Neurosciences, nombres et lumière


« Arthur Rimbaud »

La psychologie et l’anthropologie cognitives se targuent de pouvoir dégager, par-delà la variabilité des langues et des cultures, des structures mentales universelles. Dans cette chasse aux structures, ce sont les plus (apparemment) simples, les plus immédiatement accessibles, qui sont privilégiées pour l’étude expérimentale. Cela est bien compréhensible. Mais ce critère de facilité expérimentale représente un biais en soi, et limite la portée ultérieure des résultats. Par exemple, l’intérêt des psychologues cognitifs pour les expérimentations faites autour des structures psychologiques associées aux ‘nombres naturels’ (1, 2, 3, 4, etc.) se justifie, en un sens, par la relative simplicité avec laquelle on peut créer des protocoles expérimentaux riches de résultats quantitatifs. Mais ceux-ci sont-ils toujours probants, lorsque vient le moment de les généraliser et d’élargir le champ de leurs applications? Il est fort instructif de considérer à ce sujet l’abîme conceptuel et méthodologique entre la psychologie cognitive et la psychologie des profondeurs, dans leurs approches respectives de la notion de ‘nombre’. Le point de vue de la psychologie des profondeurs est bien illustré par C.G. Jung, qui en fut le pionnier. Il a montré que des structures psychiques attachées aux nombres pouvaient être mises en rapport avec d’autres structures touchant au numineux et au sacré, et qu’elles pouvaient se rejoindre dans un ‘monde commun’, qu’il appelle unus mundus. Dans son ouvrage Explication de la nature et psyché, il formule clairement l’idée que l’exploration des archétypes des nombres naturels permet de pénétrer plus avant dans la réalité unitaire, et complexe, de la psyché et de la matière. « J’ai le sentiment que le nombre est une clé du mystère, puisqu’il est autant découvert qu’inventé. Il est quantité aussi bien que signification ; sur ce dernier point, je citerai les quantités arithmétiques de l’archétype fondamental de ce qu’on nomme le ‘Soi’ (monade, microcosme, etc.) et ses variantes du quatre, le 3 + 1 et le 4 + 1, qui sont historiquement et empiriquement bien illustrés par des documents. »i

Sa disciple, Marie-Louis von Franz, a continué les recherches initiées par Jung sur les archétypes attachés au nombre. Son livre Nombre et tempsii fournit une abondante source documentaire, anthropologique et ethnographique, et explore la profondeur immémoriale des liens entre le nombre et le sacré. S’appuyant largement sur les travaux antérieurs de Jung, elle apporte des considérations complémentaires sur les archétypes du 2 (pouvant s’interpréter à l’aide des concepts de ‘dualité’, d’‘opposition’, de ‘séparation’, mais aussi de ‘suite’ et d’‘accompagnement’iii), du 3 (concept de ‘trinité’) ou du 4 (concepts de ‘quaternion’ et de ‘mandala’).

Pour Pythagore l’archétype du ‘Deux’ symbolisait la matière, par opposition à l’esprit qui était représenté par l’‘Un’. Mais, selon une autre interprétation, rapportée par M.-L. Von Franz, l’Un contient déjà le Deux en puissance, et il l’engendre de toute éternité. « Le double aspect de l’Un comme Totalité-Unité et unité de compte (MonotèsHenotès) contient déjà virtuellement le deux. C’est pourquoi l’Un primordial était déjà, en ce qui concerne son contenu (par exemple dans la spéculation gnostique des nombres), caractérisé comme ‘Père-Mère, ‘Silence-Force’ divinsiv (…) Le deux était rattaché à Eve, c’est pourquoi le diable la tenta la première. Il existe ainsi une parenté secrète entre la dualité, le diable et la femme, et le quatre, que l’on peut déduire du deux, a également reçu une valeur négative, en tant que ‘païen’. Le deux est même le diable en personne. Ce principe diabolique de dualité a tenté d’édifier une création opposée à Dieu, luttant contre l’ordre trinitaire du monde. (…) On peut voir une variante de la même idée archétypique dans la théorie cosmogonique de Pascual Jordan, d’après laquelle l’univers serait sorti d’une paire de neutronsv. »vi Par nature, les archétypes traversent aisément les frontières disciplinaires, mais aussi celles de l’inconscient. Si la psychologie cognitive désire traiter sérieusement du concept de nombre ‘naturel’, il lui faudrait aussi tenir compte des valeurs archétypiques et des associations inconscientes attachées aux idées de l’Un, du Deux ou du Trois, et ne pas s’empêcher non plus de voir leurs prolongements dans des traditions philosophiques comme le monisme, le non-dualisme ou le dualisme, ou encore dans la prégnance philosophique ou religieuse du paradigme trinitaire.

