Nombreux
les philosophes ayant manié la métaphore du dépassement, — avec
de considérables écarts et différences d’ approches.
Hobbes dit
que dans la vie, il
faut dépasser tout le
monde et
ne pas abandonner la
course, – ou
bien mourir.
Pour
Kant, Le
sujet humain,
comme la raison humaine,
sont toujours
déjà « dépassés ».
Schopenhauer
estime qu’il
faut « dépasser
le soi »,
le singulier, l’individuel.
Nietzsche
affirme que
l’homme n’existe que
pour être dépassé… afin
de devenir ‘qui il
est’.
Pour
C.G.
Jung,
le conscient est
limité,
mais
l’inconscient est
lui, illimité,
et le
« dépasse »
de toutes parts.
Il
y a en gros deux types d’attitudes.
Il y a ceux
qui pensent
que le
« dépassement »permet
à l’homme
de se réaliser, et ceux
qui pensent que l’homme est
toujours irrémédiablement
« dépassé »,
— par
la raison
ou par l’inconscient.
Dans
le premier groupe: Hobbes, Schopenhauer, Nietzsche. Dans le second,
Kant, Jung…
Hobbes
Hobbes
dit que la vie humaine est une course ! « Cette course nous
devons supposer qu’elle n’a d’autre but, ni d’autre couronne
de récompense que le fait de chercher à être le plus en avant »i.
Vivre,
c’est se lancer dans une cavalcade éperdue ; se hisser son corps
au premier rang. Et dans cette course : « Considérer ceux qui sont
derrière, c’est gloire. […] Être retenu, haine.[…] Avoir du
souffle, espoir. […] Continuellement être dépassé, c’est
misère. Et abandonner la course, c’est mourir. »ii
.
Courir
ou mourir, voilà tout.
Mais
qu’advient-il si la réussite spectaculaire de quelques hommes leur
donnent des avantages insurpassables, qui creusent radicalement (et
pour plusieurs générations) l’écart dans cette course sans fin ?
Hobbes
conclut froidement : alors, il faut s’attendre qu’une grande
partie de l’humanité soit simplement laissée derrière,
ressassant son exclusion dans la haine.
Kant
La
toute première phrase de la préface à la première édition de la
Critique de la raison pure (1781) présente la raison humain
comme « totalement dépassée » : “La raison humaine a
cette destinée singulière (…) d’être accaparée de questions
qu’elle ne saurait éviter, car elles lui sont imposées par sa
nature même, mais auxquelles elle ne peut répondre, parce qu’elles
dépassent totalement le pouvoir de la raison humaine.” iii
La
raison est dépassée par des questions que l’on peut dès lors
qualifier d’ « inhumaines », et qui portent l’être
humain aux bords de frontières indécidables. Elle est aussi
dépassée , plus paradoxalement encore, par les principes mêmes
dont elle se sert, qui sont pourtant « d’accord avec le sens
commun ».
« La
raison ne peut jamais dépasser le champ de l’expérience
possible ».iv
Et elle s’expérimente elle-même comme limitée par l’obscurité
de principes qui la dépassent…
Kant
donne en exemple les « paralogismes » de la raison pure,
et ses « antinomies » qui sont au nombre de quatre (le
monde est-il fini ou non, existence ou non du « simple » dans
les choses, liberté ou nécessité de la causalité, existence ou
non d’un être absolument nécessaire).
La
raison pure ne peut en réalité que garantir l’enchaînement des
raisonnements et l’unité de l’entendement. Elle favorise « l’usage
empirique de la raison, en lui ouvrant de nouvelles voies que
l’entendement ne connaît pas. »v
« La
raison pure ne contient, si nous la comprenons bien, que des
principes régulateurs (…) mais qui portent au plus haut degré,
grâce à l’unité systématique, l’accord de l’usage [empirique
de l’entendement] avec lui-même. »vi
Le
« pouvoir suprême de connaître [ne peut] jamais sortir
des limites de la nature, hors desquelles il n’y a plus pour
nous qu’un espace vide. »vii
On
ne sort pas des limites de l’expérience ni des limites de la
nature…
Mais
quid de la surnature? Kant reste muet à ce sujet.
Schopenhauer
Dans
Le monde comme volonté et représentation, Schopenhauer
entend « dépasser » radicalement le sujet. Il veut enlever
au sujet la position centrale qu’il occupait dans la modernité
depuis Descartes.
Son
point de départ est l’existence de la souffrance (humaine) et de
la compassion qu’elle inspire. L’expérience de la compassion
implique que la séparation entre les hommes est illusoire. De ce
fait, on peut mettre de côté le principe d’individuation et de
subjectivité, voire l’éclipser, ou même l’ « anéantir »
entièrement.
Car
si le sujet connaît tout, il n’est en revanche connu par personne.
«
Le sujet n’est pas connu en tant qu’il connaît ».viii
Chacun
se trouve être soi-même « sujet connaissant », mais jamais
« connaissable ».
La
philosophie doit renoncer à fonder la subjectivité et la
connaissance de la connaissance est impossible.
Il
faut donc ‘dépasser’ le sujet, car le principe d’individuation
n’est qu’un voile, une illusion (Mâyâ), et la séparation entre les
êtres a aussi un caractère illusoire.
