’un, semble-t-il, agit et que l’autre pâtit. De plus, l’intelligence est-elle elle aussi intelligible ? »

On a déjà vu qu’Aristote a trouvé une solution à ce problème en distinguant deux sortes de noûs dans l’âme.xiv Jamblique commente succinctement la thèse de la simplicité du noûs ainsi : « L’Intelligence (noûs) est l’essence supérieure à l’âme; or Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable. »xv A son tour, Simplicius commente le commentaire de Jamblique : « Le divin Jamblique entend par Intelligence en puissance et Intelligence en acte l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence participée, soit l’Intelligence imparticipable».xvi

Qu’est-ce que le ‘divin Jamblique’ veut dire exactement ? Que sont cette ‘Intelligence participée’ et cette ‘Intelligence imparticipable’ ? Le sens de ces expressions a été expliqué par Proclus, qui y voit une sorte de hiérarchie descendante des niveaux de l’Intelligence: « L’Intelligence a une triple puissance : il y a l’Intelligence imparticipable, distincte de tous les genres particuliers; puis l’Intelligence participable, à laquelle participent les âmes des dieux et qui leur est supérieure ; enfin, l’Intelligence qui habite dans les âmes et leur donne leur perfection. »xvii Malgré l’épithète flatteur (le ‘divin Jamblique’), Simplicius ne soutient pas l’interprétation donnée par celui-ci du passage d’Aristote en question. Il propose sa propre explication, que je résume ici. L’Intelligence des âmes (noûs) est en réalité l’essence (ou l’entité) première, indivisible, et séparée. Elle est la vie suprême. Elle unit intimement la chose pensée, la chose pensante et la pensée. Elle est éternelle, permanente, parfaite. Elle détermine toutes choses et elle en est la cause. Bref, elle est ce qu’il y a de divin en l’âme. L’âme humaine peut s’élever de l’intelligence inférieure qui lui a été attribuée et atteindre à cette Intelligence première (noûs). Ainsi l’on peut dire que l’âme ‘change’ et ‘demeure’ tout à la fois. Elle ‘change’ parce qu’elle peut soit descendre vers les choses du second degré (la matière, les perceptions, les sensations), soit remonter à leur essence pure et séparée. Et elle ‘demeure’ parce qu’elle participe aussi de l’Intelligence (noûs), laquelle ‘demeure’ toujours ce qu’elle est, – ce qui rend possibles les divers états de l’âme humaine.

L’Intelligence première, ‘séparée’ et ‘participée’, représente en fait l’essence supérieure à l’âme. Elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais elle contemple les formes des choses sensibles dans leur essence, elle s’élève par elles jusqu’aux formes intelligibles. Ce qu’on appelle la Raison (Logos) est précisément l’Intelligence en acte. C’est elle qui connaît les choses intelligibles, alors que l’Intelligence qui habite en l’âme humaine connaît les choses sensibles d’abord en tant que sensibles.xviii

Tous ces développements et commentaires (qui, j’espère, ne lassent pas trop le lecteur) sont nécessaires parce que le passage d’Aristote dont Simplicius discute longuement le sens est en réalité fort ambigu. Le fait est qu’il a donné lieu à de nombreuses interprétations, dont on trouve la liste chez Jean Philoponxix. Pour résumer les avis des commentateurs, l’opinion de Jamblique parait conforme à celle d’Alexandre d’Aphrodisie, et l’opinion de Simplicius se rapproche de celles de Plotin et de Plutarque d’Athènes… Mais revenons au ‘divin Jamblique’. Il dit que la vie du corps se nourrit de deux apports essentiels, venant de deux directions différentes. D’un côté, la vie corporelle est « enlacée » à la matière, qui la soutient et la supporte. D’un autre côté, il y a aussi un « enlacement » de la vie corporelle avec la vie de l’âme.xx Le mot « enlacement » est la métaphore choisie par Jamblique pour expliquer le paradoxe de l’union de deux essences si différentes, l’une divine, l’autre animale. L’« enlacement » est une sorte d’« embrassade » ou d’« étreinte ». Peut-il y avoir entre l’âme et le corps un tel contact intime, sans altération, un effleurement sans pénétration ?

