Dans le cheminement du mystique soufi vers l’union, il y a trois phases, l’ascèse du murîd, ‘celui qui désire Dieu’, la purification passive du murâd, ‘celui que Dieu désire’, et l’union proprement dite, quand le mystique devient mulâ‘, ‘celui à qui tout obéit’. Hallâj décrit ces phases ainsi : « Renoncer à ce bas monde c’est l’ascèse du sens ; – renoncer à l’autre vie, c’est l’ascèse du cœur ; – renoncer à soi-même, c’est l’ascèse de l’Esprit. »i
Au dernier stade, l’esprit du mulâ‘ se mélange intimement avec l’Esprit divin. Il y a fusion complète, indiscernable, du moi (humain) avec le Toi (divin).
« Ton Esprit s’est emmêlé à mon esprit, tout ainsi
Que se mélange le vin avec l’eau pure.
Aussi, qu’une chose Te touche, elle me touche.
Voici que ‘Toi’, c’est ‘moi’, en tout.
(…)
Je suis devenu Celui que j’aime, et Celui que j’aime est devenu moi !
Nous sommes deux esprits, fondus en un corps.
Aussi, me voir, c’est Le voir
Et Le voir, c’est nous voir.
(…)
Je T’appelle…non, c’est Toi qui m’appelle à Toi !
Comment aurais-je dit ‘c’est Toi !’ – si Tu ne m’avais dit ‘c’est Moi !’ ? »ii
Le surnom Hallâj signifie le ‘Cardeur’. Hallâj al-asrâr est, littéralement, le ‘Cardeur du plus intime secret’, le ‘Cardeur de la conscience’, celui qui cherche Dieu, et veut le trouver, en triturant l’âme, et en la ‘cardant’iii en quelque sorte, c’est-à-dire en la démêlant de toutes ses fibres étrangères, pour la rendre propre au tissage divin.
Mais bien d’autres métaphores sont possibles, celles du mélange, de la mixtion, de la fusion, de la pénétration, ou au contraire de l’évidement, de l’isolement… « Mon esprit s’est emmêlé à Son Esprit comme le musc à l’ambre, comme le vin avec l’eau pure. (…) Tu fonds la conscience personnelle dans mon cœur, comme les esprits se fondent dans les corps. (…) Nos consciences sont une seule Vierge… où seul l’Esprit pénètre ».iv « Quand Dieu prend un cœur, Il le vide de ce qui n’est pas Lui ; quand Il aime un serviteur, Il incite les autres à le persécuter, pour que ce serviteur vienne se serrer contre Lui seul ».v
Pour autant, cette volonté d’approcher du divin n’est pas sans danger ni péril. « Ô musulmans, sauvez-moi de Dieu… Il ne me reprend pas à moi-même, et il ne me rend pas non plus mon âme ; quelle coquetterie, c’est plus que je n’en puis supporter. »vi Longue est la route, nombreux les obstacles, les possibles égarements. « Prétendre Le connaître, c’est de l’ignorance ; persister à Le servir, c’est de l’irrespect ; s’interdire de Le combattre, c’est folie ; se laisser endormir par Sa paix, c’est sottise. »vii Mais il faut persévérer, toujours, quoi qu’il arrive. « Ne te laisse pas surprendre par Dieu, et pourtant ne désespère pas de Lui ; ne convoite pas Son amour, et pourtant ne te résigne point à ne pas L’aimer ; ne cherche point à L’affirmer, mais ne cède pas à Le nier (quand il disparaît) ; et surtout garde-toi de proclamer (de toi-même) Son unité ».viii
Pour Hallâj, l’union transformante, l’action divine en l’homme, ne résulte pas de l’omnipotence créatrice, ni de l’activité de l’Esprit (rûh), mais elle provient initialement de la puissance de la Parole, du Verbe, dont le paradigme est le commandement יְהִי , yehi, en latin « fiat ! », en arabe « kun ! », qui est au commencement et au principe de toute chose créée.
L’union mystique de Hallâj résulte de l’acceptation permanente en son âme de la présence de la Parole, qui annonce et précède la venue de l’Esprit. « L’âme provient du commandement de mon Seigneur »ix. C’est ainsi, par la Parole, que l’Esprit se mêle à l’âme, et que le ‘moi’ (le ‘je’) s’unit et se transforme en ‘Lui’.
Deux fragments « très remarquables », comme dit Massignon, donnent une idée plus précise de cette union, qui commence par l’anéantissement du ‘je’ :
Le premier a pour titre : Tanzîh ‘an al-na‘t wa’l-wasf, « De l’éloignement (tanzîh) de l’attribut et de la qualification ».
« Ma science est trop grande pour être embrassée par la vue, elle est d’un grain trop menu et trop compact pour être assimilée par l’entendement d’une créature de chair. Je suis ‘je’, et il n’y a plus d’attribut. Je suis ‘je’ et il n’y a plus de qualificationx. Mes attributs, en effet, sont devenus une pure nature humaine, cette humanité mienne est l’anéantissement de toutes les qualifications spirituelles (rûhânîyâ), et ma qualification est maintenant une pure nature divine (lâhûtîya). Mon étatxi (hukm) actuel, c’est qu’un voile me sépare de mon propre ‘moi’. Ce voile précède pour moi la vision (kashf) ; car, lorsque l’instant de la vision se rapproche, les attributs de la qualification s’anéantissent. ‘Je’ suis alors sevré de mon moi ; ‘je’ suis le pur sujet du verbe, non plus mon moi ; mon ‘je’ actuel n’est plus moi-même. Je suis une métaphore (tajâwuz) [de Dieu transportée dans l’homme], non un apparentement générique (tajânus) [de Dieu avec l’homme], – une apparition (zuhûr) [de Dieu], non une infusion (hulûl) [de Dieu] dans un réceptacle matériel. Ma survie n’est pas un retour à la pré-éternité, c’est une réalité imperceptible aux sens et hors de l’atteinte des analogies.
Les anges et les hommes ont connaissance de cela, non qu’ils sachent ce qu’est la réalité de cette qualification, mais par les enseignements qu’ils en ont reçus, suivant leur capacité à chacun. ‘Chacun sait la source où il devra se désaltérer’ (Qur. II,60)
L’un boit une drogue, l’autre hume la pureté de l’eau. L’un ne voit qu’une silhouette humaine, l’autre ne voit que l’Unique et son regard est obscurci par la qualification ; l’un s’égare dans les lits des torrents desséchés de la recherche, l’autre se noie dans les océans de la réflexion ; tous sont hors de la réalité, tous se proposent un but, et ils font fausse route.
Les familiers de Dieu, ce sont ceux qui demandent à Lui la route ; ils s’annihilent, et c’est Lui qui organise leur gloire. Ils s’anéantissent, et c’est Lui qui réalise leur gloire. Ils s’humilient, et Lui les montre comme des repères (…) Ô merveille ! Tu dis qu’ils sont ‘arrivés’ ? Ils sont séparés. Tu dis qu’ils sont ‘voyants’ ? Ils sont absents. Leurs traits externes demeurent en eux apparents, et leurs états intimes demeurent en eux cachés. »xii
Le second fragment s’intitule Raf al-annîya, « Observation du Moi ».
« Est-ce Toi ? Est-ce moi ? Cela ferait une autre Essence au-dedans de l’Essence…
Loin de Toi, loin de Toi d’affirmer ‘deux’ !
Il y a une Ipséité tienne, en mon néant désormais, pour toujours,
C’est le Tout, par-devant toute chose, équivoque au double visage…
Ah ! Où est Ton essence, hors de moi, pour que j’y voie clair…
Mais déjà mon essence est bue, consumée, au point qu’il n’y a plus de lieu…
Où retrouver cette touche qui Te témoignait, ô mon Espoir,
Au fond du cœur, ou bien au fond de l’œil ?
Entre moi et Toi, un ‘c’est moi !’ me tourmente…
Ah ! Enlève, de grâce, ce ‘c’est moi !’ d’entre nous deux ! »xiii
Massignon indique que ce texte permet d’interpréter le cri fameux de Hallâj, Anâ’l-Ḥaqq, « Je suis la Vérité ! », qu’il accompagna de ce commentaire :
« Ô Conscience de ma conscience (Yâ Sirra sirri), qui Te fais si ténue,
Que tu échappes à l’imagination de toute créature vivante !
Et qui, en même temps, est patente et cachée, tu transfigures
Toute chose, par devers toute chose…
Si je m’excusais, envers Toi, ce serait ignorance,
De l’énormité de mon doute, de l’excès de mon bégaiement,
Ô Toi qui es la Réunion du tout, Tu ne m’es plus ‘un autre’ mais ‘moi-même’,
Mais quelle excuse, alors, m’adresserai-je, à moi ? »xiv
Hallâj constate en lui-même l’union de sa conscience avec la Conscience, l’identification de son ‘je’ avec la Vérité. Cette union équivaut à un degré suprême de présence divine, au don fait à la conscience d’une extase transcendante, qu’il décrit avec précision :
« Les états d’âme d’où surgit l’extase divinexv, c’est Dieu qui les provoque tout entiers,
Quoique la sagacité des plus grands soit impuissante à le comprendre !
L’extase, c’est une incitation, puis un regard qui grandit en flambant dans les consciences,
Lorsque Dieu vient habiter ainsi la conscience (sarîra) ; celle-ci, doublant d’acuité,
Permet alors aux voyants d’observer trois phases distinctes :
Celle où la conscience , encore extérieure à l’essence de l’extase, reste spectatrice étonnée ;
Celle où la ligature du sommet de la conscience s’opère ;
Et alors elle se détourne vers Celui qui considère ses anéantissements, hors de portée pour l’observateur ».xvi
La conscience observe en elle-même trois degrés d’extase. Elle contemple, « étonnée », son entrée dans l’extase, elle en est encore « extérieure », puis elle observe la « ligature de son sommet » (c’est-à-dire qu’elle est consciente de son lien, de son nœud, de son attachement à l’essence de l’extase), et enfin elle est consciente de son propre « anéantissement », phase essentielle qui permet son « détournement » vers Dieu.
Les trois premières phases conduisent donc, si l’on peut dire, à un quatrième état, celui où la conscience se « détourne » du phénomène de l’extase, pour aller vers Dieu.
Il y a là, me semble-t-il, une profonde analogie avec l’expérience faite par Moïse face au buisson ardent. Lorsque Moïse voit que le buisson est en feu, mais qu’il ne se consume pas, il s’en étonne, et il dit : אָסֻרָה , asourah, que l’on traduit habituellement par : « Je m’approche »xvii. Or le verbe hébreu סוּר, sour a pour sens premier : « s’écarter, se retirer, s’éloigner ». Il signifie aussi « quitter un endroit pour s’approcher d’un autre ; se tourner vers ». On peut donc comprendre que Moïse ne veut pas « s’approcher » du buisson mais veut s’en « détourner » pour s’approcher de la compréhension du phénomène, la saisie de son essence.
Hallâj, comme Moïse avant lui, l’atteste: il faut que la conscience « se détourne » de l’extase pour s’approcher de la Vérité, de l’Essence de Dieu, et entrer en Elle.
