Dès les premiers siècles du christianisme, les pères de l’Église et les apologistes ont cherché à montrer que la figure du Christ avait déjà été annoncée par la Loi et les Prophètes, dans les textes les plus sacrés de la tradition juive.
Cette quête leur était d’une importance fondamentale, et l’on comprend bien pourquoi. Jésus ne pouvait pas être simplement un rabbin marginal d’une petite ville de Galilée, un peu exalté, et mort ignominieusement en croix pour avoir cru être (à tort) le Messie.
Il fallait qu’il
fût en effet, indubitablement, le Messie, et qu’il eût été
annoncé par les textes de la Loi.
L’un des points
importants était d’établir que Dieu n’est pas ‘seul’ dans
son ‘Ciel’, mais qu’il pouvait y être ‘accompagné’ d’une
‘Personne’, de même nature que la sienne propre, et le
dédoublant en quelque sorte, et cela avant même la création du
monde.
Il fallait prouver
subsidiairement que cette autre Personne ou Puissance (assise à sa
droite, en quelque sorte) s’était incarnée en la personne du
Christ, historiquement, en Galilée, au début des années 30 du 1er
siècle de notre ère.
A l’évidence,
l’idée d’un Dieu ‘unique’ se ‘dédoublant’ peut sembler
absurde (et fondamentalement hérétique) aux yeux de Juifs prônant
un monothéisme absolu. Pourtant les textes mêmes dont ils sont les
gardiens fidèles semblent introduire explicitement cette
possibilité. C’était du moins l’enjeu de nombreuses recherches
que de mettre ceci en évidence, telles que celles d’Eusèbe de
Césarée.
Eusèbe écrit :
« Moïse le
présente [le Christ] en termes très clairs comme le second maître
après le Père lorsqu’il déclare : ‘Le Seigneur fit
pleuvoir sur Sodome et Gomorrhe le soufre et le feu, de la part du
Seigneur’ (Gn. 19,24) ».i
Dans le texte hébreu
de la Genèse qui rapporte cet épisode fameux, le ‘Seigneur’ qui
fait pleuvoir le soufre et le feu a pour nom יהוה :
YHVH (Yahveh). Mais le verset répète ce même nom, immédiatement
après, en employant la formule ‘de la part de YHVH’.
Le texte hébreu
précise même ‘de la part de YHVH, du haut des cieux’ ( מֵאֵת
יְהוָה,
מִן-הַשָּׁמָיִם
), comme s’il y avait un YHVH dans les cieux qui
ordonnait, et un YHVH sur terre qui agissait.
Bien entendu les interprétations concernant ce passage peuvent différer du tout au tout.
On peut comprendre
la curieuse répétition dans ce verset comme un simple renforcement
(tautologique) de l’idée que c’est bien Dieu, et Dieu seul, qui
extermine Sodome et Gomorrhe.
Mais on peut aussi
comprendre, d’après la lettre même du texte, et en forçant un
peu la lecture, qu’il y a un YHVH qui extermine, et un autre YHVH,
‘dans les Cieux’, de la part de qui cette extermination est
opérée.
Les Juifs optent
évidemment pour la première interprétation.
Eusèbe en revanche
y lit la preuve que le YHVH qui extermine Sodome et Gomorrhe est le
Christ, mandaté par le YHVH, ‘de la part de qui’ il agit.
Le point est
extraordinairement important, éminemment sensible, et
potentiellement conflictuel…
Pour avancer dans la
recherche, on dispose de la lettre du texte, des éléments
disponibles de grammaire hébraïque, et des vues de grands
commentateurs juifs, tels Rachi.
L’attention doit
se concentrer sur la formule : ‘de la part de YHVH, du haut
des cieux’ .
L’hébreu dit :
מֵאֵת
יְהוָה,
מִן-הַשָּׁמָיִם
, méét
YHVH, min-ha shamaïm.