Toute métaphore nous enferme dans son propre réseau de sens. Pour nous en libérer, il faut peut-être revenir aux théories initiales dont les néo-platoniciens se sont nourris. Dans le Timée, le ‘divin Platon’ décrit trois sortes d’âmes. « Il est en nous trois sortes d’âme, ayant leurs trois demeures distinctes, et chacune se trouve avoir ses mouvements. »xxi

Il y a d’abord l’âme qui est « le principe immortel du vivant mortel ».xxii Il y a ensuite « une autre espèce d’âme qui est mortelle » et qui « porte en elle des passions redoutables et inévitables. »xxiii Elle doit être séparée du principe divin (pour ne pas le souiller), et pour cela elle placée dans la poitrine, donc éloignée de la tête par une « frontière » qui est le cou. Cette âme contient elle-même deux parties, « une naturellement meilleure, une autre pire »,xxivune qui a part au courage et l’autre à l’emportement. Cette âme est située entre le diaphragme et le cou, et le cœur lui sert de « poste des gardes »xxv pour réguler les passions et les emportements. Enfin, il y a l’âme appétitive, « qui a l’appétit du manger, du boire et de toutes ces choses dont la nature du corps lui fait éprouver le besoin ».xxvi Elle est établie entre le diaphragme et le nombril, et elle y est « attachée comme une bête sauvage »xxvii.

Cette âme ne pourra jamais entendre raison. Cependant, comme ceux qui ont composé l’homme se souvenaient que « le Père leur avait recommandé de faire l’espèce humaine aussi parfaite que possible »xxviii, ils voulurent « redresser même le côté faible en nous, pour qu’il pût effleurer quelque peu la vérité ».xxix Ils installèrent donc dans le foie l’organe de la divination,xxx comme une sorte de compensation.

La divination relève de l’« enthousiasme », ἐνθουσιασμός (enthousiasmós), mot qui signifiait à l’origine inspiration par le divin ou possession par la présence du Dieu. C’est le propre de la transe de permettre l’accès à ces états spéciaux de l’esprit, qu’aujourd’hui encore, on tente de mettre en évidence avec l’aide des neurosciences et de leurs techniques d’imagerie.xxxi

Platon parle de l’état de ‘transe’xxxii, mais il distingue nettement la transe proprement dite du retour ultérieur à la raison, qui permettra l’analyse (rationnelle) de cette expérience de la transe et des visions associées. C’est à cette nécessaire analyse, à cette interprétation « en pleine raison », qu’il donne la primauté. « Nul homme, dans son bon sens, n’atteint à une divination inspirée et véridique, mais il faut que l’activité de son jugement soit entravée par le sommeil ou la maladie, ou déviée par quelque espèce d’enthousiasme. Au contraire, c’est à l’homme en pleine raison de rassembler dans son esprit, après se les être rappelées, les paroles prononcées dans le rêve ou dans la veille par la puissance divinatoire qui remplit d’enthousiasme, ainsi que les visions qu’elle a fait voir ; de les discuter toutes par le raisonnement pour en dégager ce qu’elles peuvent signifier, et pour qui, dans l’avenir, le passé ou le présent, de mauvais ou de bon. Quant à celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore, ce n’est pas son rôle de juger de ce qui lui est apparu ou a été proféré par lui ; mais il dit bien, le vieux dicton : ‘faire ce qui est de lui, et soi-même se connaître, au bien sensé seul il convient’.»xxxiii