Jalâl Rûmî, quant à lui, formula une autre métaphore encore : « Un jour l’amant frappa à la porte de l’Aimé… et il Lui dit : c’est Toi ! »xviii
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iLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.48
iiLouis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.49-50
iiiCf. Louis Massignon. Parole donnée. Julliard, 1962, p.76
ivLouis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962, p.75
vAkhbâr al-Hallâj. 36. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.76
viAkhbâr al-Hallâj. 38. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.79
viiAkhbâr al-Hallâj. 14. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.78
viiiAkhbâr al-Hallâj. 41. Cité par Louis Massignon. Parole donnée. « Géographie spirituelle des intercessions ». Ed. Julliard, 1962,. p.79
xiLouis Massignon traduit ici le mot arabe hukm par « statut ». Cf. op.cit. p.53. Mais le mot hukm a une large gamme de sens : « gouvernement, pouvoir, sagesse, savoir, raison ». Comme il s’agit de qualifier ce que Hallâj dit de lui-même en tant qu’il se sent intimement uni à Dieu, je préfère traduire hukm par « état » plutôt que par « statut ».
xiiHallâj. Tanzîh ‘an al-na‘t wa’l-wasf (De l’éloignement de l’attribut et de la qualification). Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.52-54
xiiiHallâj. Akhb. N°47. Témoignage d’Ibn al-Qâsim. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.55
xivParoles de Hallâj, en 896, au moment de sa rupture avec les sûfîs, justifiant son cri « Anâ’l-Haqq ! » devant son directeur de conscience, Junayd. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.56
xvLittéralement : « Extase de la Vérité » (MawâjidaḤaqq),
xviHallâj. MawâjidaḤaqq. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.58, note 4.
xviiiJalâl Rûmî, Mathnawî, Ed. Caire, I, 121. Cité par Louis Massignon, La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.60, note 2.
Le but essentiel de Hallâj, martyr mystique de l’Islam, exécuté à Bagdad le 26 mars 922, était de « trouver la Réalité elle-même, et d’y participer à jamais »i, en séparant cette Réalité de tout ce qui est éphémère, de tout « ce qui passe », de tout le sensible, de tout ce qui est seulement « possible » ou « concevable », afin d’atteindre seule, la « Vérité » en soi.
Louis Massignon, auteur d’une étude historique en quatre tomes consacrée à Hallâj, affirme qu’il était possédé par la quête de la « science des cœurs et des mouvements de l’âme » (‘ilm al-qulûb wa al-khawâtir), – l’idée maîtresse de Hassan Basrî, transmise par l’intermédiaire de Sahl et Junayd.
Hallâj résume ainsi cette quête d’une théologie mystique :
« Dieu est au-delà des âmes (nafs), car l’Esprit (ruḥ) les transcende de toute sa primauté ! L’âme n’implique pas l’Esprit. Ô vous, que votre âme aveugle, si vous regardiez ! Ô vous, que votre vision aveugle, si vous saviez ! Ô vous, que votre science aveugle, si vous compreniez ! Ô vous, que votre sagesse aveugle, si vous arriviez ! Ô vous, que votre arrivée même aveugle, si vous L’y trouviez ! Vous vous aveuglez pour toujours sur Celui qui subsiste à jamais. »ii
Hallâj sait avec une certitude absolue que seul l’Esprit divin peut « réaliser » Lui-même le désir d’union avec Dieu. Toutes les prières que la pratique religieuse recommande, avec ses protestations d’adoration ou de renoncement, aussi sincères soient-elles, sont inopérantes. Il n’y a que l’Esprit divin Lui-même qui peut consentir à accorder à l’homme « ce don surnaturel de soi, ce sacrifice efficace », qui est l’unique voie vers l’union divine.
Les questions le hantent en permanence : Où chercher Dieu ? Comment Le connaître ? Comment s’unir à Lui ?
Et les réponses fusent : Il faut passer outre à la volonté propre du moi. Il faut reconnaître la transcendance absolue de Dieu, et l’incapacité humaine à seulement nommer Son Essence. Il faut « plonger et noyer son intelligence »iii en Lui, et Le laisser, Lui seul, à notre place, « vouloir au fond de notre cœur »iv, et se tenir en ce lieu, là où « Il ne peut se fixer à demeure »v que « s’Il ne le transforme »vi.
Le Qur’an ne cesse de l’affirmer, le cœur (qalb) est l’essence de l’homme. Il recèle en lui un vide intérieur, un creux central (jawf), lequel est le lieu de la conscience. L’homme est ce qui est caché (sirr) en lui, et seul Dieu connaît ce secret.
« Il connaît ce qui est caché en vous » (ya‘lamu sirra-kum).vii
« Il connaît les secrets, même les plus cachés » (ya‘lamu sirra wa ’akhfâ).viii
En ce creux secret du cœur, flotte obscurément, confusément, un amas d’illusions, de pensées et de désirs, en agitation constante. Cet amas s’appelle nafs, – c’est ‘l’âme’, ou le ‘moi’.ix
L’âme n’est jamais qu’une sorte d’embryon sans consistance ; elle a besoin en permanence de l’intervention divine pour vivre et croître. C’est Dieu qui réitère à tout moment l’impulsion créatrice qui a mis initialement le cœur en branle.
L’Esprit divin a insufflé le premier souffle de vie dans le cœur ; celui-ci est le véritable centre de l’homme, le lieu intérieur de sa personnalité immortelle. Le souffle divin donne la vie, et il donne par là-même l’aptitude à la foi. C’est la foi qui unifie la nafs, l’illumine et la constitue comme conscience. C’est la foi qui témoigne de sa vocation primordiale, éternelle. Celle-ci a été révélée au jour de l’Alliance (mîthâq), quand ‘le Dieu’ (Al-Lah) demande aux fils d’Adam de ‘témoigner’ (’ashada’) de leur propre âme (‘alâ ’anfusi-him)x, de prendre conscience de cette âme même, en reconnaissant ‘le Dieu’ comme leur ‘Seigneur’ (Rabbi). C’est à ce moment que fut proclamée la liberté, l’autonomie de la raison humaine, et reconnue sa capacité à se penser elle-même en pensant Dieuxi.
Dès lors, le cœur « porte le poids » de la foi (al-amâna). Il est le lieu même où l’homme doit comparaître devant Dieu.
L’homme doit viser uniquement à s’unifier et à s’unir, – par son cœur, par son esprit, par sa raison (qalb = rûh = ‘aql). Il est déjà uni (provisoirement) à son corps charnel, en tombant dans l’esclavage de la matière (raqq al-kawm). Mais s’il en reste esclave, il encourt le mépris divin. La création de la matière, et des créatures, représente une « humiliation » volontaire de la pensée divine, qu’il s’agit de reconnaître et de relever. Cette humiliation ne peut durer. Dieu « méprise » la matière tant que l’esprit ne la transfigure pas. « Le secret de la création, c’est que Dieu est humble »xii. Il est humble parce qu’il s’humilie, mais cela en vue de viser une plus grande gloire, – la transfiguration de cette matière, de cet humus, en un Esprit de sainteté. L’homme, d’abord esclave, a la liberté de l’esprit, et il a vocation à s’affranchir de l’esclavage.
Pour Hallâj, le cœur humain est l’organe de la contemplation divine.
« L’ultime enveloppe du cœur, au-dedans de la nafs, appétit concupiscible, c’est le sirr, personnalité latente, conscience implicite, subconscient profond, cellule secrète murée à toute créature, ‘vierge inviolée’. Tant que Dieu n’a pas visité le sirr, que ni ange, ni homme ne devine, la personnalité latente de l’homme reste informe : c’est la sarîra, sorte de ‘pronom personnel’ incertain, de ‘je’ provisoire : annî, annîya ; huwî, huwîya : une heccéité, une illéité. »xiii
L’homme doit renoncer à cette ultime enveloppe, à ce sirr qui est le secret de sa conscience ; il doit renoncer à sa personne, à son ‘je’, à son propre ‘pronom personnel’, et à sa ‘conscience’ (ḍamîr)xiv, pour atteindre Dieu qui est le Sirr al-sirr, le Ḍamîr al-ḍamîr.
C’est alors que Dieu féconde l’âme, et y fait pénétrer le véritable ḍamîr, le vrai pronom de la personnalité ultimexv, celle qui possède véritablement « le droit de dire ‘Je’ »xvi.
« Or la réalité est réalité, et la nature créée. Rejette donc loin de toi la nature créée, pour que toi, tu deviennes Lui, et Lui, toi, dans la réalité !
Car, si notre ‘je’ est un sujet exprimant, l’Objet exprimé [Dieu] est aussi un sujet exprimant. Or si le sujet, ce faisant, peut exprimer son Objet selon la réalité, a fortiori l’Objet l’exprimera selon la réalité !
Dieu lui dit (à Moïse) : ‘Tu guideras vers la preuve, non vers l’Objet de la preuve. Pour moi, Je suis la preuve de toute preuve’ :
Dieu m’a fait passer par ce qu’est la réalité
Grâce à un contrat, un pacte et une alliance.
Ce que j’ai constaté, c’est mon subconscient, mais non plus ma personnalité.
Cela, c’était toujours mon subconscient, mais celle-ci, c’est la réalité.
Dieu a énoncé avec moi, venant de mon cœur, ma science. Il m’a rapproché de Lui après que j’étais resté loin de Lui. Il m’a rendu son intime, et Il m’a choisi.’ »xvii
Dieu est le créateur (khâliq) initial et permanent de l’individu et de tous les événements qui caractérisent sa vie, l’auteur de toutes ses actions. Il les a créées d’avance, comme un tout, et les distribue jour après jour à chaque homme comme des « provisions de voyage » (arzâq), comme autant de ‘ressources’ qui lui permettent d’agir pendant sa vie. Avec l’ensemble des arzâq, qu’on pourrait traduire par le mot « providence », Dieu est Celui qui fait vivre (muhyî) et mourir (mumîi). Mais ces ressources providentielles sont momentanées, éphémères, contingentes. Elles n’entrent dans le cœur de l’homme que de façon gratuite, arbitraire, imméritée. C’est bien le cœur qui est le principe de la science et de la conscience, non les arzâq. Il revient à l’homme de se saisir au-dedans de lui-même, en son cœur (qalb, ou taqlîb), pour réaliser son unité mentale, pour tisser son âme, pour construire sa conscience, son véritable ‘Je’ (ḍamîr). Il lui revient de persévérer sans cesse dans son effort de mémoire (dhikr), d’intelligence et de volonté, c’est-à-dire dans l’effort de sa foi.
Hallâj dit que la grâce (latîfa), quand elle saisit l’homme, et qu’elle le sanctifie, ‘fait venir à l’idée la Vérité’ (khâtir al-Haqq) ; celle-ci s’impose à la pensée, et devant elle plus aucun doute ne s’élève dans la conscience du sage.
Les sûfis affirment que c’est une inspiration divine qui transfigure (tasarruf) le cœur en profondeur, et dirige son évolution ultérieure, se ralliant à Muhâsibî : « Le but final d’une règle de vie mystique ne peut être la possession spéciale de tel ou tel état, mais une disposition générale du cœur à rester malléable, constamment, à travers la succession de ces états. »xviii
Hallâj développe ces idées, en les poussant aussi loin que possible. Il ne nie pas la réalité des « états » mystiques, mais il refuse de s’y complaire, et d’y rester. Ce ne sont que des étapes transitoires. Ce qui lui importe réellement ce sont les « touches divines » (tawâli‘, bawâdî) dont ces états ne sont que les indices. Il les appelle dawâ‘î, les « appels » de Dieu, ou encore shawâhid, les « témoignages » incessants qui incitent « le cœur à passer outre, à aspirer à Dieu par des aspirations, arwâh, anfûs, en se dépouillant de ces états eux-mêmes, en se dénudant de plus en plus, pour joindre Dieu qui est là et qui l’appelle. »xix
Il faut se détacher des œuvres que l’on fait, pour s’attacher à Celui pour qui on les fait. Cette attitude s’applique à l’extase (wajd) elle-même. Hallâj « se refuse à goûter une secrète délectation de l’âme, un rêve solitaire, un loisir d’aimer Dieu hors de la vie réelle. Il estime que le ravissement, istilâm, est une purification et non une destruction de la mémoire ; que l’illumination, tajallî, est une transfiguration, et non un stupéfiement aveuglant de l’intelligence. »xx
Au fond de toute extase, « il ne veut voir que Celui qui extasie, man fî’l wajdi Mawjûd »xxi.