La
préposition מֵאֵת
, méét,
« d’avec, d’auprès », est en fait la combinaison
contractée
de
deux prépositions מִן,
min
et אֵת,
ét.
Min
exprime « le rapport à l’origine, au lieu, d’où quelqu’un
ou une chose vient ou sort »ii.
Ét
signifie
« auprès, dans, avec », comme dans Job 2,13 : « ils
étaient assis auprès de lui ».
Donc
méét
signifie « venant de quelqu’un auprès de… ».
Cette
interprétation est renforcée par l’addition que fait le texte de
la Genèse :
מִן-הַשָּׁמָיִם,
min-ha
shamaïm, « venant
des cieux ».
Tout
se passe comme si l’intention et l’exécution étaient dévolues
à deux instanciations divines, portant le même nom (YHVH), et
disposées dans un rapport de proximité l’une
avec l’autre.
Que
dit Rachi au
sujet de
ce verset?
Ceci :
« VENANT
DE L’ÉTERNEL.
C’est le style courant de l’Écriture.
Ainsi Lamec
dit : Femmes
de Lamec (Gen. 4,23), et non pas : Mes femmes. David dit de
même : Prenez avec vous les serviteurs de votre maître (1 R.
1,33) et non pas : Mes serviteurs. Assuérus dit : Au nom
du roi (Esther 8,8), et non pas : En mon nom. Ici de même :
VENANT DE L’ÉTERNEL,
et non pas VENANT DE LUI. – VENANT DES CIEUX. C’est le sens du
texte de Job (36,31) : C’est par eux qu’Il accomplit Son
jugement sur les peuples. Quand Dieu
veut punir les créatures, Il leur envoie le feu du ciel comme Il a
fait pour Sodome. Lorsqu’il fait descendre la manne du ciel, Il dit
aussi : Je ferai pleuvoir pour vous le pain du ciel (Ex.
16,4). »iii
Ce
qui est intéressant, c’est que dans la même explication, Rachi
donne ensemble les deux interprétations. D’abord, à
propos de ‘Venant de l’Éternel’, on
voit que Dieu parle de lui-même à la 3ème personne (si j’ose
dire!), comme un Lamec, un David ou un Assuérus. Ensuite Dieu,
explique Rachi, délègue « aux cieux » le soin de punir
ses créatures, puisque
« c’est par eux qu’il accomplit Son jugement ».
On
n’est donc pas plus avancé.
Même
selon ce qu’indique Rachi, la
formule ‘de
la part de YHVH, du haut des cieux’ peut
se comprendre comme l’admission implicite qu’il y a un second
acteur divin, en
l’occurrence « les Cieux »,
agissant « avec » ou « auprès » de Dieu, et
« de sa part ».
Pour
avancer il faut élargir le champ des références.
Eusèbe
cite plusieurs
autres
occurrences troublantes.
Il
relève dans les Proverbes
de Salomon l’existence
du Christ, ‘avant les siècles’, sous le nom de ‘Sagesse’, de
‘Conseil’, de ‘Science’ et d’ ‘Intelligence’.
« Je
suis la Sagesse, j’habite dans le Conseil, et je m’appelle
Science et Intelligence » ( Prov. 8,12).
Et
cette existence a été formée avant le commencement du monde :
« Le
Seigneur m’a formée comme commencement de ses voies, en vue de ses
œuvres : il m’a établie avant les siècles. » (Prov.
8, 22-25).
Eusèbe
note incidemment
que
c’est Moïse lui-même,
qui
a, pour la première fois dans
l’Histoire, prononcé
le nom de ‘Jésus’. En effet Moïse avait
décidé de changer le nom de son successeur, pour
lui rendre hommage, et l’honorer. Cet
homme
s’appelait de
son nom de naissance ‘Hochéa,
fils de Noun’, הוֹשֵׁעַ
בִּן-נוּן,
et
Moïse décida de
le nommer ‘Josué’, יְהוֹשֻׁעַ
,
Yoshu’a,
ce qui veut dire « Il sauve », et qui est aussi le nom
hébreu de Jésus.