Celui qui est en transe n’est pas en mesure de juger de ce qui lui apparaît. Il faut avoir sa pleine raison, être ‘bien sensé’, pour se connaître soi-même et faire ce qu’il revient de faire. Il y a là un indice précieux sur les capacités de l’homme à communiquer, en un sens, avec le divin. La transe fait partie des plus grands dons divins. « C’est un fait que, des biens qui nous échoient, les plus grands sont ceux qui nous viennent par le moyen d’un délire, dont assurément nous sommes dotés par un don divin. »xxxiv Mais le délire et la transe ne sont de grandes choses que s’ils sont bien d’origine divine.xxxv

L’âme raisonnable est un « daimon », elle est comme un génie protecteur que Dieu donne à chacun. Elle est un principe qui habite en nous, au sommet du corps, et qui nous élève vers le ciel, « car nous sommes une plante non pas terrestre mais céleste. Et nous avons bien raison de le dire : c’est là haut, en effet, d’où est venue notre âme à sa première naissance, que ce principe divin accroche notre tête, qui est comme notre racine, pour dresser tout notre corps »xxxvi.

Plus belle encore que la métaphore de l’« enlacement », il y a celle de la « conversation » que le Soi peut entretenir avec le Soi. « Dans leur unité, [les causes premières] embrassent en elles-mêmes l’ensemble des êtres. Littéralement, le Divin même s’entretient avec lui-même. »xxxvii Le Divin s’entretient avec lui-même, et il convie l’âme à participer à cet échange.

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i« Notre nature a de son fonds la connaissance innée des dieux, supérieure à toute critique et à toute option, et antérieure au raisonnement et à la démonstration. (…) A dire vrai, ce n’est pas même une connaissance que le contact avec la divinité. Car la connaissance est séparée [de son objet] par une sorte d’altérité. Or, antérieurement à celle qui connaît un autre comme étant elle-même autre, spontanée est l’étreinte multiforme qui nous a suspendus aux dieux. (…) car nous sommes plutôt enveloppés de la présence divine ; c’est elle qui fait notre plénitude et nous tenons notre être même de la science des dieux. » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 3. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.5

iiCicéron a employé le mot conscientia pour définir le sentiment par lequel on juge de la moralité de ses actions. Mais il s’agit là d’un aspect spécifique de la conscience en acte – le sentiment moral, la « bonne ou la mauvaise conscience » –, et non de l’appréhension de la conscience en tant que telle, de son « ipséité », de son caractère absolument unique et singulier.

iiiPlaton, La République, livre X, 614 b – 621 d

iv« Parole de la vierge Lachésis, fille de Nécessité. Âmes éphémères, voici le commencement d’un nouveau cycle qui pour une race mortelle sera porteur de mort. Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. Que le premier à être tiré au sort choisisse le premier la vie à laquelle il sera lié par la nécessité. De la vertu, personne n’est le maître ; chacun, selon qu’il l’honorera ou la méprisera, en recevra une part plus ou moins grande. La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas coupable. » Platon, La République, livre X, 617d-e

vPlaton, La République, livre X, 619 b

viPlaton, Lois, X 899 b. Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1026

viiPlaton, Epinomis, 991 d, Traduit du grec par Léon Robin. Éditions de la Pléiade, Gallimard, 1950, p. 1162