Pourtant, la distance entre les approches de la psychologie cognitive et celles de la psychologie des profondeurs quant à l’essence même du ‘nombre’ reste flagrante. Un excellent exemple est celui des lois de Weber et de Fechner, dont la psychologie cognitive fait notoirement usage. Ces lois ont en effet de nombreuses applications expérimentales, pour la quantification (et la ‘numérisation’) des réponses à des stimuli sensoriels. Selon la loi de Weber, plus les stimuli sensoriels augmentent en intensité, plus les sensations qu’ils provoquent deviennent subjectivement imprécises. Autrement dit, plus les nombres qui traduisent les stimulations sensorielles sont grands, plus leur estimation consciente par le sujet devient approximative. Quant à la loi de Fechner, elle stipule que des stimuli d’intensité croissante produisent des effets ressentis augmentant, relativement, de moins en moins. Les sensations s’accroissent d’autant plus faiblement que les stimuli augmentent davantage, selon une courbe logarithmique.

Ces lois ne tombent pas du ciel. Elles sont en quelque sorte câblées dans le système neuronal. On a fait l’hypothèse qu’il existe des « neurones détecteurs de nombres », capables de détecter quatre ou cinq objets en même temps. La modélisation du fonctionnement de ces neurones montre que plus le nombre d’objets à détecter augmente, plus le codage neural qui permet d’évaluer ce nombre devient imprécis. Selon ce modèle, le système neuronal allouerait d’autant moins de neurones à la reconnaissance numérique, que les objets à percevoir augmenteraient en nombre. C’est là, inscrite dans l’architecture neuronale elle-même, une première approximation des lois de Weber-Fechner.

Ces lois ne s’appliquent en principe qu’à des stimuli sensoriels, et à leurs effets psycho-physiologiques induits. Mais, par une expérience de pensée, on pourrait concevoir, en théorie, qu’elles s’appliquent aussi à des stimuli non sensoriels, par exemple des stimuli émotionnels ou cognitifs. On pourrait alors supposer que des stimuli émotionnels ou cognitifs de plus en plus forts provoqueraient des réponses émotionnelles, ou cognitives, de moins en moins rapidement croissantes, suivant en cela les courbes logarithmiques prévues par Fechner. Si les lois de Weber-Fechner se trouvaient être ainsi généralisables, et si on pouvait les appliquer non seulement aux stimuli sensoriels, mais aussi à des stimuli émotionnels, affectifs ou cognitifs, cela aurait d’étonnantes conséquences qualitatives, dont certaines parfaitement contre-intuitives. Si des chocs émotionnels et affectifs successifs frappaient avec une intensité croissante la conscience, celle-ci se révélerait-elle de plus en plus émoussée, réagissant de moins en moins ? Si des idées ou des concepts étaient présentés à la conscience sous une forme de plus en plus frappante, de plus en plus percutante, les lois (‘généralisées’) de Weber et Fechner se traduiraient-elles par des réactions de plus en plus relativement dubitatives ou blasées ? La conscience serait-elle progressivement lassée, émoussée ou même anesthésiée lors de stimulations émotionnelles ou cognitives de plus en plus fortes ? Ce serait là une contrainte neuronale, structurelle, systémique, imposée à la conscience, quant à sa capacité de réagir adéquatement aux idées les plus nouvelles, aux sentiments les plus élevés, aux intuitions les plus foudroyantes. Cela expliquerait un certain état moyen dans lequel se tient la conscience habituelle, dans son état ‘normal’, quotidien. La conscience serait structurellement inhibée, de par sa programmation neuronale, synaptique, elle serait formatée en vue de ressentir de moins en moins des chocs émotionnels, affectifs ou intellectuels qui seraient de plus en plus élevés. Cela expliquerait, incidemment, pourquoi les génies de la pensée, les mystiques capables des plus grandes révélations, sont si rares. Plus une idée serait grande, folle, immense, géniale, divine même, plus la loi (généralisée) de Fechner tendrait à la réduire relativement, à la réfréner, à la comprimer, à l’émasculer, pour qu’elle reste dans le cadre de ce que la conscience ‘moyenne’ est capable de supporter, et d’assimiler. L’on pourrait considérer que les lois de Weber et Fechner sont donc, en somme, nécessaires à la survie de l’espèce. Elles fonctionnent comme une sorte de soupape de sécurité ou de disjoncteur destiné à empêcher des courts-circuits qui endommageraient gravement le système synaptique et neuronal si les effets ressentis, subjectifs, étaient directement proportionnels aux stimuli objectifs. On en déduirait qu’Homo sapiens a pu survivre (jusqu’à présent) avec des structures neurophysiologique ainsi formatées, parce qu’elles étaient précisément la meilleure manière de lisser les réactions à un environnement foncièrement imprédictible, ou potentiellement très dangereux…