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iLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.12
iiHallâj. Shath. f° 131, cité par Louis Massignon. La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.12, note 4.
iiiHallâj. Tawâsîn V, 10. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.318
ivHallâj. Tawâsîn III, 11. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.310
vHallâj. Tawâsîn XI, 15. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.342
viHallâj. Tawâsîn XI, 23-24. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.343-344
xiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.116-117
xiiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.25, note 5.
xiiiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.26
xivLe mot ضَمير, ḍamîr, désigne en arabe à la fois le ‘pronom personnel’ et la ‘conscience’.
xvHallâj théorise ainsi le « vrai pronom sujet » dans son Tawâsîn, IX,2 : « Le vrai pronom sujet, de la proposition (attestant que Dieu est un), se meut et circule à travers la multiplicité (créée) des sujets. Il n’est inclus, ni dans le sujet, ni dans l’objet, ni dans les affixes de cette proposition ; son suffixe pronominal appartient en propre à son Objet ; son h possessif, c’est son « Ah ! » à Lui (à Dieu) ! Et non pas à cet autre h, lequel ne nous rend pas croyants monothéistes. » [Le h se réfère ici au suffixe qui, en arabe, est la marque du pronom possessif]. Traduction par Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.334
xviiHallâj. L’Éloge du Prophète, ou la métaphore suprême (Hâ-Mîm al-qidam) III, 8-12. Traduction de Louis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.310-311
xviiiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.32
xixLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.32-33
xxLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.33
xxiLouis Massignon. In La Passion de Husayn ibn Mansûr Hallâj, Tome III. Tel-Gallimard, 1975, p.33
Le Chœur des Anciens, dans l’Agamemnon d’Eschyle, pièce jouée pour la première fois lors des Grandes Dionysies d’Athènes, en l’an 458 av. J.-C., déclare :
Et celui qui s’éleva à sa suite a rencontré son vainqueur, et il a disparu.
Celui qui célébrera de toute son âme (προφρόνως) Zeus victorieux,
saisira le Tout (τὸ πᾶν) du cœur (φρενῶν), –
car Zeus a mis les mortels sur la voie de la sagesse (τὸν φρονεῖν),
Il a posé pour loi : ‘de la souffrance naît la connaissance’ (πάθει μάθος).»ii
Le Dieu « qui fut grand jadis » et qui est « prêt à tous les combats », était le Dieu du Ciel, Ouranos. Le Dieu qui « a trouvé son vainqueur et a disparu » était Chronos, Dieu du temps, père de Zeus, qui l’avait combattu et vaincu.
De ces deux Dieux, on pouvait déjà dire, selon le témoignage d’Eschyle, que le premier passait pour « n’avoir jamais existé », et que le deuxième avait « disparu »…
Seul le ‘Dieu seul’ (πλὴν Διός) régnait donc dans le cœur et dans l’esprit des Grecs…
De ce ‘Zeus’, « quel qu’il soit », de ce Zeus seul, ce Dieu suprême, ce Dieu de tous les dieux et de tous les hommes, on célébrait la ‘victoire’ avec des chants de joie, dans la Grèce du 5ème siècle av. J.-C.
Mais on s’interrogeait sur son essence – comme le révèle la formule ‘quel qu’il soit’ –, et on se demandait si ce nom même, ‘Zeus’, pouvait réellement lui convenir …
On se réjouissait aussi que Zeus ait ouvert aux mortels le chemin de la ‘sagesse’, et qu’il leur ait apporté cette consolation: ‘De la souffrance naît la connaissance’.
Martin Buber a proposé de comprendre ces vers d’Eschyle d’une manière qui peut être résumée ainsi: « Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse ».iii
Cette interprétation est-elle fidèle à la pensée profonde d’Eschyle ?
Dans l’extrait cité du texte d’Agamemnon, on lit:
« Celui qui célèbre Zeus de toute son âme saisira le Tout du cœur» ;
et immédiatement après, on lit :
« [Zeus] a mis les mortels sur le chemin de la sagesse. »
Eschyle utilise à trois reprises, dans le même mouvement de phrase, des mots possédant la même racine : προφρόνως (prophronos), φρενῶν (phrénon) et φρονεῖν (phronein).
Pour rendre ces trois mots, j’ai utilisé volontairement trois mots français (de racine latine) très différents : âme, cœur, sagesse.
Je m’appuie à ce sujet sur Onians : « Dans le grec plus tardif, phronein a d’abord eu un sens intellectuel, ‘penser, avoir la compréhension de’, mais chez Homère le sens est plus large : il couvre une activité psychique indifférenciée, l’action des phrenes, qui comprend l’‘émotion’ et aussi le ‘désir’. »iv
Dans la traduction que je propose, la large gamme de sens que peut prendre le mot phrén est ainsi mobilisée: cœur, âme, intelligence, volonté ou encore siège des sentiments.
Il vaut aussi la peine de rappeler que le sens premier de phrén est de désigner toute membrane qui ‘enveloppe’ un organe, que ce soit le cœur, le foie ou les viscères.
Selon le Bailly, la racine première de tous les mots de cette famille est Φραγ, « enfermer, enclore », et selon le Liddell-Scott la racine première est Φρεν, « séparer ».
Chantraine estime pour sa part que « la vieille interprétation de φρήν comme « dia-phragme », sur phrassô « renfermer » est abandonnée depuis longtemps (…) Il reste à constater que φρήν appartient à une série ancienne de noms-racines où figurent plusieurs appellations de parties du corps.»v
Il est donc à souligner que Bailly, Liddell, Scott et Chantraine divergent sensiblement quant au sens premier de phrén…
Que le sens véritablement originaire de phrén soit « enclore » ou bien « séparer » n’importe guère au fond : Eschyle dit que, grâce à Zeus, l’homme mortel est appelé à ‘sortir’ de cet enclos fermé qu’est le phrén et à ‘cheminer’ sur le chemin de la sagesse…
Le mot « cœur » rend le sens homérique de φρενῶν (phrénôn), qui est le génitif du substantif φρήν (phrèn), « coeur, âme ».
Le mot « sagesse » » traduit l’expression verbale τὸν φρονεῖν (ton phronein), « le fait de penser, de réfléchir ». Les deux mots ont la même racine, mais la forme substantive a une nuance plus statique que le verbe, lequel implique la dynamique d’une action en train de se dérouler, nuance d’ailleurs renforcée dans le texte d’Eschyle par le verbe ὁδώσαντα (odôsanta), « il a mis sur le chemin ».
Autrement dit, l’homme qui célèbre Zeus « atteint le cœur » (teuxetaïphrénôn) « dans sa totalité » (to pan), mais c’est justement alors que Zeus le met « sur le chemin » du « penser » (ton phronein).
« Atteindre le cœur dans sa totalité » n’est donc qu’une première étape.
Il reste à cheminer dans le « penser »…
Peut-être est-ce là ce dont Buber a voulu rendre compte en traduisant :
« Zeus est le Tout, et ce qui le dépasse » ?
Il reste cependant à se demander ce qui « dépasse le Tout », dans cette optique.
D’après le développement de la phrase d’Eschyle, ce qui « dépasse » le Tout (ou plutôt ce qui « ouvre un nouveau chemin ») est précisément « le fait de penser » (ton phronein).
Le fait d’emprunter le chemin du « penser » et de s’aventurer sur cette voie (odôsanta), fait découvrit cette loi divine :
« De la souffrance naît la connaissance », πάθει μάθος (patheï mathos)…
Mais quelle est donc cette ‘connaissance’ (μάθος, mathos) dont parle Eschyle, et que la loi divine semble promettre à celui qui se met en marche ?
La philosophie grecque, d’une manière générale, reste évasive quant à la nature de la ‘connaissance’ divine. L’opinion qui semble prévaloir, c’est qu’on peut tout au plus parler d’une connaissance de sa ‘non-connaissance’…
Dans le Cratyle, Platon écrit :
« Par Zeus ! Hermogène, si seulement nous avions du bon sens, oui, il y aurait bien pour nous une méthode : dire que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux-mêmes, ni des noms dont ils peuvent personnellement se désigner, car eux, c’est clair, les noms qu’ils se donnent sont les vrais ! »vi
Léon Robin traduit ‘εἴπερ γε νοῦν ἔχοιμεν’ par « si nous avions du bon sens ». Mais νοῦς (ou νοός) signifie en réalité « esprit, intelligence, faculté de penser ». Le poids métaphysique de ce mot dépasse le simple ‘bon sens’.
Il vaudrait mieux donc traduire, dans ce contexte :
« Si nous avions de l’Esprit, nous dirions que des Dieux nous ne savons rien, ni d’eux, ni de leurs noms ».
Quant aux autres poètes grecs, ils semblent eux aussi fort réservés quant à la possibilité de percer le mystère du Divin.
Euripide, dans les Troyennes, fait dire à Hécube:
« Ô toi qui supportes la terre et qui es supporté par elle,
qui que tu sois, impénétrable essence,
Zeus, inflexible loi des choses ou intelligence de l’homme,
je te révère, car ton cheminement secret
conduit vers la justice les actes des mortels. »vii
La traduction que donne ici la Bibliothèque de la Pléiade ne me satisfait pas. Consultant d’autres traductions disponibles en français et en anglais, et m’appuyant sur le dictionnaire Grec-Français de Bailly et sur le dictionnaire Grec-Anglais de Liddell et Scott, j’ai concocté une version plus conforme à mes attentes :
« Toi qui portes la terre, et qui l’a prise pour trône,
Qui que Tu sois, inaccessible à la connaissance,
Zeus, ou Loi de la nature, ou Esprit des mortels,
je T’offre mes prières, car cheminant d’un pas silencieux,
Tu conduis toutes les choses humaines vers la justice. »
La pensée grecque, qu’elle soit véhiculée par la fine ironie de Socrate, estimant qu’on ne peut rien dire des Dieux, surtout si l’on a de l’Esprit, ou bien qu’elle soit sublimée par Euripide, qui chante l’inaccessible connaissance du Dieu « Qui que Tu sois », aboutit au mystère du Dieu qui chemine en silence, et sans un bruit.
En revanche, avant Platon, et avant Euripide, il semble qu’Eschyle ait bien entrevu une ouverture, la possibilité d’un chemin.
Quel chemin ?
Celui qu’ouvre « le fait de penser » (ton phronein).
C’est le même chemin que celui qui commence avec la ‘souffrance’ (pathos), et qui aboutit à l’acte de la ‘connaissance’ (mathos).
C’est aussi le chemin du Dieu qui chemine « sans bruit ».
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iΖεύς (‘Zeus’) est au nominatif, et Διός (‘Dieu’)est au génitif.
iiEschyle. Agammemnon. Trad. Émile Chambry, librement adaptée et modifiée par moi (pour des raisons expliquées plus bas). Ed. GF. Flammarion. 1964, p.138
L’âme, dit Marguerite Porètei, « est non seulement ivre de ce qu’elle a bu, mais entièrement ivre et plus qu’ivre de ce que jamais elle n’a bu ni jamais ne boira. »ii Les mystiques souvent aiment les paradoxes et les doubles sens. Cela leur est une manière, sans doute, de tenter de dire l’indicible. « Et parce que j’aime mieux ce qui est en lui hors de mon entendement, que ce qui est en lui et dans mon entendement, ce qu’il connaît et que je ne connais pas est mieux à moi que ce que j’en connais et qui est à moi. »iii
C’est un fait que les jeux de mots, les expressions ambiguës, les acceptions obscures abondent dans nombre de textes sacrés. Il y a là un phénomène universel qui vaut d’être analysé, et qui demande à être mieux compris.