viiiAristote, De l’âme III, 5, 430a

ixAristote, De l’âme III, 3, 427a

x« Il faut donc que le noûs soit impassible, mais qu’il soit capable de recevoir la forme des objets, et qu’il soit, en puissance, tel que la chose, sans être la chose elle-même; en un mot, il faut que ce que la sensibilité est à l’égard des choses sensibles, l’intelligence le soit à l’égard des choses intelligibles. Il est donc nécessaire, puisqu’il pense toutes choses, qu’il soit distinct des choses, ainsi que le dit Anaxagore, afin qu’il les domine, c’est-à-dire afin qu’il les connaisse. Car s’il manifeste sa forme propre auprès d’une forme étrangère, il fait obstacle à celle-ci et l’éclipsera. Aussi n’a-t-il en propre aucune nature si ce n’est d’être en puissance. Ainsi donc, ce qu’on appelle l’intelligence de l’âme (τῆς ψυχῆς νοῦς, tès psukhès noûs), je veux dire ce par quoi l’âme raisonne et conçoit, n’est en acte aucune des choses du dehors, avant de penser. Voilà aussi pourquoi il est rationnel de croire que l’intelligence (le noûs) ne se mêle pas au corps ; car elle prendrait alors une qualité : elle deviendrait froide ou chaude, ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la sensibilité. Mais maintenant elle n’a rien de pareil, et l’on a bien raison de prétendre que l’âme n’est que le lieu des formes ; encore faut-il entendre, non pas l’âme tout entière, mais simplement l’âme intelligente [ou le noûs de l’âme]; et non pas les formes en entéléchie, mais seulement les formes en puissance. » Aristote, De l’âme III, 3, 429a

xiAristote, De l’âme I, 5, 411a-b

xiiAristote, De l’Âme, III, 2, 425b

xiii « L’homme est complet sous le rapport de la sensibilité; cela lui est commun avec beaucoup d’autres animaux. Mais, sentir que nous sentons, c’est le privilège de notre nature : car c’est le propre de la faculté rationnelle de pouvoir se tourner vers soi-même. On voit que la raison s’étend ainsi jusqu’à la sensation, puisque la sensation qui est propre de l’homme se perçoit elle-même. En effet, le principe qui sent se connaît lui-même dans une certaine mesure quand il sait qu’il sent, et, sous ce rapport, il se tourne vers lui-même et s’applique à lui-même… La sensation qui est nôtre est donc rationnelle : car le corps lui-même est organisé rationnellement. Cependant, comme le dit Jamblique, la sensation qui est nôtre porte le même nom que la sensation irrationnelle, sensation qui est tout entière tournée vers le corps, tandis que la première se replie sur elle-même. Sans doute, elle ne se tourne pas vers elle-même comme l’intelligence ou la raison : car elle n’est point capable de connaître son essence ni sa puissance, et elle ne s’éveille pas d’elle-même ; elle connaît seulement son acte et elle sait quand elle agit; or, elle agit quand elle est mise en mouvement par l’objet sensible. » Simplicius. Commentaire sur le Traité de l’Âme, f. 52, éd. d’Alde.

xivAristote, De l’âme III, 5, 430a

xvFragment cité par Simplicius, Comm. sur le Traité de l’Âme, f. 62, éd. d’Alde.

xviSimplicius, ibid., f. 88.