Mais l’expérience de pensée suggérée ci-dessus est-elle légitime ? Peut-on réellement généraliser l’application des lois de Weber et Fechner (essentiellement quantitatives) à des stimuli qualitatifs, – émotionnels ou cognitifs ? S’il existe des « neurones détecteurs de nombres », existe-t-il aussi des neurones détecteurs d’idées neuves, des neurones détecteurs d’expériences inouïes, jamais vues, des neurones détecteurs de révélations (sacrées) et d’illuminations (mystiques) ? Peut-on appliquer les lois de Weber et Fechner aux effets des psychotropes, ou bien, dans un autre ordre d’idées, aux visions prophétiques ? Plus une vision serait puissante (par exemple, celle d’un Moïse sur le mont Horeb), moins nombreux, proportionnellement, seraient les neurones alloués à cette expérience, ou bien moindre leur réaction spécifique? Si la loi de Weber-Fechner s’appliquait effectivement aux illuminations ou aux révélations divines, les stimuli associés à ces expériences devraient-ils être exponentiellement augmentés pour compenser la loi logarithmique de Fechner, et produire des réactions subjectives suffisamment marquantes ? Et si cela n’était pas physiologiquement possible, devrait-on en conclure que, selon les lois de Weber-Fechner, les consciences des plus grands génies humains, des prophètes inoubliables, des poètes inclassables, des inventeurs de mondes, seraient bien vite blessées par des éclats éblouissants, des lumières aveuglantes, ou des visions les noyant dans l’obscurité ?

Mais il y a à ce sujet une autre hypothèse possible, celle d’une inversion pure et simple des lois de Weber et Fechner, lorsque la conscience est plongée dans des situations émotionnelles ou cognitives extrêmes. Loin de s’appliquer aux fonctions supérieures de la conscience de façon comparable aux expériences sensorielles, et loin de réduire relativement les effets ressentis, ces lois seraient alors invalidées et remplacées par des lois de dépassement, d’augmentation et même d’accélération de la conscience. Plus les stimuli émotionnels ou cognitifs seraient puissants, plus la réaction subjective augmenterait exponentiellement (et non plus de façon logarithmique), plus la conscience serait en mesure de se dépasser elle-même, et d’aller toujours plus loin dans son propre dépassement. Cela expliquerait que certaines consciences, peut-être plus douées, ou mieux préparées, seraient alors d’autant plus capables de s’ouvrir à la nouveauté absolue, à la surprise radicale, à la brûlure intolérable, à la vision explosive, à l’intuition déchirante, à la révélation écrasante, que les lois de Weber et Fechner seraient dans ces cas-là, non seulement abolies, mais transformées en leur contraire.

Les neurologues conviennent que les tâches qui impliquent un sens de la quantité – addition, soustraction, comparaison, évaluation d’un nuage de points  – activent dans le cerveau des régions particulières, dûment identifiées, au premier rang desquelles se trouve le fond du sillon intrapariétalvii. Est-ce à dire que les idées et les représentations attachées aux archétypes de l’Un, du Deux, du Trois, du Multiple ou de l’Infini, prennent aussi leur source en cet endroit du cerveau ? Si l’on pousse cette observation dans ses ultimes conséquences, l’idée de l’Unité essentielle du divin, celle de sa Trinité, ou de son Infinité, sont-elles elles aussi en germe, et en quelque sorte ‘pré-câblées’, au fond du sillon intrapariétal ? Quoi qu’il en soit, on peut admettre a minima que l’idée même d’un Dieu ‘Un’ ou celle de sa structure trinitaire, sont sans doute liées aux archétypes du 1 ou du 3. Ces nombres sont d’une part de ‘simples’ nombres naturels, mais ils sont aussi les symboles numineux de hauts dogmes religieux. Allons-plus loin sur cette ligne de pensée. Si les archétypes du 1, du 2 et du 3 se trouvent ‘codés’ dans le sillon intrapariétal, y trouve-t-on aussi ceux du ‘million’ ou de l’‘infini’ ? Serait-ce alors de ce sillon qu’a jailli le « million d’oiseaux d’or » vu par le Poète ?

Dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, Arthur Rimbaud a exposé son programme poétique en quelques phrases elliptiques: « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Ainsi, « il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ».

Rimbaud, cela est certain, ‘a vu’. Il en témoigne, dans Le Bateau ivre :

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très-antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

J’ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
— Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t’exiles,
Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? —

Rimbaud ‘a vu’. Mais quoi exactement?

Jean-Pierre Changeux, lui aussi, ‘a vu’, mais tout autre chose que Rimbaud, s’il faut en croire Stanislas Dehaene. Il ‘a vu’ que le libre arbitre est une illusion, que ce n’est pas l’homme qui ‘veut’ ou qui ‘décide’, mais que des décisions se prennent en lui, sans qu’il en ait conscience, à la suite de brisures de symétrie dans des réseaux neuronaux, stochastiques et métastablesviii… On voit, quant à nous, que Changeux, Dehaene et les neuroscientifiques comprennent bien mieux que Rimbaud, ce que le Poète lui-même a vu!

Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes
Ô que ma quille éclate ! Ô que j’aille à la mer !

Contre le Poète, les neurosciences l’affirment : ce ne sont jamais là que des pleurs non décidés, un amour illusoire, une ivresse neuronale, une quille symétriquement brisée, un naufrage métastable et une Aube ‘exaltée’ et ‘navrante’, et donc stochastique…

_______________

iC.G. Jung, Letters II, Londres, 1976, pp.399-400, cité par ML von Franz in op.cit.

iiMarie-Louise von Franz. Nombre et Temps. La Fontaine de pierre. 2012

iii« Entendu comme dynamisme psychique, l’archétype de la dualité se tient à l’arrière-plan des opérations de répétition et de division. C’est pourquoi le mot signifiant ‘deux’ est apparenté, dans certaines langues primitives, à celui de ‘fendre’, et dans d’autres, à ceux de ‘suivre’ et d’‘accompagner’. » Marie-Louise von Franz. Nombre et Temps. La Fontaine de pierre. 2012, p.102

iv Cf. A Gnostic Coptic Treatise, édité par C.A. Baynes, Cambridge, 1933

vCf. B. Bavink, Weltschöpfung in Mythos und Religion, Philosophie und Naturwissenschaft, Bâle 1951, pp. 80, 102.

viMarie-Louise von Franz. Nombre et Temps. La Fontaine de pierre. 2012, p.103-104, note 18

vii« Toutes les tâches qui évoquent un sens de la quantité – addition, soustraction, comparaison, mais aussi simple vision d’un chiffre ou dénombrement d’un nuage de points – activent un réseau reproductible de régions, au premier rang desquelles figure le fond du sillon intrapariétal. Cette localisation s’accorde avec les connaissances des neurologues. Dès les années 1920, deux médecins allemands, Henschen et Gerstmann, sur la base de l’observation des nombreux blessés de la première guerre mondiale, avaient montré que les lésions pariétales gauches entraînent une acalculie : le patient ne parvient plus à réaliser des opérations aussi simples que sept moins deux ou trois plus cinq. » S. Dehaene. Vers une science de la vie mentale. Leçon inaugurale au Collège de France.

viii« La psychologie naïve se demande comment nous prenons des décisions ; la nouvelle théorie indique comment des décisions se prennent en nous, par brisure de symétrie dans un réseau stochastique et métastable. Dans cette théorie, les lois psychologiques de la chronométrie mentale se déduisent de la physique statistique de réseaux neuronaux, et ceux-ci implémentent, en première approximation, l’algorithme de prise de décision de Turing. » S. Dehaene. Vers une science de la vie mentale. Leçon inaugurale au Collège de France.

Conscience humaine et conscience non-humaine


« Job »

Le Psalmiste chante l’alliance éternelle, irrévocable, de YHVH avec David, son serviteur, son saint, son oint. Pourquoi est-il aussi amer ? Il reproche à YHVH son manquement soudain à cette alliance, son unilatérale inconstance, son imprévisible colère.

« Et pourtant tu l’as délaissé, rejeté, ton élu, tu t’es emporté contre lui. Tu as rompu l’alliance de ton serviteur, tu l’as dégradé, et jeté à terre son diadème. »i

Le Psalmiste ne ferait-il pas erreur dans son jugement? Comment un Dieu si Un, si haut, si puissant, serait-il infidèle à sa propre parole? Comment un Dieu éternel pourrait-il être compris et a fortiori jugé par une créature fugace, fût-elle inspirée?