« Ne
plus faire la distinction égoïste entre sa personne et celle
d’autrui, mais prendre autant part aux souffrances des autres
qu’aux siennes propres (…) se reconnaître dans tous les êtres,
considérer également comme siennes les souffrances infinies de tout
ce qui vit, et aura ainsi à s’approprier la douleur du monde tout
entier. » (Monde comme volonté et représentation,
§ 68)
La
particulier, le singulier, est une imposture, une illusion mensongère
et pathogène. Persister dans cette illusion, vouloir cette
individualité conduit fatalement à souffrir et infliger la
souffrance.
En
conséquence il faut nier le vouloir, abandonner la persévérance
dans son être, chercher son « ’anéantissement », prendre
conscience de l’unité de tout ce qui est.
Le
bourreau et la victime ne font qu’un.
Une
apostille à la troisième édition (1859) du Monde:
«
Et c’est là précisément le Prajna-Paramita des Bouddhistes, l’
“au-delà de toute connaissance”, c’est-à-dire le point où le
sujet et l’objet cessent d’être ».
L’
« anéantissement » (que Schopenhauer appelle aussi « faveur
du néant ») est une révélation qui survient lors de l’éclipse
de la conscience, lors de l’évanouissement de la présence à soi
– lors de la libération de soi et du monde.
«
Pour ceux chez qui la volonté s’est convertie et niée, c’est
notre monde si réel avec tous ses soleils et avec toutes ses voies
lactées qui est – néant », dit la célèbre dernière phrase du
Monde de 1818.
Nietzsche
« Je
vous enseigne le surhumain. L’homme n’existe que pour être
dépassé (…) Le surhumain est le sens de la terre
(…) Ne
croyez pas ceux qui vous parlent d’espérance supraterrestre.
Sciemment ou non, ce sont des empoisonneurs. »
(Ainsi parlait Zarathoustra. Prologue 3)
Un
homme Surhumain – et non Supraterrestre…
Cette
idée rejoint un thème essentiel de l’auteur des Gâthas, du
Zoroastre historique: celui de l’évolution du monde et des
consciences, qui tendent sans cesse vers « la Perfection
(Haurvatat), au terme de laquelle [nous serons] des créateurs
capables d’autocréer de manière éternelle – c’est-à-dire
des surhumains ayant accédé à l’immortalité . « ix
« Zarathoustra
a plus d’audace que tous les penseurs pris ensemble. – Me
comprend-on ?… La morale se dépassant elle-même par souci de
vérité, le moraliste se dépassant en son contraire – en moi –
, voilà ce que signifie dans ma bouche le nom de Zarathoustra. »
Ecce Homo,x
Les
aphorismes du dépassement fusent, dans Par-delà
le bien et le mal:
« Atteindre
son idéal, c’est le dépasser du même coup ».xi
« On
en vient à aimer son désir et non plus l’objet de ce désir ».xii
« Vivre
dans une immense et orgueilleuse sérénité – toujours au-delà ».xiii
Il reconnaît Dionysos comme son dieu. « Je fus le dernier, me semble-t-il, à lui avoir offert un sacrifice (…) moi le dernier disciple du dieu Dionysos et son dernier initié ».xiv
Et il s’approprie ces paroles de Zarathoustra: « Deviens qui tu es ! « xv
« Deviens ce que tu es, quand tu l’auras appris » xvi
« Quant à nous autres, nous voulons devenir ceux que nous sommes – les hommes nouveaux, les hommes d’une seule foi, les incomparables, ceux qui se donnent leurs lois à eux-mêmes, ceux qui se créent eux-mêmes. » xvii
Se dépasser pour devenir soi-mêmexviii…
Mais
comment
savoir vraiment qui est ce
« soi-même »
?
Qui peut dire qui est (ou ce qu’est) vraiment le « Soi » ? Qui saura le dire en dernière instance? Le Moi? Le Soi? L’âme?
Jung propose des vues iconoclastes sur ce sujet. On les traitera dans un prochain billet.
iThomas
Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique,
Livre de poche, 2003, p145
iiThomas
Hobbes, Éléments de la loi naturelle et politique,
Livre de poche, 2003, p145
iiiEmmanuel
Kant. Critique de la raison pure. Trad. A. Tremesaygues et B.
Pacaud. PUF, 1975, p. 5
ivIbid.
p. 484
vEmmanuel
Kant. Critique de la raison pure. Trad. A. Tremesaygues et B.
Pacaud. PUF, 1975, p. 472-473 (« La dialectique
transcendantale. But de la dialectique naturelle »)
viEmmanuel
Kant. Critique de la raison pure. Trad.
A. Tremesaygues et B. Pacaud. PUF, 1975, (« La
dialectique transcendantale. But de la dialectique naturelle »)
p. 484
viiIbid.
p. 484
viii
Schopenhauer. De la quadruple racine du principe de raison
suffisante (1813), trad. F.-X. Chenet, Paris, Vrin, 1991, § 25,
p. 87
ixLes
Gathas. Le livre sublime de Zarathoustra. Traduit et présenté
par Khosro Khazai Pardis, Paris Albin Michel, 2011, p. 97
xF.
Nietzsche. Ecce Homo. « Pourquoi je suis un destin »,
Gallimard, 1974, p. 145
xiPar-delà
le bien et le mal
§73
xiiPar-delà
le bien et le mal
§175
xiiiPar-delà
le bien et le mal
§284
xivPar-delà
le bien et le mal
§295
xvAinsi
parlait Zarathoustra,
L’Offrande du miel, op.cit., p. 273.
xviPindare, Les
Pythiques, 2, 72.
xviiNietzsche,
Le
Gai savoir, §338.
xviiiNietzsche,
Généalogie
de la morale
Partage (et 'agitprop' ...) :
WordPress:
J’aime chargement…