Dans l’une des langues les plus anciennes qui soient, le sanskrit classique, pullulent littéralement les jeux verbaux (śleṣa) et les termes à double entente. Cette duplicité sémantique n’est pas seulement d’ordre linguistique. Les textes du Veda, qui usent abondamment du procédé, lui confèrent une portée beaucoup plus profonde.
« Le ‘double sens’ est le procédé le plus remarquable du style védique (…) L’objectif est de voiler l’expression, d’atténuer l’intelligibilité directe, bref de créer de l’ambiguïté. C’est à quoi concourt la présence de tant de mots obscurs, de tant d’autres qui sont susceptibles d’avoir (parfois, simultanément) une face amicale, une face hostile. »iv
Le vocabulaire du Ṛg Veda fourmille de mots ambigus et de calembours.
Par exemple le mot arí signifie « ami ; fidèle, zélé, pieux » mais aussi « avide, envieux ; hostile, ennemi ». Le mot jána qui désigne les hommes de la tribu ou du clan, mais le mot dérivé jánya signifie « étranger ».
Du côté des calembours, citons śáva qui signifie à la fois « force » et « cadavre », et la proximité phonétique invite à l’attribuer au Dieu Śiva, lui conférant ces deux sens. Une représentation de Śiva au Musée ethnographique de Berlin le montre étendu sur le dos, bleu et mort, et une déesse à l’aspect farouche, aux bras multiples, à la bouche goulue, aux yeux extatiques, lui fait l’amour, pour recueillir la semence divine.
Particulièrement riches en significations contraires sont les mots qui s’appliquent à la sphère du sacré.
Ainsi la racine vṛj- possède deux sens opposés. Elle signifie d’une part « renverser » (les méchants), d’autre part « attirer à soi » (la Divinité) comme le note Louis Renouv. Le dictionnaire sanskrit de Huet propose pour cette racine deux palettes de sens : « courber, tordre ; arracher, cueillir, écarter, exclure, aliéner » et « choisir, sélectionner ; se réserver », dont on voit bien qu’ils peuvent s’appliquer dans deux intentions antagonistes: le rejet ou l’appropriation.
Le mot-clé devá joue un rôle central mais sa signification est particulièrement équivoque. Son sens premier est « brillant », « être de lumière », « divin ». Mais le mot devá désigne aussi Vṛta, et signifie alors le « caché »vi, c’est-à-dire le dieu Agni, qui s’est « caché » en tant qu’il est « celui qui a pris une forme humaine »vii. Dans des textes ultérieurs, le mot devá s’emploie même pour désigner les « démons »viii. Il me semble que l’on peut aussi y déceler une sorte de crypto-théologie du Dieu « caché » dans sa propre négation…
Cette ambiguïté s’accentue lorsqu’au mot devá on ajoute un préfixe privatif : ādeva ou ádeva. « Le mot ādeva est à part : tantôt c’est un doublet d’ádeva – ‘impie’ qui va jusqu’à se juxtaposer au v. VI 49,15 ; tantôt le mot signifie’ tourné vers les dieux’. Il demeure significatif que deux termes de sens à peu près contraires aient conflué en une seule et même forme. »ix
Il y a une propension védique à réduire (par glissements et rapprochements phonétiques) l’écart a priori radical entre le Dieu et le Non-Dieu.
La proximité et l’ambiguïté des acceptions permet de relier, par métonymie, la négation nette de Dieu (ádeva) et ce que l’on pourrait désigner comme la ‘procession’ de Dieu vers Lui-même (ādeva).
La langue sanskrite met ainsi en scène plus ou moins consciemment la potentielle réversibilité ou l’équivalence dialectique entre le mot ádeva (« sans Dieu » ou « Non-Dieu ») et le mot ādeva qui souligne au contraire l’idée d’un élan ou d’un mouvement de Dieu « vers » Dieu, comme dans cette formule adressée à Agni: ā devam ādevaṃ, mot-à-mot: « Dieu tourné vers Dieu », ou « Dieu dévoué à Dieu » (Rig Veda VI, 4,1) .
Cette analyse se trouve confirmée par la notion d’Asura qui conjugue en un seul vocable deux sens opposés à l’extrême, celui de « déité suprême » et celui d’« ennemi des deva »x.
L’ambiguïté des mots rejaillit nommément sur les Dieux. Agni est le type même de la divinité bienfaisante mais il est aussi évoqué comme durmati (insensé)xi. Ailleurs, on l’accuse de tromper constammentxii. Le Dieu Soma joue un rôle éminent dans tous les rites védiques du sacrifice, mais il est lui aussi qualifié de trompeurxiii, et l’on trouve plusieurs occurrences d’un Soma démonisé et identifié à Vṛtra.xiv
Quelle interprétation donner à ces significations opposées et concourantes ?
Louis Renou opte pour l’idée magique. « La réversibilité des actes ainsi que des formules est un trait des pensées magiques. ‘On met en action les divinités contre les divinités, un sacrifice contre son sacrifice, une parole contre sa parole.’ »xv.
Tout ce qui touche au sacré peut être retourné, renversé.
Le sacré est à la fois la source des plus grands biens mais aussi de la terreur panique, par tout ce qu’il garde de mortellement redoutable.
Si l’on se tourne vers le spécialiste de l’analyse comparée des mythes que fut C. G. Jung, une autre interprétation émerge, celle de la « conjonction des opposés », qui est « synonyme d’inconscience ».
« La conjuctio oppositorum a occupé la spéculation des alchimistes sous la forme du mariage chymique, et aussi celle des kabbalistes dans l’image de Tipheret et de Malkhout, de Dieu et de la Shekinah, pour ne rien dire des noces de l’Agneau. »xvi
Jung fait aussi le lien avec la conception gnostique d’un Dieu ‘dépourvu de conscience’ (anennoétos theos). L’idée de l’agnosia de Dieu signifie psychologiquement que le Dieu est assimilé à la ‘numinosité de l’inconscient’, dont témoignent tout autant la philosophie védique de l’Ātman et de Puruṣa en Orient que celle de Maître Eckhart en Occident.
« L’idée que le dieu créateur n’est pas conscient, mais que peut-être il rêve, se rencontre également dans la littérature de l’Inde :
Qui a pu le sonder, qui dira
D’où il est né et d’où il est venu ?
Les dieux sont sortis de lui ici.
Qui donc dit d’où ils proviennent ?
Celui qui a produit la création
Qui la contemple dans la très haute lumière du ciel,
De manière analogue, la théologie de Maître Eckhart implique « une ‘divinité’ dont on ne peut affirmer aucune propriété excepté celle de l’unité et de l’être, elle ‘devient’, elle n’est pas encore de Seigneur de soi-même et elle représente une absolue coïncidence d’opposés. ‘Mais sa nature simple est informe de formes, sans devenir de devenir, sans être d’êtres’. Une conjonction des opposés est synonyme d’inconscience car la conscience suppose une discrimination en même temps qu’une relation entre le sujet et l’objet. La possibilité de conscience cesse là où il n’y a pas encore ‘un autre’. »xviii
Peut-on se satisfaire de l’idée gnostique (ou jungienne) du Dieu inconscient ? N’y a-t-il pas contradiction pour la Gnose (qui se veut suprêmement ‘connaissance’) de reconnaître en Dieu une fondamentale inconscience ?
L’allusion faite par Jung à la cabale juive me permet une transition vers les nombreuses ambiguïtés portées par l’hébreu biblique, et tout particulièrement quant aux ‘noms de Dieu’. Dieu, qui est l’Un par excellence, porte dans la Torah dix appellations différentes : Ehyé, Yah, Eloha, YHVH, El, Elohim, Elohé Israël, Tsévaot, Adonaï, Chaddaï.xix
Cette multiplicité de noms cache d’ailleurs une plus grande profusion encore de sens cachés en chacun d’eux. Moïse de Léon commente ainsi le premier nom cité, Ehyé :
« Le premier nom : Ehyé (‘Je serai’). Il est le secret du Nom propre et il est le nom de l’unité, unique parmi l’ensemble de Ses noms. Le secret de ce nom est qu’il est le premier des noms du Saint béni soit-il. Et en vérité, le secret du premier nom est caché et dissimulé sans qu’il y ait aucun dévoilement ; il est donc le secret de ‘Je serai’ car il persiste en son être dans le secret de la profondeur mystérieuse jusqu’à ce que survienne le Secret de la Sagesse, d’où il y a déploiement de tout. »xx
Un début d’explication est peut-être donné par le commentaire de Moïse de Léon à propos du second nom :
« Le secret de deuxième nom est Yah. Un grand principe est que la Sagesse est le début du nom émergeant de secret de l’Air limpide, et c’est lui, oui lui, qui est destiné à être dévoilé selon le secret de ‘Car Je serai’. Ils ont dit : « ‘Je serai’ est un nom qui n’est pas connu et révélé, ‘Car Je serai’. » Au vrai, le secret de la Sagesse est qu’elle comprend deux lettres, Yod et Hé (…) Bien que le secret de Yah [YH] est qu’il soit la moitié du nom [le nom YHVH], néanmoins il est la plénitude de tout, en ce qu’il est le principe de toute l’existence, le principe de toutes les essences. »xxi
Le judaïsme affirme absolument l’unité de Dieu et tient pour inadmissible l’idée chrétienne de ‘trinité divine’, mais il ne s’interdit cependant pas quelques incursions sur ce terrain délicat :
« Pourquoi les Sefirot seraient-elles dix et non pas trois, conformément au secret de l’Unité qui reposerait dans le trois ?
Tu as déjà traité et discuté du secret de l’Unité et disserté du secret de : ‘YHVH, notre Dieu, YHVH’ (Dt 6,4). Tu as traité du secret de son unité, béni soit son nom, au sujet de ces trois noms, de même du secret de Sa Sainteté selon l’énigme des trois saintetés : ‘Saint, Saint, Saint’ (Is 6,3).
(…) Il te faut savoir dans le secret des profondeurs de la question que tu as posée que ‘YHVH, notre Dieu, YHVH’ est le secret de trois choses et comment elles sont une. (…) Tu le découvriras dans le secret : ‘Saint, saint, Saint’ (Is 6,3) que Jonathan ben Myiel a dit et a traduit en araméen de cette manière : ‘Saint dans les cieux d’en haut, demeure de sa présence, Saint sur la terre où il accomplit ses exploits, Saint à jamais et pour l’éternité des éternités.’ En effet la procession de la sainteté s’effectue dans tous les mondes en fonction de leur descente et de leur position hiérarchique, et cependant la sainteté est une. »xxii
Or l’idée de ‘procession des trois Saintetés’ se retrouve presque mot pour mot dans l’ouvrage De la Trinité rédigé par S. Augustin, environ mille avant le Sicle du sanctuaire de Moïse de Léon…
On la trouve aussi dans le Véda. Comme on l’a vu, la forme négative du nom devá du Dieu (ádeva) est l’un des procédés qui permet d’évoquer la « procession » du Dieu « vers le Dieu » (ādeva).
Mille ans après ces jeux de mots védiques, Moïse a rapporté avoir reçu connaissance du nom de Dieu, ‘Ehyé Asher Ehyé’. Cette expression mystérieuse évoque également l’idée que Dieu « procède » vers Lui-même (« Je serai qui je serai »). La cabale juive interprète d’ailleurs Ehyé comme un ‘Je serai’ qui reste encore à advenir – ‘Car Je serai’. Paradoxe piquant pour un monothéisme radical, la cabale affirme aussi l’idée d’une « procession » des trois « saintetés » du Dieu Un.
