Au dernier chant du Purgatoire, Béatrice dit à Dante : « Ne parle plus comme un homme qui rêve »i. Si Dante se plie à cette injonction, la suite de la Divine Comédie peut être interprétée comme un document de référence, aussi éloigné du rêve que de la fiction.
Dans le chant immédiatement suivant, qui se trouve être le premier chant du Paradis, Dante fait cette révélation :
« Dans le ciel qui prend le plus de sa lumière je fus, et je vis des choses que ne sait ni ne peut redire qui descend de là-haut ; car en s’approchant de son désir notre intellect va si profond que la mémoire ne peut plus l’y suivre »ii.
Dante n’a pas rêvé, peut-on croire. Il a vraiment vu ce qu’il dit avoir vu « dans le ciel », il n’a en rien imaginé ses visions, et il a pu les redire après être redescendu « de là-haut ».
Sa mémoire a gardé le souvenir de la lumière, de la profondeur et du désir, même si la mémoire est toujours en retard sur l’esprit qui va, et si elle ne peut le suivre en toute conscience, dans les moments d’exception, inouïs, indicibles.
Sans préparation, l’esprit soudain monte dans le ciel, voit la lumière, la désire, s’enfonce dans les profondeurs, va dans les abysses.
Au retour, abasourdie, aveuglée, sans souvenir, l’intelligence se prend à douter de ce qu’elle a vu. A-t-elle rêvé?
Dans le même chant, Dante explique de façon elliptique la vraie nature de son expérience:
« Dans sa contemplation je me fis moi-même pareil à Glaucus quand il goûta de l’herbe qui le fit dans la mer parent des dieux. Outrepasser l’humain ne se peut signifier par des mots ; que l’exemple suffise à ceux à qui la grâce réserve l’expérience »iii.
Pour dire « outrepasser l’humain », Dante emploie le mot : « trasumanar ».
L’herbe de Glaucus, quelle était-elle ? Du hashish ? De la petite fumée ? De ces herbes qui entrent dans les concoctions shamaniques, dans le Sôma ou l’Haoma ?
« Outrepasser » c’est passer outre, ce qui implique une violation, un dédain, une rupture. « Outrepasser l’humain », c’est le laisser derrière soi, le laisser dans son état supposé d’impuissance relative.
Traduit de façon plus littérale, et jouant sur l’origine commune de homo et de humus, le mot trasumanar pourrait se rendre par « transhumer », dans un sens ontologique, métaphysique.
La transhumance, l’exode, la sortie de l’Égypte intérieure, hors de la nature humaine, forgée par les millénaires.
C’est le rêve récent du « transhumanisme ».
L’accession à une sur-nature, une trans-nature, trans-humaine.
Le corps ou l’âme atteignent un point extrême, et d’une seule pulsation ils sont chassés hors d’eux-même, pour atteindre un état « Autre ».
Quel « Autre » ? Il y a plusieurs réponses, selon diverses traditions.
Par exemple, ce saut vers l’Autre, Teilhard de Chardin l’a décrit comme une noogénèse.
Akhénaton, Moïse, Zoroastre, Hermès, Jésus, Cicéron, Néron, Platon, avaient un cerveau semblable au nôtre. Qu’ont-ils vus que nous ne voyons pas ?
Les matérialistes et les sceptiques ne croient pas aux visions. Rien ne change vraiment depuis des millénaires. Mais ces « réalistes » manquent de puissance explicative, et ne rendent pas compte du passé profond, ni des futurs infinis.
Il faut bien admettre que la vie a évolué depuis l’huître, la moule et l’oursin. Et la vie continue à monter. Vers quoi va-t-elle ? La vie a déjà muté de nombreuses fois, et ce n’est certes pas fini.
La question devient: quand la prochaine mutation adviendra-t-elle ? Dans un million d’années ? Dans un siècle ? Qui le dira ? Quelle sera sa forme : biologique, génétique, psychique? Ou tout cela ensemble ? Une minuscule mais décisive mutation génétique, accompagnée d’une transformation biologique et d’une montée mentale, d’une poussée psychique ?