D’ailleurs, si l’amertume du Psalmiste devait être justifiée, ce qu’à Dieu ne plaise, ne vaudrait-il pas mieux ne pas insister sur cette alliance en déshérence, cette promesse rompue? Aucune puissance, quelle qu’elle soit, n’aime être remise en cause, et moins encore défiée sur son terrain, celui de la parole et de la promesse.

YHVH, c’est un fait, n’aime pas que la pensée critique de l’homme, ce néant, s’exerce à son égard. La critique tend à diminuer la qualité des hommages et des louanges qu’Il attend de ses créatures. Sa puissance envahit certes l’univers. Son essence est éternelle, c’est entendu. Son existence est réelle, en acte. Cependant cette ‘puissance’ et cette ‘existence’ n’ont de véritable sens que si d’autres consciences, non divines, en sont conscientes, et L’en louent.

Sans elles, la ‘puissance’ divine resterait auto-centrée, solipsiste, centripète, en quelque sorte ‘égoïste’, ou du moins ‘égotiste’. Et, par là même, ne révélerait-elle pas, au sein du divin, un ‘manque’ ?

Pour pallier ce ‘manque’, il y a une sorte de nécessité intrinsèque que d’autres consciences viennent le combler, et que quelques-unes d’entre elles soient capables de reconnaître librement la ‘puissance’ à l’œuvre, comme condition de l’existence, et de la vie, de toutes les formes de conscience.

C’est pourquoi l’on peut inférer que le Créateur, dans son omnipotence, censée être absolue, a ressenti le désir de créer des consciences autres que la sienne propre ; Il a eu besoin que « soient », ailleurs qu’en Lui, d’autres consciences singulières.

Ce fut là le germe fécond de l’alliance originaire, implicite, naturelle, structurelle, du Dieu avec sa Création, l’alliance dialectique de la Conscience incréée avec des consciences créées.

Au commencement, il a importé à Sa sagesse de prendre conscience de l’existence et de l’essence de toutes les sortes de consciences à créer, dans le Cosmos tout entier, jusqu’à la fin de temps qui n’auront pas de fin.

Maintenant, il Lui importe, à chaque instant, d’être conscient du sens que les consciences se donnent à elles-mêmes. Lui importe aussi le sens qu’elles donnent (ou ne donnent pas) à Son existence. Comment puis-je dire cela ? Il n’aurait pas envoyé de prophètes, à l’évidence, si ce n’était le cas. Mais ces prophètes sont-ils véridiques ? Sans doute, mais ce qui importe, c’est de percevoir le mouvement général de la conscience dans le monde, et avant le monde, et de tenter d’en comprendre la fin.

C’est une expérience de pensée, un rêve de la conscience créée.

On se représente que le Créateur crée dans le monde de nouvelles consciences, qui sont, par essence, ‘en puissance’, et qui doivent en vivant s’accomplir. Mises au monde, elles font vivre, croître ou décroître leur potentiel de conscience, elles cultivent leurs volontés, leurs désirs, leurs sacrifices.

On se représente que la vie de ces consciences créées, l’accomplissement de ces volontés éphémères, n’est pas sans rapport avec l’accomplissement de la Conscience incréée, la réalisation de la volonté éternelle, la Vie du Soi.

On fait l’hypothèse que le Créateur, de par son essence, a désiré l’existence des consciences créées. Ce désir, ce besoin, croît au fur et à mesure que la conscience croît dans le monde créé.

Dans sa conscience inconsciente, ou dans son inconscience consciente, le Créateur semble pour une part inconscient de qui Il est réellement, de la raison pour laquelle Il crée et de la manière dont Sa puissance de création peut être appréhendée, comprise et louée par des créatures, en principe raisonnables et intelligentes, mais au moins attentives à leur essence, dans leur surprise d’être-là.

D’un côté, si l’on en croit les Écritures, le Dieu YHVH semble avoir eu besoin de s’allier exclusivement à un peuple, en se l’attachant par des promesses irrévocables et des serments éternels.

Mais d’un autre côté, toujours selon les Écritures, le Dieu YHVH n’a pas hésité pas à rompre ces promesses et ces serments, pour des raisons qui ne sont pas toujours claires ni expressément alléguées.

Du moins, c’est ainsi que l’on peut et que l’on doit comprendre la plainte du Psalmiste. Selon le psaume 89, Il a unilatéralement brisé l’alliance, conclue avec son élu, son oint, alors qu’elle avait été proclamée éternelle.

Des conséquences épouvantables sont à attendre de cette rupture et de cet abandon: des murailles démolies, des forteresses ruinées, des populations dévastées et pillées, des ennemis remplis de joie, la fin de la splendeur royale, le trône mis à bas, et la honte générale.