Concluons. En ces difficultueuses matières, il nous faut réellement sortir des sentiers battus, et plus encore des idées toutes faites. Il faut viser sans cesse à une liberté totale de la pensée. L’on doit chercher par tous les moyens à exprimer l’inexprimable, si l’on veut un tant soit peu s’approcher des plus grands mystères. On peut prendre exemple sur Thérèse : « Je ne suis pas un aigle, j’en ai simplement les yeux et le cœur, car malgré ma petitesse extrême j’ose fixer le Soleil divin. »xxiii
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iMarguerite Porète (1250-1310) est une béguine ayant vécu dans le comté de Hainaut. Son unique ouvrage, Le miroir des âmes simples et anéanties et qui seulement demeurent en vouloir et désir d’Amour, est devenu un classique de la mystique chrétienne. Mais ce livre a été aussi la causede sa condamnation pour hérésie par l’Inquisition, suivie de sa mort sur un bûcher en place de Grève à Paris, le 1er Juin 1310. Je remercie Pierre Petiot de m’avoir fait connaître cette étonnante et attachante figure.
iiMarguerite Porète. Le miroir des âmes simples et anéanties. Trad. Max Huot de Longchamp. Albin Michel, 2021, p.85
iiiMarguerite Porète. Le miroir des âmes simples et anéanties. Trad. Max Huot de Longchamp. Albin Michel, 2021, p.95
xixCf. « La Porte des dix noms qui ne sont pas effacés », in Moïse de Léon. Le Sicle du Sanctuaire. Trad. Charles Mopsik. Verdier. 1996. pp.278 à 287.
xx« La Porte des dix noms qui ne sont pas effacés », in Moïse de Léon. Le Sicle du Sanctuaire. Trad. Charles Mopsik. Verdier. 1996. p. 280.
xxi« La Porte des dix noms qui ne sont pas effacés », in Moïse de Léon. Le Sicle du Sanctuaire. Trad. Charles Mopsik. Verdier. 1996. p. 281-282
xxii« La Porte des dix noms qui ne sont pas effacés », in Moïse de Léon. Le Sicle du Sanctuaire. Trad. Charles Mopsik. Verdier. 1996. pp. 290, 292, 294
xxiiiThérèse de Lisieux. Pensées, III. Ed. du Cerf, 1996, p.48
Il y a dans la conscience trois sortes de savoirs, d’ordre intime, dont il lui faut se désapprendre. D’abord la conscience sait qu’elle appartient à une créature vivante. Elle sait aussi qu’elle est consciente d’elle-même, ou du moins qu’elle est suffisamment consciente pour pouvoir se distinguer de ce qui l’entoure, et exprimer sa singularité, son insertion dans le monde et ses aspirations. Enfin, elle sait qu’elle est capable de créer. Au cours de la vie, elle apprend qu’elle peut engendrer hors d’elle-même d’autres consciences par procréation, et qu’elle peut éprouver en elle-même de nouveaux états de conscience, dont certains peuvent être si différents de la vie quotidienne qu’ils n’ont pas de nom.
La conscience a besoin de se pénétrer de ces trois sortes de savoirs, Mais elle ne peut pas s’en contenter. Il lui faut les dépasser. Aussi longtemps que la conscience reste seulement consciente de ce genre de conscience, – la conscience d’être vivante, la conscience d’être consciente, et la conscience d’être créatrice, elle reste incapable de se détacher d’elle-même, de se vider de ses représentations et de se dépasser.
Pourquoi faudrait-il qu’elle se vide d’elle-même, demandera-t-on ? On répondra que l’essence de la conscience est de se dépasser sans cesse, pour aller toujours plus loin, plus haut. Et pour voyager très loin, pour s’élever dans les grandes hauteurs, il faut s’alléger, renoncer à tout ce qui prend de la place, impose son poids.
Cela tombe sous le sens. Si la « vraie » vie est ailleurs, alors sa conscience actuelle, dans cette vie, avec ses limites, l’alourdit ou l’égare. Si une supra-conscience, dont elle n’a pas encore conscience, est le véritable but que la conscience doit poursuivre, alors toute conscience actuelle de la conscience se limite à un savoir illusoire, biaisé et même trompeur. Si, en créant des objets passagers, la conscience oublie qu’elle a déjà en elle un trésor incréé, et inexploité, infiniment plus riche que tout ce qu’elle peut engendrer par elle-même, elle se trompe fondamentalement sur ses propres facultés, elle vit dans des songes vains, de pauvres chimères, alors même qu’un royaume délaissé, en friche, l’attend au fond d’elle-même.
La conscience, si elle veut progresser dans ses futures montées, doit donc se tenir à distance de ce à quoi elle est arrivée. La conscience doit renoncer aux savoirs qu’elle a accumulés depuis sa naissance en ce monde, si elle est veut sérieusement explorer ce qui pourrait l’attendre dans d’autres mondes. Elle doit être consciente qu’il lui faut renoncer à sa conscience actuelle, et, en d’autres termes, qu’il lui faut « mourir » à sa vie antérieure. En parlant « d’autres mondes », je crois déjà entendre les ricanements de la foule incrédule des matérialistes, ignorant la puissance téléologique de l’Homme. Qu’ils passent ici simplement leur chemin.
Une forme de mort symbolique est donc exigée de la conscience, à un certain moment de son évolution. Le mot mort est peut-être un peu dramatique. On pourrait employer des euphémismes : éloignement, détachement ou séparation. Il faut que la conscience s’éloigne ou se détache d’elle-même et de toutes les choses dont elle a conscience. Mais cela n’est-il pas impossible, ou même intrinsèquement contradictoire ? Le concept d’une conscience qui perd conscience de tout ce qu’elle est, n’est-il pas un oxymore ?
Mourir, à proprement parler, revient à être finalement dépouillé de tout avoir, et de tout être. Une conscience qui prétend mourir vraiment à elle-même devrait en principe se défaire de tout ce qu’elle sait, de tout ce qu’elle veut, et de tout ce qu’elle est. Elle doit se défaire d’absolument tout ! Mais alors que devient-elle ? Un petit tas informe de cendres grises ?
La conscience semble n’avoir rien à voir avec la cendre. Elle est a priori de l’ordre du feu, celui qui flamboie, ou de l’ordre de la lumière qui s’en dégage.
Quand une flamme meurt à elle-même, elle ne meurt pas vraiment ; elle se régénère aussitôt, elle contribue par sa mort éphémère au brasier qui la consume, et elle se fond et se confond déjà avec la flamme nouvelle qui l’enveloppe et l’élève.
Mais si la conscience se compare à un brasier, elle arrive tôt ou tard à un point où elle se perd, et dans son embrasement, dans sa fusion, elle perd aussi tout le reste, le monde, les créatures, Dieu, pour se livrer sans résistance à l’incendie.
Il faut que tout soit effectivement perdu pour elle. Son existence n’est plus qu’un « libre rien », comme le dit Maître Eckhart. « C’est d’ailleurs l’unique dessein de Dieu que l’âme perde son Dieu. »i
Aussi longtemps que la conscience se donne un Dieu, et qu’elle croit savoir quelque chose de ce Dieu qu’elle se donne, elle reste en réalité inconsciente de sa propre nature, et de ce que cette nature demeure essentiellement séparée de quelque divinité que ce soit. Elle reste incapable de comprendre à quel point elle est encore loin de saisir l’essence de toute divinité. Elle croit l’apercevoir, la ressentir, peut-être. Les religions sont pleines de trucs destinés à donner au fidèle l’illusion d’un progrès en la matière. Mais faut-il y compter ?
Une voie beaucoup plus radicale est nécessaire, du moins pour ceux qui veulent dépasser tout ce qui est dépassable. Et qu’est-ce qui n’est pas dépassable, dans ce monde, ou dans l’esprit des hommes ?
Il faut donc que la conscience meure à sa cécité, qu’elle périsse à son aveuglement. Il faut qu’elle se résolve à ce que s’anéantisse en elle tout ce qu’elle croyait savoir quant à l’être ou l’essence de la divinité qu’elle se donnait. C’est à cette condition que pourront aussi s’anéantir en elle, parallèlement, tout savoir, toute connaissance, toute conscience relative à sa propre essence.
Pourquoi ce double anéantissement est-il nécessaire ?
La conscience n’est jamais aussi consciente de sa puissance latente que lorsqu’elle retrouve son état primordial de tabula rasa. La ‘table rase’ est la condition minimale de ses futurs festins. Il lui faut se débarrasser des reliefs de ses anciennes dévorations, des flacons vides de vieilles ivresses, des vaisselles sales, pour que puissent advenir les prémices des banquets nouveaux.
C’est la grande noblesse de la conscience que de pouvoir se débarrasser d’elle-même par elle-même. Ce n’est pas un suicide, c’est un coup de balai, des fenêtres grandes ouvertes, et pour elle, le retour au vide.
La conscience doit tout abandonner en se vidant entièrement de tout ce qu’elle a été et de tout ce qu’elle a cru savoir.
C’est une condition minimale, mais non suffisante.
Il faut maintenant que la conscience dresse la table pour une nouvelle manière de banquet. Le temps est venu de lancer les invitations. Qui seront ses hôtes?
Depuis des temps anciens, la création divine a été interprétée comme une manière pour le divin de se connaître lui-même. La divinité prend conscience de son pouvoir de création seulement en créant, et non « avant » de créer (il n’y a pas d’« avant » avant le temps). En créant des âmes à son image et à sa ressemblance, la divinité prend conscience de ce dont ces images sont à l’image, de ce à quoi ces ressemblances ressemblent, à savoir elle-même.
Mais l’omniscience supposée de la divinité ne le savait-elle pas déjà ? Il faut croire que non. Ou du moins, elle le savait peut-être confusément, mais pas en pleine conscience. Si la création se justifie, du point de vue divin, c’est bien parce que le fait même de créer ajoute quelque chose de nouveau, qui contribue de façon nouvelle à la gloire de la divinité, sinon elle pourrait autant s’en passer.
Quel est ce quelque chose de nouveau ? L’actualisation d’une multitude de puissances parmi une infinité d’autres, qui, quant à elles, demeurent purement potentielles.
Comme en un miroir, en énigme, la conscience divine reflète une partie actuelle d’elle-même dans ses créations, en particulier dans les âmes, pendant que restent en puissance les infinies possibilités de création auxquelles elle ne donne pas l’être.
Quant à la conscience créée, après un peu de temps, et quelque réflexion, elle peut prendre conscience de sa chance d’avoir été admise à l’existence, contre toute attente, ou plutôt contre toute probabilité. Pourquoi a-t-elle bénéficié de ce don de l’être, se demande-t-elle ? Dans quel but ? La réponse importe peu, ici. D’ailleurs, elle est sans doute inconnaissable. Ce qui importe, pour la conscience créée, c’est de prendre maintenant conscience des étapes ultérieures qu’il lui faut franchir en tant que conscience créée, pour continuer de se dépasser.
La conscience a déjà pris conscience qu’il lui fallait s’éloigner d’elle-même, ou plutôt qu’elle devait s’élever au-dessus d’elle-même. Il lui faut maintenant se défaire de son image d’essence créée, il lui faut se détacher de son essence en tant qu’image et en tant que création. Il lui faut prendre sa distance avec l’essence de sa ressemblance, fût-elle d’origine divine. Pourquoi ? Parce que c’est ce qu’on attend d’elle. C’est pour cela qu’elle a été admise à l’être, pour continuer de s’élever. Car elle n’est pas seulement une essence « créée ». Elle n’est pas non plus seulement une « image » ou une « ressemblance ». Elle est bien plus que cela. Il y a en elle une noblesse, nécessairement d’origine divine, dont les termes créature, image, ressemblance, ne rendent pas compte. Ces mots introduisent une notion de relativité, alors qu’étant d’essence divine, la conscience a vocation à l’absolu. Irradie d’ailleurs encore, autour d’elle, la chaleur des braises incréées dans lesquelles elle a été conçue. Jaillissent encore, autour d’elle, des étincelles de la Sagesse primordiale, cette Sagesse qui l’a vue dans son état originaire, avant même qu’elle ne fût, et qui l’a tenue au-dessus de la divine lave, pendant que l’on forgeait le fil de son âme.