La compression planétaire vire déjà à l’incandescence. La crise de l’anthropocène ne fait que commencer. Environnementale, sociétale, politique, la crise couve. Il reste à mobiliser les couches profondes de l’inconscient collectif. Les signes annonciateurs ne manquent pas, comme la pulsion de mort revendiquée comme telle.
Les formes de néo-fascisme que l’on peut déjà diagnostiquer représentent un avertissement.
Elles indiquent la naissance de la pulsion de mort, le besoin d’outrepasser l’humain, de le laisser derrière, perclus de peurs, aveuglé d’idées fausses.
L’herbe de Glaucus, le trasumanar de Dante, prendront d’autres formes, et ceci dès le 21ème siècle. Lesquelles ?
La poésie, celle qui révèle, donne des pistes toujours vives.
« Comme le feu qui s’échappe du nuage, se dilatant si fort qu’il ne tient plus en soi, et tombe à terre contre sa nature, ainsi mon esprit dans ce banquet, devenu plus grand, sortit de soi-même et ne sait plus se souvenir de ce qu’il fit »iv.
La foudre tombe à terre, et l’esprit de Dante monte au ciel. Dante ne se souvient plus de ce qu’il y fait, mais Béatrice le guide dans son oubli de soi. « Ouvre les yeux, lui dit-elle, regarde comme je suis : tu as vu des choses qui t’ont donné la puissance de supporter mon rire. »
Dante ajoute: « J’étais comme celui qui se ressent d’une vision oubliée et qui s’ingénie en vain à se la remettre en mémoire. »
J’aimerais souligner ici un rapport crucial entre la vision, le rire et l’oubli. Le rire de Béatrice est difficile à supporter. Pourquoi ? Parce que ce rire résume tout ce que Dante a oublié, et évoque tout ce qu’il lui eût fallu voir. Ce rire heureux de la femme aimée est tout ce qui lui reste. Ce rire est aussi ce qui est nécessaire pour retrouver le fil. Toute la poésie du monde n’atteindrait pas « au millième du vrai » de ce qu’était ce « saint rire », ajoute Dante.
Rire dense, dantesque. Opaque, obscur. Ce rire fait ré-ouvrir les yeux et la mémoire.
Il y a d’autres exemples de la puissance du rire dans l’histoire. Homère parle du « rire inextinguible des dieux »v. Nietzsche glose sur le rire de Zarathoustra. Il y a sans doute des analogies entre tous ces rires. Ils fusent comme des éclairs sans cause.
Dante dit, dans sa manière : « Ainsi je vis des foisons de lumière, fulgurées d’en haut par des rayons ardents, sans voir la source des éclairs. »
Il voit l’éclair, mais pas sa source. Il voit le rire, mais il en a oublié la raison. Il voit les effets, mais pas leur cause.
Il y a une leçon dans ce fil : voir, oublier, rire. Le transhumain doit passer par ce chemin, et continuer au-delà. Le rire est la porte entre la mémoire et l’avenir.
Depuis son Moyen Âge, Dante avertit la modernité: « On prêche à présent avec des facéties et des quolibets, et pourvu qu’on rie bien, le capuchon se gonfle et ne demande rien ».vi
Le capuchon était celui des prêcheurs d’alors, les Capucins.
De nos jours les capuchons ont d’autres formes, et les prêcheurs d’autres idées. Mais les quolibets et les facéties continuent de fuser. Et l’on rit beaucoup de nos jours, n’est-ce pas ?
Le transhumain attend sans doute déjà, bien au-delà de tous ces rires-là.
i Dante, Purgatoire, XXXIII
ii Dante, Paradis, I
iiiIbid.
iv Dante, Paradis, XXIII
v Iliade I, 599, et Odyssée, VIII, 326
vi Dante, Paradis, XXIX