L’indice
est mince, convenons-en. Mais
assez piquant.
Rien
n’arrête Eusèbe. Il faut accumuler les signes, les minuscules
traces que laisse l’Écriture.
Il
faut aussi
montrer
que le Messie, l’Oint du Seigneur, non seulement avait été
annoncé, mais qu’il devait être ignoré, voire persécuté
par ceux-là
mêmes
qui devaient le soutenir.
C’est
le thème du Messie ‘souffrant’, de
l’Oint à qui l’on ‘fait du mal’, qui
est évoqué par plusieurs
prophètes, et
non des moindres :
Jérémie,
Isaïe et David.
Eusèbe
écrit : « Les prophètes qui suivirent ont parlé
clairement du Christ, l’appelant par son nom (…) Ils ont prédit
qu’il serait l’auteur de la vocation des Gentils. C’est ainsi
que parle Jérémie ; ‘L’Esprit de notre Face, le Seigneur
Christ a été pris dans leurs corruptions ; nous avons dit de
lui : ‘Nous vivrons sous son ombre dans les Nations.’ »iv
L’expression
‘Seigneur Christ’, qui peut sembler a
priori étrange
dans la bouche de Jérémie, est en effet présente, littéralement,
dans le texte hébreu, sous la forme מְשִׁיחַ
יְהוָה ,
Mshiha
YHVH,
« l’Oint de Yahvé ».
Elle
a été traduite
par Eusèbe en grec : Χριστος
κύριος, Christos
Kurios,
qui
en est
l’équivalent, à
une différence près : dans l’hébreu original,
le génitif est sous-entendu. Il
faut comprendre l’Oint
de
YHVH, bien qu’en
hébreu
יְהוָה
(YHVH)
soit indéclinable, et ne puisse être mis au génitif.
Or Eusèbe
ne met pas κύριος, « Seigneur », au génitif. Il
traduit מְשִׁיחַ
יְהוָה par
Christos Kurios, « Christ Seigneur », et non pas « le
Christ du Seigneur ».
En
théorie, on serait en droit de considérer la traduction d’Eusèbe
comme étant objectivement fautive, en terme de grammaire, – du
moins si l’on accepte de lire un génitif sous-entendu dans
מְשִׁיחַ
יְהוָה.
Or c’est
justement là le fond du problème…
Faut-il
lire מְשִׁיחַ
יְהוָה comme
« le Messie YHVH » ou bien comme « le Messie de
YHVH » ?
Après
Jérémie, Eusèbe évoque Isaïe qui, pour sa part, affirme :
« L’Esprit du Seigneur est sur moi ; c’est pourquoi il
m’a oint, il m’a envoyé évangéliser les pauvres, et annoncer
aux prisonniers la liberté, aux aveugles le retour à la lumière. »
(Is. 61,1)
Pour
‘l’Esprit du Seigneur’,
l’hébreu
dit רוּחַ
אֲדֹנָי יְהוִה ,
ruah
adonaï YHVH,
c’est-à-dire
mot-à-mot, « l’Esprit
du Seigneur YHVH ».
Tout
se passe
comme
s’il y avait trois entités divines, présentes conjointement et
indissolublement : YHVH (l’Éternel), Adonaï
(le Seigneur), et Ruah
(l’Esprit)…
Mais
le plus mystérieux est encore à venir. Il nous est introduit par un
verset étrange de David.
Selon
Eusèbev,
David emprunte
la voix
même du Messie
(ou
du
Christ)
et il
déclare
à
sa place:
« Le Seigneur m’a dit : Tu es mon fils, je t’ai
engendré aujourd’hui ; demande-moi et je te donnerai les
nations
pour ton héritage et pour biens les extrémités de la terre.» (Ps.
2, 7-8)
David attesterait donc que le Christ est engendré par Dieu, qu’il est Son « Fils ».
Cette
allégation est confirmée dans un autre psaume, plus étrange
encore.