Ces métaphores, la braise, l’étincelle, la lave, il faut maintenant que la conscience en sorte, il faut que ces images s’éteignent. Il lui faut maintenant devenir cendre, pour ne plus être seulement ce qu’elle a été, qui ne suffit plus. Pour vivre une nouvelle effusion du feu divin, il lui faut d’abord mourir à elle-même d’une mort divine. La conscience sent intérieurement que ce ne sont ni cette essence créée, ni cette image ou cette ressemblance originelles qu’elle cherche. Elle ne peut plus s’en satisfaire, parce qu’en elle, un feu nouveau couve sous la cendre. Elle se connaît désormais comme prisonnière de sa propre cendre ; elle est comme une lumière arrêtée dans les reflets de « l’image » et de la « ressemblance », qui sont encore des métaphores de la distinction et de la multiplicité relatives, alors qu’elle a soif d’une identité et d’une unité absolues.
L’âme veut maintenant s’élever au-delà de son image originelle, et bien au-delà de sa ressemblance éternelle, elle sait qu’elle doit viser beaucoup plus haut. Elle veut atteindre désormais le grand Jour, aller dans le Midi, loin de toutes les ombres, de toutes les nuits, elle veut parvenir à cet unique point de vue, où se déroulera sous ses yeux l’infini royaume, comme un voile tissé d’unicité.
Cette percée de la conscience vers le Jour, le Rituel des morts de l’Égypte ancienne l’avait déjà scandée, tout comme l’avaient chantée les hymnes du Véda, ou encore le Bardo Thödol. Toutes ces traditions se rejoignent sur un point essentiel. L’âme, ou la conscience, ce qui revient ici presque au même, doit avancer, elle doit se dépasser, elle doit passer par des portes, des seuils, des plans, des niveaux. Il faut en passer par là… Comme le dit le Christ : personne ne vient au Père que par moi ! Aussi l’âme ne demeure-t-elle pas en lui, mais il faut qu’elle passe par lui, pour aller encore au-delà. La conscience de cette percée subite, de cette élévation radicale, représente la deuxième mort de la conscience à elle-même.
C’est une mort par laquelle elle doit passer afin de s’éteindre dans l’infinie divinité.
Or, pour la conscience qui s’éteint dans ce dépassement, Dieu n’est plus là pour elle. Il s’est éteint en elle, comme elle s’éteignait en lui. Extinction générale des feux… Elle demande : Pourquoi m’as-tu abandonné ? L’archétype éternel du Dieu créateur, du Dieu sauveur, du Dieu qui se sacrifie, désormais n’existe plus non plus pour elle, puisqu’elle n’est plus que cendre froide, que sang figé.
Elle était une consciente vivante, chaude, active, et la voilà réduite en poussière.
Passage inimaginable, mais nécessaire. Obligation absolue d’entrer dans la Nuit, l’absolue obscurité, pour se préparer à sortir au Jour, dans l’absolue lumière.
Si la conscience doit être admise dans l’unité divine, il faut qu’elle se dépouille de tout ce qu’elle a été, y compris de son lien précieux avec son intercesseur, le Sauveur, le Psychopompe, qui l’a conduite jusque là, jusqu’à ce seuil.
L’infini paradoxe est que, dans cette cendre toute morte, la conscience trouvera des germes de vie. Dans son anéantissement absolu, elle s’ouvrira une voie vers le saltus absolu. S’il fallait ici une autre image, on choisirait celle de la farine, fine poudre broyée. Un peu d’eau ajoutée, et elle fermente.
Dans cette histoire, la conscience ne cesse d’être interloquée. Elle court de surprise en surprise. Elle vient de découvrir, à son tour, après beaucoup d’autre sages anciens, que la Divinité est telle que son non-être emplit le monde. Elle découvre que le lieu de son être, le lieu de sa présence, ne se trouve nulle part. Ce mot même de présence signale déjà, comme en creux, son absence en puissance. Toute présence peut disparaître en un instant, surtout dans un palais royal, une demeure divine, où ne manquent pas les portes dérobées, les passages secrets, les appartements cachés.
La conscience, pulvérisée en poudre de cendres, ne trouvera pas la présence du Divin, mais plutôt son absence, à moins qu’elle n’ait elle-même trouvé un lieu d’où elle puisse disparaître, une porte par où passer, pour qu’elle puisse enfin cesser de se présenter à elle-même comme quelque chose de créé – ou comme quelque chose d’incréé.
La conscience ne veut plus être ni créée ni incréée. Elle ne veut plus rien d’ailleurs, elle n’est plus que poussière, et ses espoirs de résurrection semblent anéantis…
Or ses tribulations sont en réalité loin d’être terminées.
Il lui faut se préparer à une troisième mort.
La conscience doit maintenant mourir à la nature génératrice du divin. L’essence créatrice du divin se montre dans le Dieu créateur des mondes. Mais il faut que la conscience meure aussi à cette activité de génération divine. Pourquoi ? Parce que, désormais, elle ne veut plus simplement être une créature créée, engendrée. Elle l’a été, et elle sait que cela ne lui suffisait plus. Cela ne lui suffisait plus ? La conscience serait-elle aussi capricieuse qu’une princesse babylonienne, à qui rien n’est refusé ?
La conscience en effet est une princesse qui ne satisfait plus d’être seulement une princesse. Elle veut arriver à entrer dans ce qu’il y a de plus essentiel, dans l’intimissime du pouvoir royal, elle veut aller au-delà de toute royauté et de toute divinité. Elle veut s’unir à Dieu lui-même, là, dans les profondeurs de son lieu secret, où il se tient dans son repos, là où il s’abstient de tout, même de lui-même !
Dans son lieu le plus caché, « la divinité est suspendue en elle-même, elle est son monde à elle-même. »ii
Il est généralement reconnu, par tous les maîtres en la matière, que Dieu demeure dans une lumière où personne ne peut pénétrer. Cela n’est pas fait pour effrayer la conscience, qui sait que les maîtres les plus réputés ne savent que ce que l’on a bien voulu les laisser savoir. La conscience, donc, qui est déjà morte à son essence créée, et aussi morte à son essence incréée, qui est réduite à l’état de poudre impalpable, de cendre friable, arrive par l’un des passages celés du Palais dans l’appartement caché de la Divinité. Et même arrivée là, elle n’arrive pas encore à la saisir. Elle entrevoit le royaume en un clin d’œil, mais Dieu lui-même se dérobe encore. Après tous ces efforts, après ses deux premières morts, encore une dérobade ? La conscience commence à se rendre compte que la quête est sans fin, et qu’elle n’est sans doute pas seule à l’avoir constaté. Aucune créature ne peut en réalité parvenir jusqu’à lui, et certainement pas une poignée de conscience cendrée, froide, grise, dispersée, désunie.
Alors, la conscience prend conscience d’elle-même sous un jour nouveau ; elle s’éveille à la conscience de sa véritable valeur, elle qui n’est pourtant que cendre froide. Elle respire soudain d’un souffle plus vif. Elle s’inspire de la vie même. Elle prend sa forme. Ses ailes emplissent les mondes. Elle s’élève plus haut que l’aurore. Elle vole dans ses cieux, elle ne se soucie plus ici de Dieu!
C’est à ce moment même qu’elle meurt de sa troisième mort, elle meurt de la mort la plus haute qui soit. En elle, disparaissent tout désir, toute intelligence, tout amour, toute sagesse: elle se voit privée de toute existence et de toute essence.
La conscience meurt pour la troisième fois, et elle est enterrée au plus profond, dans la cave (cueva) la plus secrète de l’appartement le plus obscur de la divinité, là où personne jamais n’est admis à entrer dans sa Présence. La divinité y reste une, seule, unique, sans égale, elle n’y vit pour personne d’autre que pour elle-même.
Et la conscience, qui a franchi tous ces passages, toutes ces portes, toutes ces murailles, toutes ces morts, gît là comme un petit tas de farine en fermentation.
Eh bien, noble lecteur, quel rebondissement attends-tu désormais ? Après ses trois premières morts, y aura-t-il une saison 4 dans la vie de la conscience ?
Naturellement, aussi longtemps que tu n’es pas prêt à plonger toi-même dans cet abîme, à tenter de toucher le fond de la mer sans fond de la divinité, tu ne peux deviner ce qu’il va se passer.
Je vais résumer le prochain épisode. La conscience est perdue, annihilée, anéantie, mais elle va trouver qu’elle est en fait la même chose que ce qu’elle avait cherché si longtemps sans succès. Elle reconnaît enfin sa ‘noblesse’, celle qui oblige. Elle est sortie d’elle-même à plusieurs reprises, elle s’est libérée de toutes les représentations dont on l’avait trop nourrie. En plongeant dans sa nuit la plus profonde, en se dégageant de son essence et de son existence, elle arrive devant elle-même, et elle s’aperçoit qu’elle est toujours une. Elle voit que le seul royaume qui soit, qu’elle a si longtemps cherché, elle vient finalement de le trouver, sans l’avoir jamais cherché là où il était.
Elle voit que ce royaume est caché en elle, et le voyant, c’est en elle qu’elle s’épanche.
Elle le voit, elle le vit dans son éternité. Cette simple phrase, dans sa brièveté, en dit plus long que les sagesses de la terre, qui ne voient ni ne vivent. Maintenant, la conscience sait tout, voit tout, vit tout ; mais tout cela n’est encore qu’une sorte de commencement. Tout ne fait jamais que commencer. La conscience est une, et seule, dans son propre commencement, elle est seulement elle-même, et elle est aussi, en puissance, tout ce qu’elle n’est pas encore, et même tout ce qu’elle n’est pas, ou qu’elle ne sera jamais. Elle tire tout cela de son propre fond. En elle, l’âme et la divinité sont une seule chose. Elle a enfin réalisé que le royaume est elle-même, et qu’elle demeure en elle-même.
Elle ne sait plus son nom, ni son moi.
La Divinité est devenue l’autre moi de la conscience, pour que la conscience devienne son autre lui.
Bien avant l’explosion du Cambrien, le patrimoine génétique mondial avait commencé sa lente et longue genèse. Il s’est constitué à travers toutes les formes de vie, les expériences vécues et le gouffre insondable des mémoires, dont l’ADN à la double étreinte fait partie.
Depuis plus de quatre milliards d’années, des acquis génétiques ténus mais répétés, tenaces et résilients, et d’innombrables mutations ont augmenté le trésor commun, l’ont modifié ou l’ont transformé, condamnant les impasses, lançant de nouvelles directions.
Tous les vivants y ont contribué, peu ou prou, – fungi et oomycètes, amibes et oursins, coraux et lombrics, ptérodactyles et stégosaures, buses et bisons, bonobos et aïs,i hominidés et homininés…
La planète Terre, infime goutte de boue et de feu perdue dans la nuit cosmique, abrite et transporte toute cette vie, ramassée comme en une archenoétique.
Je dis une arche, car elle doit affronter le déluge des millénaires, et la menace d’extinctions massives (cinq depuis la fin du Cambrien, et une sixième en cours, depuis le début de l’Anthropocène).
Je dis noétique, car toute vie biologique se résume en fin de compte à de l’information, du moins quant à sa transmission. Cette information porte du sens, qui demande à se faire entendre. Elle se traduit en un ensemble de noèmes, ces « unités minimum de sens »ii. Les molécules d’ADN ne se réduisent donc pas à des séries de nucléotides. Elles véhiculent aussi du ‘sens’, elles ‘signifient’ des formes vivantes passées et à venir, – des essences végétales ou des manières animales d’exister. Chaque gène incarne un ‘mode’ d’existence, toute gamète contient en puissance une certaine ‘idée’ de l’être.