Les malheurs et les souffrances semblent désormais devoir durer sans fin prévisible, alors que la vie de l’homme est si brève.

« Rappelle-toi combien je suis éphémère, combien est vaine la vie que tu donnes à tous les fils d’Adam. Est-il un homme qui demeure en vie sans voir venir la mort ?»ii

Qu’est devenue la promesse faite jadis, qui devait en principe engager le Dieu YHVH pour toujours ?

« Où sont tes anciens bienfaits, Seigneur, que dans ta sincérité tu avais promis à David ? »iii

La conclusion du psaume est abrupte, brève mais sans acrimonie. Deux amens sont adressés à ce Dieu incompréhensible, et, semble-t-il, oublieux :

« Loué soit l’Éternel à jamais ! Amen et amen ! »iv

L’oint délaissé, un peu désenchanté, ne semble ne pas tenir rigueur à l’Éternel de ne pas avoir respecté sa promesse.

Il ne paraît pas désireux de tirer avantage du fait que cet abandon unilatéral, cette alliance abolie, lui donne de facto une sorte d’avantage moral sur le Dieu, qui se montre inconscient de son ‘oubli’, alors que lui, l’élu, l’oint, n’a rien oublié de la promesse.

Mais peut-être aurait-il mieux valu cacher tout ressentiment, renoncer à l’expression de la moindre rancœur, à l’égard d’un Dieu si puissant, et si jaloux de ses prérogatives ?

N’y a-t-il pas trop grand risque, par ailleurs, de se tromper dans l’interprétation de Sa conduite ?

Dans toute Sa gloire et Sa puissance, le Dieu YHVH ne semble pas apprécier la critique, quand elle s’exerce à son encontre, et encore moins quand elle émane d’hommes si faillibles, si pécheurs, alors qu’ils devraient être pleins de reconnaissance et de dévotion.

Quoique son pouvoir soit infini, qu’il s’étende à l’échelle de l’univers, et sans doute bien au-delà, le Dieu YHVH semble révéler une faille. Il a besoin d’être ‘connu’ et ‘reconnu’ par des consciences réflexives (et laudatives). Il a le désir de ne plus seulement « être » (comme « est » le Dieu Un), mais aussi d’« exister » (pour des consciences autres que la Sienne).

Sans ces consciences humaines, vivantes, attentives qui Lui donnent son « existence », l’« être » du Dieu passerait absolument inaperçu, n’ayant d’autre témoin que Lui-même.

En l’absence de ces libres consciences, capables de reconnaître Son existence et de louer Sa gloire, cette existence et cette gloire mêmes seraient en fait littéralement « absentes » du monde créé.

L’existence du principe divin peut se concevoir dans une unité et une solitude absolues. Après tout, c’est ainsi que l’on conçoit le Dieu primordial, originel, avant que la Création n’advienne.

Mais l’idée d’une ‘gloire’ divine, infinie, a-t-elle seulement un sens, s’il n’y a aucune conscience qui puisse en témoigner ? Par essence, toute ‘gloire’ effective, réelle, requiert la glorification consciente par une multitude glorifiante, éblouie, conquise, sincère.

Dieu pourrait-il être infiniment ‘glorieux’ dans une absolue solitude, dans la totale absence de toute ‘présence’, dans un désert vide de toutes consciences ‘autres’, capables de percevoir et d’admirer Sa gloire?

L’existence divine ne peut être pleinement ‘réelle’ que si elle est consciemment perçue (et louée) par des consciences elles-mêmes ‘réelles’.

Une existence divine infiniment ‘seule’, sans conscience ‘autre’ qu’elle-même, pouvant la glorifier et la contempler, ne serait pas réellement ‘réelle’.

Elle serait plutôt comparable à une sorte de somnolence, un rêve d’essence, le songe d’une essence ‘inconsciente’ d’elle-même, comparable en un sens avec la conscience amoindrie, endormie, de la moindre des créatures.

Le Créateur a besoin de consciences autres pour n’être pas absolument seul à jouir de sa propre gloire, pour n’être pas absolument seul à se confronter à son infini inconscient, sans fondation ni limite.

L’Homme possède une conscience propre, tissée de fragilité, de fugacité, d’évanescence et de néant. Sa conscience peut réfléchir sur elle-même et sur son néant. Chaque conscience est, en soi, unique et sans pareille. Une fois apparue sur terre, le Dieu le plus omnipotent ne peut défaire le fait que cette venue a eu lieu. Le Dieu, dans son omnipotence, ne pourra pas effacer qu’a existé cette singularité, cette unique ipséité, même s’il peut en éradiquer à jamais le souvenir.