xviiComm. sur l’Alcibiade, t. II, p. 178, éd. Cousin

xviii«Dans notre Commentaire sur le livre XII de la Métaphysique, en suivant les idées exposées sur ce point par Jamblique conformément à la pensée d’Aristote, nous avons longuement expliqué, comme c’en était le lieu, ce qu’est l’Intelligence séparée des âmes ; nous avons fait voir qu’elle est l’essence première et indivisible, la vie parfaite et l’acte suprême; qu’elle offre l’identité de la chose pensée, de la chose pensante et de la pensée; qu’elle possède la perpétuité, la permanence, la perfection ; qu’elle détermine toutes choses et en est la cause. Il nous reste donc maintenant à dire ce qu’est l’Intelligence participée par nos âmes : car il y a une Intelligence particulière participée par chaque âme raisonnable… Aristote parle donc ici de l’âme raisonnable, mais non de l’Intelligence participée par elle au premier degré. On peut, comme nous l’avons dit, s’élever de cette intelligence inférieure [l’âme humaine, raisonnable] à cette Intelligence participée, dont la condition diffère de celle de l’âme : car l’âme, ayant son essence et sa vie déterminées par l’Intelligence participée, change et demeure tout à la fois, descend vers les choses du second degré et remonte à l’essence pure et séparée de la matière, tandis que l’Intelligence participée, demeurant toujours ce qu’elle est, détermine les divers états de l’âme; c’est ainsi que la puissance de la Nature, qui détermine les choses engendrées, peut, tout en restant indivisible et en demeurant ce qu’elle est, déterminer les choses divisibles et changeantes. ‘Mais, dit-il [dit Jamblique], l’Intelligence est l’essence supérieure à l’âme; or, Aristote parle ici de l’Intelligence et non de l’Essence raisonnable.’ Comment admettre cependant qu’Aristote, dans son Traité de l’Âme, ne parle point de la Raison, qui est la plus haute faculté de l’âme ?… Aristote appelle proprement Intelligence la Raison qui appartient à l’âme, parce que la Raison est immédiatement déterminée par l’Intelligence; il la regarde comme une faculté précieuse, parce qu’elle ne considère pas les choses sensibles en tant que sensibles, mais qu’elle contemple, soit les formes des choses sensibles en tant qu’elles peuvent être connues dans leur essence, soit les formes qui subsistent dans l’essence rationnelle, ou bien s’élève par elles aux formes intelligibles. Alors la Raison devient l’Intelligence en acte : car elle connaît les choses intelligibles et non les choses sensibles en tant que sensibles, telles que les perçoit la sensation ; dans ce dernier cas, elle est seulement l’Intelligence en puissance… Considérons maintenant comment nous pourrons concilier notre opinion avec celle du divin Jamblique, qui par Intelligence en puissance et Intelligence en acte entend l’Intelligence supérieure à l’âme, soit l’Intelligence qui détermine l’âme [l’Intelligence participée], soit l’Intelligence imparticipable, tandis que nous croyons que, dans la pensée d’Aristote, l’Intelligence en puissance et l’Intelligence en acte appartiennent à l’essence de l’âme, comme nous l’avons longuement expliqué ci-dessus en nous servant des termes mêmes d’Aristote. Nous ne voudrions pas contredire Jamblique : nous tâcherons donc de concilier, autant que nous le pourrons, son opinion avec la nôtre, etc. » Comm. du Traité de l’Âme, f. 61, 62, 88, éd. d’Alde.

xixComm. sur le Traité de l’Âme, III, s 50

xx« Lorsqu’enfin [l’âme] est arrivée dans le corps, ni elle-même ne pâtit, ni les concepts qu’elle donne au corps ; car ceux-ci également sont des formes simples et, d’une même espèce, n’admettant aucun trouble, aucune sortie d’elles-mêmes. (…) Ce qui participe de l’âme pâtit et n’a pas d’une façon absolue la vie et l’être, mais est enlacé à l’indéfini et à l’altérité de la matière… » Jamblique. Les mystères d’Égypte. I, 10. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.25

xxiTimée 89 e

xxiiTimée 42 e

xxiiiTimée 69 c

xxivTimée 69 e

xxvTimée 70 b

xxviTimée 70 d

xxviiTimée 70 e

xxviiiTimée 71 d

xxixTimée 71 d

xxxTimée 71 e

xxxiCf. les travaux de Steven Laureys au Coma Science Group du Centre Giga Consciousness (CHU et Université de Liège).

xxxiiLe mot ‘transe’ est utilisée par Léon Robin dans sa traduction. L’original grec emploie une périphrase : τοῦ δὲ μανέντος ἔτι τε ἐν τούτῳ μένοντος , « celui qui a été à l’état de ‘transe’ et qui y demeure encore » (Timée 72 a).

xxxiiiTimée 71e-72a

xxxivPhèdre 244 a

xxxv« Le délire est une belle chose toutes les fois qu’il est l’effet d’une dispensation divine. » Phèdre 244 c

xxxviTimée 90 a

xxxviiJamblique. Les mystères d’Égypte. I, 15. Traduit du grec par Édouard des Places. Les Belles Lettres. 1993, p.33