« Ton
trône, ô Dieu, est pour les siècles des siècles, et c’est un
sceptre de droiture (…) voilà pourquoi Dieu qui est ton Dieu t’a
oint d’une huile d’allégresse, de préférence à tes
compagnons. » (Ps. 44, 7-8)
Eusèbe
commente ce texte difficile de la façon suivante:
« Ainsi
le texte l’appelle Dieu dans le premier verset ; au second il
l’honore du sceptre royal, et dans un troisième, après lui avoir
attribué la puissance divine et royale, allant plus loin, il le
montre devenu Christ, consacré par une onction non point matérielle,
mais par l’onction divine de l’allégresse. »vi
Ceci
revient à montrer que le Messie est bien l’Oint de Dieu (ce qui
est une tautologie), mais qu’il est aussi Dieu Lui-même
(puisqu’Ils ne font qu’Un).
David
emploie d’ailleurs une formulation encore plus explicite dans le
psaume 109-110 :
« Le
Seigneur a dit à mon Seigneur : ‘Assieds-toi à ma droite,
jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis l’escabeau de tes
pieds.’ », et « Je t’ai engendré avant l’aurore ;
le Seigneur a juré et il ne se repentira pas de son serment :
tu es prêtre pour l’éternité selon l’ordre de Melchisedech. »
(Ps. 109-110, 1-4)
Quoi
de plus étrange que l’expression : « Le Seigneur a dit
à mon Seigneur » ?
N’est-ce
pas là une image du « dédoublement » de la Divinité,
qui s’adresse à son propre
Oint,
et lui demande de s’asseoir à Sa droite ?
Le
texte hébreu de
Ps 109-110, 1 dit :
נְאֻם
יְהוָה,
לַאדֹנִי
(néoum
YHVH la-Adonaï),
« Parole de YHVH à mon Seigneur ».
Là
encore on ne peut que constater un dédoublement de la Divinité en
YHVH et en ce
que David appelle le
« Seigneur ».
Dans
un autre psaume, David va plus loin encore. Il évoque l’idée
qu’il peut y avoir plusieurs Christs, de même qu’il y a
plusieurs prophètes.
« Ne
touchez pas à mes Christs, et ne faites pas de mal à mes
prophètes. » (Ps. 104,15)
En
hébreu : אַל-תִּגְּעוּ
בִמְשִׁיחָי;
וְלִנְבִיאַי,
אַל-תָּרֵעוּ.
(al-tag’ou
bi-mshiha-i ; v-li-nbiâ-i al-tar’ou).
L’important,
dans ce
verset placé par
David dans
la bouche de Dieu Lui-même, c’est
qu’il
recommande aux Juifs de ne pas « toucher » ni
« faire du mal » aux Christs,
aux
Messies et
aux prophètes:
Dieu
crie, à travers le chant de David :
« Mes
Oints, mes Messies, mes Prophètes, mes Christs :
n’y touchez pas ! Ne leur faites pas de mal ! »…
iEusèbe.
Histoire ecclésiastique. Livre I. Ch. 9. Trad. Émile Grapin.
Ed. Alphonse Picard. Paris, 1905
iiDictionnaire
Hébreu-Français, N. Sander et I. Trenel, Paris, 1859
iiiRachi.
Commentaire de la Genèse. Traduit par le Grand Rabbin
Salzer. Ed. Fondation S. et O. Lévy. Paris, 6ème édition, 1988,
p.117
ivEusèbe.
Histoire ecclésiastique. Livre I. Ch. 3, 6. Trad. Émile
Grapin. Ed. Alphonse Picard. Paris, 1905
vEusèbe.
Histoire ecclésiastique. Livre I. Ch. 3, 6. Trad. Émile
Grapin. Ed. Alphonse Picard. Paris, 1905
viEusèbe.
Histoire ecclésiastique. Livre I. Ch. 3, 14-15. Trad. Émile
Grapin. Ed. Alphonse Picard. Paris, 1905
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