L’arche noétique mondiale emporte avec elle toutes sortes d’idées de l’être vivant, accumulées dans le temps, du moins celles dont la mémoire a été conservée et transmise. Mais elle n’en a aucune conscience. Elle continue, impavide, son voyage à travers le temps, nef errante, sans fin ni pourquoi, livrée à l’inconscience. Elle est le symbole, fragile et flottant, de la vie jetée dans le vide cosmique, pour y survivre. Mais elle n’est certes pas seule.
L’arche des noèmes de la vie ici-bas n’est que la figure locale, terrestre, d’une vie elle aussi inconsciente, mais plus vaste, universelle, cosmique. On n’en connaît ni l’origine ni la fin. On sait seulement que cette vie inconsciente, totale, a toujours précédé l’apparition des formes de vie conscientes : toutes les formes de proto-conscience que recèle le cosmos en ont émergé, parce qu’elle les contenait toutes, en puissance.
L’« arche » est en fait une idée très générale, elle représente un paradigme, une image du soi, et de la séparation entre l’intérieur et le vaste, dangereux et stimulant extérieur. La moindre paramécie est déjà une sorte d’« arche », enveloppant de sa membrane plasmique, le cytoplasme, le macronoyau, les miconoyaux, les vacuoles, le péristome, le cytostome, le cytopharynx et le cytoprocte… Mais cette enveloppe n’est pas étanche. La cellule absorbe de l’eau par osmose, ou l’évacue par les vacuoles pulsatiles. Elle se nourrit de bactéries qu’elle ingère à l’aide du péristome et du cytostome.
Filons la métaphore. Une autre « arche » encore, faite de fer et de feu, occupe le centre de la Terre. On sait que le noyau terrestre, liquide dans sa partie extérieure et solide dans sa partie intérieure (qui est appelée la « graine »), est séparé du manteau terrestre par la « discontinuité de Gutenberg ». L’énorme masse de métal en fusion du noyau externe est continuellement brassée par convection ; elle interagit avec la rotation de la Terre et influe sur son mouvement de précession.
De même, l’arche du vivant, telle une puissance tellurique, mais d’essence noétique et même psychoïde, se métamorphose dans ses profondeurs et se renouvelle sans cesse, au long des millions de millénaires. Dans cette vivante orogenèse, des formes de vie émergent par lentes et subconscientes extrusions. Depuis la nuit du temps, des couches de vie sous-jacentes, profondes, chthoniennes, se mettent en mouvement. Elles font irruption en coulées crustales ; leurs subductions ne cessent de se fondre et de se refondre ; elles font surgir au jour, c’est selon, des gneiss ou des migmatites, des pépites d’or natif ou des diamants dans leur gangue, – autant de pauvres métaphores de l’infinie variété des proto-consciences.
Il faudrait peut-être un Hésiode ou un Homère pour évoquer la puissance cosmogonique, originaire, de ces innombrables formes de subconscience ou de proto-conscience, parcourues de strates hadales, truffées de diapirs, de dykes et d’intrusions, coupées de sills…
On les imagine peuplées de plutons mentaux,nimbées d’étranges songes, d’intuitions mi-liquides mi-solides, traversant lentement des abysses métamorphiques, sans fond ni origine imaginables.
Flottant légèrement sur l’océan de ces proto-consciences en gésine, comme un vent ou une vapeur, on pourrait appeler ‘esprit’ ce qui, en elles, cherche aveuglément la lumière, ce qui toujours les précède, ce qui vient du bas et du profond, ce qui veut le lointain et le large, ce qui se lie à l’avenir, ce qui se désenlace du passé sans s’en lasser.
L’arche est une métaphore locale du soi. Mais on peut bien sûr supputer qu’existent, éparpillées dans l’univers, d’autres consciences encore, des proto-, des para- ou même des supra-consciences, dont l’exo-, ou la xéno-biologie donnent une première idée.
Ces formes de conscience, élusives, exotiques, exogènes, traversent sans doute les mondes et les univers, les infusent, les épient, les guettent, s’en nourrissent ou les couvent, les blessent ou les soignent, et qui sait ?, les vivifient, les élèvent et les transcendent.
On se prend à rêver que, plus haut, bien au-dessus de l’horizon cosmologique, des nébuleuses inouïes de supra-consciences, des épaisseurs sapientiales, des éthers séraphiques, des éclairs impalpables, tourbillonnent en silence comme des autours, ou des pèlerins.
D’un empilement si considérable de sauts ontiques, des lourds magmas aux gaz étoilés, de l’ADN à l’âme, du silex aux chérubins, comment rendre en mots la dynamique des frissons, la puissance des transformations ?
Le recours à l’ellipse, à l’allusion, au trope, est un expédient.
On forme l’hypothèse qu’à travers le cosmos tous sortes de niveaux de conscience et de subconscience se plissent sans fin, s’érigent ou s’effondrent, se disjoignent ou se rejoignent.
En s’abaissant, en s’enfonçant, en s’élevant, ils lient en eux des lieux oubliés. En se dépliant ou en se repliant, en comprimant leurs noyaux, faits de granits rêveurs ou de gabbros songeurs, les couches les plus stratosphériques de la supra-conscience enveloppent comme des langes toutes les strates intermédiaires ; ces célestes entités englobent en leur sein les feux chthoniens, qui palpitent pourtant loin en dessous, ainsi que les centres du vide.
Ou, à l’inverse, selon les archétypes topologiques de la boule, de la sphère, et du ‘tout’, ce sont les couches profondes qui se plissent d’elles-mêmes, qui accouchent de lambeaux de conscience émergente, et qui font surgir en leur cœur le feu qui engendre les sphères ultérieures, difficilement dicibles.
Autrement dit, que le Soi soit au centre de la sphère par lui unifiée, au cœur de l’Un total, ou qu’il soit lui-même l’Englobant, le Totalisant, revient topologiquement au même.
Comme le serpent mystique, l’Ouroboros, le Soi (ou le Dieu qui en est le symbole) se sacrifie en se dévorant par sa fin, et par son commencement. Il nourrit son centre par sa périphérie, pour que vivent les mues et les nymphes.
Il faut apercevoir ce processus dans sa totalité et le comprendre dans son essence, et non considérer seulement ses formes locales, qu’elles soient fugaces, empilées, sphériques, serpentines, métamorphiques, spiralées ou trouées.
Cette totalité des consciences en mouvement s’anime à l’évidence d’une énergie originaire, primale, encore que conjecturale.
On peut se la représenter comme suit.
Toute conscience, la plus haute, la plus signifiante, comme la plus infime, la plus humble, n’est que la manifestation locale, singulière, d’une énergie totale, commune.
Pour sa part, la conscience humaine n’est dans l’univers ni la plus haute, ni la plus humble. Elle est d’une nature intermédiaire, alliant un héritage biologique (la mémoire génétique, corporelle et sensorielle) et les formes psychiques, les formes archétypales de l’inconscient général, en devenir depuis le temps des Préhumainsiii.
Dans toute conscience humaine coexistent le moi ‘conscient’ et une mémoire ancienne, profonde, celle du soi. Cette mémoire provient en partie des proto-consciences de générations d’hominidés et d’homininés. S’y ajoutent les souvenirs de consciences plus affirmées, plus récentes, par exemple celles des générations d’individus du genre Paranthropus, ou Australopithecus, qui ont précédé le genre Homo.
Cette mémoire accumulée, additive, récapitulative, s’ajoute à l’ensemble des représentations inconscientes, des archétypes et des formes symboliques qui constellent la conscience d’Homo sapiens.
Des formes symboliques, archétypales, « instinctuelles », moulent en permanence la psyché humaine. La psyché est une substance immatérielle, qui existe séparément de la matière : elle paraît en être même un des principes organisateurs, un moteur de mouvement et de métamorphose.
D’autres formes archétypales, dites « instinctives », restent liées au substrat biologique, et tiennent leur nature de la matière vivante, en tant que celle-ci est plus organisée, plus téléologique que la matière non vivante.
La Tradition nous a légué un grand principe, celui de la métamorphose continue des formes psychiques, analogue en un sens à celle, moins pérenne, des corps.
Jadis, Ovide chanta ces métamorphoses.
« Je veux dire les formes changées en nouveaux corps.
Dieux, vous qui faites les changements, inspirez mon projet. »iv
Dans son mouvement multimillénaire, la conscience humaine ne connaît pas la nature de sa propre matière, de sa substance intime, même si elle en subit sans cesse les effets.
Elle ne connaît pas non plus la nature et l’essence des archétypes psychiques qui la structurent et l’orientent.
Elle est coincée dans sa réalité propre, qui lie le biologique et le psychique. Elle n’a pas les moyens de se les représenter clairement, puisque toutes ses représentations sont obscurément fondées sur eux, induites par eux, et non l’inverse.
La conscience humaine est issue d’un moule psychique dont la nature lui échappe entièrement. Comment une forme prise dans un moule pourrait-elle concevoir l’essence de ce moule, et les conditions du moulage ?
Comment une chose ‘mue’ pourrait-elle concevoir l’essence du ‘moteur’ qui la meut et l’anime ?
La conscience humaine peut se représenter des idées, des images, des symboles, des formes. Mais elle ne peut pas se représenter d’où ces idées, ces images, ces symboles et ces formes émergent. Elle ne perçoit que les effets de l’énergie psychique dans laquelle elle est immergée.
Elle ne conçoit ni la nature de ce qui la nourrit, ni son origine, et moins encore sa finalité.
Malgré leur différence de nature, peut-on chercher des éléments de comparaison entre les instincts (liés au substrat biologique) et les archétypes (qui appartiennent à une sphère englobant le psychique, sans nécessairement s’y limiter) ?
Y a-t-il quelque analogie possible entre les formes instinctives, biologiques, et les représentations symboliques, archétypales, psychologiques ?
On peut faire deux hypothèses très différentes à ce sujet.
La première, c’est que les instincts et les archétypes sont tous des phénomènes énergétiques, et sont au fond de même nature. Quoique d’origine différente, ils pourraient représenter des modulations, à des fréquences très différentes, d’une même énergie, primale, fondamentale.
La seconde hypothèse trace par contraste une ligne de séparation radicale entre instincts et archétypes, entre matière et esprit.
Dans le premier cas, on peut conjecturer qu’une fusion intime ou une intrication partielle est possible entre instincts et archétypes, entre biosphère et noosphère, au sein du Tout. Ils ne représenteraient que des aspects différents d’une même réalité, d’une même substance.
Dans le second cas, le Tout comporterait en son sein une brisure interne, une solution de continuité, une coupure ontologique entre, d’une part, ce qui appartient à la matière et à la biologie, et d’autre part, ce qui relève de l’esprit et de la psychologie.
Mais dans les deux cas, l’archétype du Tout, sa présence en notre psyché, n’est pas remis en cause. Ce qui s’offre à la conjecture c’est sa nature même (intriquée ou brisée) :
-Soit le Tout est une entité fusionnelle, intérieurement mobile, en apparence, mais au fond statique. Le Tout en tant qu’il est l’Un, l’unique Un, est Un-Tout et Tout-Un.
-Soit le Tout se renouvelle sans cesse par un jeu de forces contradictoires, de synthèses partielles, provisoires, ouvertes. Rien de sa puissance, de ses métamorphoses et de sa fin n’est connu ni connaissable. Tout reste possible, et le plus sûr c’est qu’éternellement du nouveau transfigurera le Tout en un Tout Autre..
Deux idées du Tout, donc : une fusion unifiée (et globalement statique), ou une polarisation vivante, agonistique et dialogique.
Avec ces deux modèles du Tout, ce sont aussi deux modèles archétypaux du divin qui se présentent: le modèle océanique (la fusion finale), et le modèle dual ou duel (le dialogue interne, et toujours créateur du Theos avec le Cosmos et l’Anthropos).