Le Dieu, dans son omnipotence, ne peut être à la fois ‘conscient’ en tant que ‘Dieu’, et ‘conscient’ en tant que ‘créature’. Il Lui faut adopter un point de vue. Il Lui faut choisir entre Sa conscience (divine) et la conscience de la créature. Il ne peut être à la fois ‘conscient’ comme un « Dieu créateur » et ‘conscient’ comme une « créature créée ». Il ne peut avoir simultanément la conscience pleine et totale de ces deux sortes de conscience, puisqu’elles s’excluent l’une l’autre, par définition. Le point de vue du potier ne peut être celui du pot, et réciproquement.

Mais, dira-t-on, le Dieu ne peut-Il tout de même décider de « S’incarner » en une conscience humaine, et Se présenter dans le monde, en tant que parole, vision, ou songe, ainsi qu’en témoignent les Écritures ?

S’Il « s’incarne » ainsi, ne perd-Il pas dans une certaine mesure la plénitude de Sa conscience divine, ne dissout-Il pas quelque peu son Soi, ne devient-Il pas en partie inconscient de Sa propre divinité, en assumant de S’incarner dans une conscience humaine ?

Par essence, toute conscience est une, elle unifie et s’unifie. Toute conscience est facteur d’unicité, en soi, pour soi, mais aussi pour les autres, et par les autres.

Le Dieu lui-même ne peut être en même temps ‘conscient’ comme est conscient un homme conscient, et ‘conscient’ comme est conscient un Dieu conscient, un Dieu Un. Un Dieu Un ne peut être un Dieu double, ou dédoublé.

On peut faire un pas de plus dans le chemin de cette réflexion. Au fond de l’inconscient divin repose en puissance cette vérité sensationnelle : la connaissance de la conscience unique, singulière, propre à tout homme, n’est pas de même essence que la connaissance de la conscience unique, singulière du Dieu. Ces deux sortes de connaissances s’excluent, et si celle-ci échappe entièrement à celle-là, celle-là échappe aussi, en partie, à celle-ci. Toute conscience reste un mystère pour toute autre conscience. Les deux sortes de consciences, la conscience créée et la conscience divine, ne s’égalent ni ne se recouvrent dans l’identité.

Pourrait-on cependant penser que la conscience créée, unique, singulière, qui est propre à chaque créature, fait partie, d’une certaine manière, de l’inconscient de Dieu ? Cette question n’est pas sans lien avec la thèse (ou l’hypothèse) de l’Incarnation divine.

Avant le commencement, l’idée même d’un Homme-Dieu (ou d’un Dieu s’incarnant dans Sa création) n’était pas d’actualité. Il n’y avait alors qu’une alternative: Dieu, ou ‘rien’. Après que la Création a eu lieu, la situation a changé. Il y a maintenant : Dieu, et ‘quelque chose’.

On ne peut pas ne pas reconnaître le hiatus et même le chiasme fondamental de la conscience et de l’inconscience, prises entre ces deux essences, ces deux réalités, la divine et la créée.

Si l’Homme est conscient à sa façon (unique, singulière), comment le Dieu peut-Il reconnaître cette unicité, cette singularité de la conscience humaine, s’Il ne peut reconnaître aucune ‘autre’ conscience, aucune ‘autre’ unicité, aucune ‘autre’ singularité, que la Sienne propre?

Si le Dieu, étant ‘un’, ne peut reconnaître un ‘autre’ que Lui-même, Il ne peut reconnaître en Lui-même l’‘autre’ absolu. Il n’est donc pas absolument conscient de Lui-même, de Sa propre conscience, de Sa propre unicité et de Sa propre singularité, s’Il n’est pas aussi conscient de la présence de cet ‘autre’ en Lui.

Et, étant inconscient de ce qui est absolument ‘autre’ en Lui, comment le Dieu pourrait-Il se glorifier de la conscience de l’Homme, du point de vue de Son absolue unicité, qui, en tant que telle, est inconsciente de toute altérité?

Une autre question vient ici à l’esprit, formulée par Jung : « Est-ce que Yahvé a pu soupçonner que l’Homme possède une lumière infiniment petite, mais plus concentrée que celle que lui, Yahvé, possède ? Une jalousie de cette sorte pourrait peut-être expliquer sa conduite.»v

Yahvé serait-il réellement un Dieu jaloux, au sens propre ?

Dieu est-il tout simplement ‘jaloux’, quant à l’Homme ?

L’expression « Dieu jaloux », אֵל קַנָּא , El qanna’, est plusieurs fois employée dans la Bible hébraïque.

C’est le nom dont YHVH se nomme lui-même (à deux reprises) lorsqu’il apparaît à Moïse sur le mont Sinaï ;

«  Car YHVH, son nom est ‘Jaloux’, Il est un Dieu jaloux! »vi

Ce nom porte à conséquence pour l’Homme, d’une façon que l’on peut juger humainement amorale : « Car moi, l’ Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui poursuis le crime des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et à la quatrième générations, pour ceux qui m’offensent. »vii

« L’Éternel est un Dieu jaloux et vengeur; oui, l’Éternel se venge, il est capable de se courroucer: l’Éternel se venge de ses adversaires et il garde rancune. »viii

Jung affirme que Job est le premier à avoir compris la contradiction que représente, pour Dieu, le fait d’être à la fois omniscient, omnipotent, et « jaloux ». « Job a été élevé à un degré supérieur de connaissance de Dieu, connaissance que Dieu Lui-même ne possédait pas (…) Job a découvert l’antinomie intime de Dieu, et à la lumière de cette découverte, sa connaissance a atteint un caractère numineux et divin. La possibilité même de ce développement repose, doit-on supposer, sur la ‘ressemblance à Dieu’ de l’homme. »ix

Si Dieu ne possède pas la connaissance que Job possède, on peut dire qu’Il est en partie inconscient. Or l’inconscient, qu’il soit humain ou divin, a une nature ‘animale’, une nature qui veut vivre et ne pas mourir. La vision divine, rapportée par Ézéchiel, était d’ailleurs composée de trois-quarts d’animalité (lion, taureau, aigle) et d’un seul quart d’humanité : «  Quant à la forme de leurs visages, elles avaient toutes quatre une face d’homme et à droite une face de lion, toutes quatre une face de taureau à gauche et toutes quatre une face d’aigle. »x

D’une telle ‘animalité’, si présente et si prégnante dans la vision divine d’Ézéchiel, qu’est-ce qu’un homme peut raisonnablement attendre?

Une conduite (humainement) morale peut-elle être (raisonnablement) attendue d’un lion, d’un aigle ou d’un taureau ?

La conclusion que fait Jung peut paraître provocante, mais elle a le mérite de la cohérence, et de la fidélité aux textes :

« YHVH est un phénomène, et non pas un être humain. »xi

Job affronta dans sa propre chair la nature éminemment non-humaine et phénoménale de Dieu, et il fut le premier à s’étonner de la violence de ce qu’il y découvrit, et de ce qui s’y révéla.

Depuis, l’inconscient de l’homme s’est profondément nourri de cette antique découverte, et cela jusqu’à nos jours.

Depuis des millénaires, l’homme sait inconsciemment que sa propre raison est fondamentalement aveugle, impuissante, devant un Dieu qui est un phénomène pur, un phénomène animal (dans son sens originaire, étymologique), et assurément un phénomène non-humain.

L’homme doit maintenant vivre avec ce savoir brut, irrationnel, inassimilable.

Job fut le premier, peut-être, à avoir élevé au statut de connaissance consciente une connaissance depuis longtemps logée au fond de l’inconscient humain, la connaissance de la nature essentiellement antinomique, duelle, du Créateur. Il est à la fois aimant et jaloux, violent et doux, créateur et destructeur, conscient de toute sa puissance, et cependant, non ignorant mais inconscient du savoir unique que chaque créature porte aussi en elle.

Quel est ce savoir?

En l’Homme, ce savoir est que sa conscience, qui est son unique et singulière richesse, transcende son animalité, et qu’elle le transporte de ce fait, du moins en puissance, dans le vertige vertical de la non-animalité.

Par là s’établit la probabilité de liens anciens entre les spiritualités monothéistes et les différentes formes de spiritualité chamaniques, si pénétrées de la nécessité des relations entre humains et non-humains.

____________

iPs 89,39-40

iiPs 89, 48-49

iiiPs 89, 50

ivPs 89, 53

v C.G. Jung, Answer to Job, Routledge, 1954, p.15

viכִּי יְהוָה קַנָּא שְׁמוֹ, אֵל קַנָּא הוּא Ex 34, 14

vii Ex 20,4 ; Dt 5,8

viiiNahoum 1,2

ixC.G. Jung, Answer to Job, Routledge, 1954, p.16

x Ez1,10

xiC.G. Jung, Answer to Job, Routledge, 1954, p.24