Dans le modèle océanique, fusionnel, il faudra pouvoir expliquer la présence irréductible du mal comme voisin du bien. Il faudra comprendre si le mal pourra être in fine « résorbé » ou métabolisé par la victoire ultime de l’unité-totalité.
Dans le modèle dual ou duel, on pourrait considérer que les dialectiques bien/mal ou Dieu/Homme ne seraient que des représentations humaines d’une dialectique d’un ordre bien supérieur : celle du Divin avec Lui-même.
L’existence même d’une telle dialectique, interne et propre à la Divinité, impliquerait qu’elle ne soit pas « parfaite », qu’elle ne soit pas complète (à ses propres yeux, sinon aux nôtres). Elle serait toujours en devenir, en acte d’auto-complétion et toujours en puissance de complétude, toujours en progression dans la mise en lumière de sa propre nuit, dans l’exploration de ses abysses et de ses cieux.
On pourrait supputer que le Divin inclut éternellement en Lui-même, dans sa source et dans son fond, dans son origine même, des entités comme le ‘néant’ ou le ‘mal’.
On déduirait qu’il tirerait du néant ou du mal en lui des éléments nouveaux pour sa vie en devenir, – autrement dit, il y trouverait de quoi toujours exercer à nouveau sa ‘volonté’ pour affermir son ‘règne’.
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i Aï: Paresseux tridactyle. Quadrupède d’ Amérique du Sud, mammifère de la famille des édentés, du genre Bradypus, qui se déplace avec une extrême lenteur .
iiNoème : « Unité minimum de sens, inanalysable, constituant un primitif sémantique, du code qui construit le sémantisme d’une langue. » (CNRTL)
iii« La lignée des Préchimpanzés et celle des Préhumains se sont séparées il y a une dizaine de millions d’années, la seconde s’établissant dans un milieu moins boisé que la première. On y voit ces Préhumains se mettre debout, marcher mais grimper encore. Six genres et une douzaine d’espèces illustrent ainsi cette extraordinaire radiation qui s’épanouit de 7 à 2 millions d’années dans l’arc intertropical, du Tchad à l’Afrique du Sud en passant par l’Éthiopie, le Kenya, la Tanzanie et le Malawi. » Yves Coppens et Amélie Vialet (Dir.). Un bouquet d’ancêtres. Premiers humains: qui était qui, qui a fait quoi, où et quand? Académie pontificale des Sciences et CNRS Éditions. Paris, 2021
ivOvide. Les Métamorphoses. Livre I, 1-2. Traduit du latin par Marie Cosnay.Ed. De l’Ogre, 2017
La neurothéologie associe la neurologie et la théologiei. Plus précisément, elle cherche à déterminer les parties du cerveau qui sont les plus actives (ou les moins actives) pendant certaines pratiques religieuses (comme la prière, la méditation, les rituels), et si l’on observe à cette occasion des différences significatives d’une personne à l’autre, c’est-à-dire si des personnes sont plus prédisposées ou plus sensibles que d’autres. Elle se base pour ce faire sur l’observation par imagerie numérique des différentes zones du cerveau, et sur l’interprétation des liens entre les états neurologiques des lobes cervicaux et les représentations subjectives des sujets qui, lors de ces pratiques religieuses, disent avoir une certaine expérience du « divin ».
Par exemple, des chercheurs ont observé le cerveau de moniales franciscaines en prière et de moines bouddhistes en méditation, et ils ont découvert qu’aux moments les plus intenses, une zone spécifique du cerveau présentait des signes similaires d’activité. Il en a été inféré que des expériences religieuses (en l’occurrence de catholiques et de bouddhistes) pouvaient impliquer les mêmes zones du cerveau, laissant supposer l’existence d’un lien plus général entre état « neurologique » et conscience « religieuse ».
La neurothéologie pose d’emblée nombre de questions d’ordre épistémologique, sur la méthodologie utilisée, les biais éventuels, ou les limites intrinsèques des systèmes d’imagerie utilisés, si « performants » soient-ils. Comment des méthodes d’objectivation expérimentale peuvent-elles être compatibles avec des sentiments aussi parfaitement subjectifs que ceux associés à une expérience religieuse ? Comment peut-on « objectiver » des phénomènes dont la littérature mondiale, depuis des millénaires, s’accorde à dire qu’ils relèvent précisément de « l’ineffable » ?
L’expérience religieuse se réduit-elle effectivement à l’activation d’un ensemble de cellules cérébrales et de synapses ? Ou bien suppose-t-elle aussi, nécessairement, l’existence d’une réalité « autre », une réalité spirituelle ou divine qui se situerait par nature dans une sphère extérieure à la sphère du monde matériel, et sans doute séparée de la réalité empirique?
Autrement dit, la « réalité » de l’expérience religieuse se passe-t-elle exclusivement dans le for intérieur du sujet, et s’inscrit-elle seulement dans les neurones de son cerveau, ou bien doit-on considérer que le cerveau est aussi une sorte d’« antenne », capable d’entrer en interaction avec une autre « réalité » totalement extérieure et indépendante de lui ? Cette hypothèse du cerveau-antenne a d’ailleurs été explicitement formulée par William Jamesii, il y a plus d’un siècle.
Le terme « neurothéologien » a été utilisé par Aldous Huxley, semble-t-il pour la première fois, dans son roman Islandiii, paru en 1962. Les recherches en neurothéologie ont commencé en 1975, quand Eugene d’Aquili et Charles Laughlin ont publié dans la revue Zygon leur article « The Biopsychological Determinants of Religious Ritual Behavior ». Le terme “neurotheology” a été utilisé pour la première fois par James Ashbrook dans un article publié dans la même revue en 1984, “Neurotheology: The Working Brain and the Work of Theology.”
La thèse de ces premiers chercheurs était que toute la phénoménologie religieuse pouvait être étudiée d’un point de vue qualifié de « biopsychologique » et de « neurothéologique ». Le développement de la neurothéologie proprement dite prit un nouvel essor avec la collaboration d’Eugene d’Aquili avec Andrew Newbergiv, un spécialiste de l’imagerie et de la médecine nucléaire. Ils affirmèrent que « L’expérience mystique est réelle, et observable du point de vue biologique et scientifique »v, notamment au moyen d’imageries numériques du cerveau.
D’Aquili et Newberg n’hésitèrent pas à poser, d’une façon à la fois naïve et volontairement outrancière et provocatrice, la question : « Est-il possible de prendre une photo de Dieu ? ». Ils avaient en effet « photographié », ou plutôt « scanné », le cerveau de bouddhistes en méditation et de religieuses franciscaines en prière, et ils avaient observé des similarités frappantes.vi Ils constatèrent que, pendant la méditation ou la prière, une zone spécifique du cerveau (le lobe pariétal postérieur supérieur) était beaucoupmoins irrigué par le flux sanguin cérébral, que les autres lobes cervicaux. Or cette zone est connue comme étant celle qui régule la capacité du moi à se situer dans l’espace et dans le temps. Des personnes atteintes d’une lésion à cet endroit du cerveau sont incapables de se déplacer, ou d’effectuer des gestes simples comme s’asseoir sur une chaise ou se coucher sur un lit. Les neurologues s’accordent à dire que cette zone permet de faire la distinction entre le «moi» et le « non moi ».
En observant une diminution notable du flux sanguin cérébral dans cette zone, d’Aquili et Newberg en ont déduit que c’était là une indication qu’y devaient alors s’affaiblir ou même disparaître les frontières entre le « moi » et le « monde extérieur », favorisant l’apparition du sentiment de « plongée océanique », souvent associé aux expériences mystiques. Si le sang circule moins dans cette partie du cerveau, il peut sembler logique que tout ou partie de la conscience du « moi » se sente « absorbée » par le reste du monde, et se vive comme immergée dans l’infini, en communion avec le reste du cosmos.
De cette première inférence, d’Aquili et Newberg ont induit une autre hypothèse, plus générale encore : « Le cerveau semble avoir une capacité intrinsèque à transcender la perception du moi individuel »vii.
Était-il justifié de généraliser les résultats obtenus en scannant le cerveau de quelques bouddhistes tibétains en méditation et de franciscaines en prière, et d’en conclure qu’avait été ainsi mise en évidence une base biologique commune à toutes les expériences religieuses ?
D’Aquili et Newberg en étaient persuadés, sur la base de leurs « preuves » expérimentales.
Outre ces expériences réalisées sur des personnes en méditation, ils ont également étudié diverses pratiques religieuses dans l’espoir de leur donner une même base neurologique. Ils ont tenté d’établir un lien empirique entre ces pratiques, différentes fonctions cérébrales et les zones cervicales correspondantes. Ils en ont inféré que c’était là la preuve que des conditions de possibilité des phénomènes religieux étaient inscrites dans la structure neuronale du cerveau.
Une conclusion analogue a été proposée par l’anthropologue français Pascal Boyer, quoique sur la base de considérations très différentes. Dans son ouvrage, La Religion expliquée. Les origines évolutionnaires de la pensée religieuseviii, il est parti du principe que la faculté humaine de penser est structurée de telle sorte qu’elle peut « inventer » des mythes ou des grands récits, cosmogoniques ou religieux, mais seulement dans le cadre de certaines contraintes. Il y a des limites a priori à ce que l’on peut imaginer, inventer, et plus encore à ce que l’on peut croire. L’imagination humaine serait naturellement limitée en raison de la structure même du cerveau. En cela rien de très neuf, d’ailleurs. Emmanuel Kant avait déjà analysé les antinomies de la raison pure, et la philosophie critique nous avait habitués à l’existence a priori de ces structures mentales. On pouvait maintenant élargir le champ de ces prédéterminations à l’ensemble des contraintes liées aux langues elles-mêmes, à leurs grammaires, et aux systèmes symboliques, qui dans chaque culture, déterminent les capacités d’expression, de cognition, et les possibilités de représentation.
Selon ces vues, toute expression religieuse trouverait son origine dans la sélection et la mise en scène de certaines expériences, favorisée par l’accumulation de souvenirs spécifiques, eux-mêmes favorisés, ou pré-arrangés par la structure même du cerveau, laquelle est aussi capable d’engendrer les systèmes linguistiques et symboliques qui lui sont adaptés.
Il reste cependant paradoxal que ces systèmes langagiers et symboliques puissent représenter, au moins de façon allusive, mais suffisamment prégnante et transmissible, le contenu d’expériences qui, en principe, relèvent de l’ineffable, de l’indicible.
Le pouvoir d’observer et d’enregistrer, à l’aide de systèmes d’imagerie, les états neurologiques correspondant à des expériences de méditation ou de prière chez des croyants de diverses obédiences, a donné à ces chercheurs l’espoir que la neurothéologie avait le potentiel d’analyser les pratiques religieuses dépendant de diverses théologies. Ils ont conçu en conséquence le projet de formuler les bases d’une épistémologie théologique, qualifiée de « méta-théologie », ou même de « théologie des théologies ». Ils ont considéré la neurothéologie comme une théorie biologique de la religion (et donc non comme une nouvelle théologie, mais comme une base scientifique et biologique pour l’analyse de tout discours théologique). Toutes les grandes religions du monde – et, sans doute, le sentiment religieux lui-même – sont nées de la capacité du cerveau à transcender le moi limité des sujets individuels, et à percevoir une réalité plus vaste et plus fondamentale que celle dont le moi est habituellement le témoin. Selon les chercheurs en neurothéologie, toutes les religions auraient donc la même base biologique et neuronale. Ce sont les mêmes régions du cerveau qui s’activent (ou plutôt se désactivent) chez chaque sujet pendant les prières et les méditations. Ils en déduisent que les différentes conceptions de Dieu ou du divin peuvent être ramenées à un état particulier du cerveau, lequel génère ensuite des représentations symboliques du divin dépendant des contextes culturels.
Cependant, cette insistance à « localiser » dans un lobe spécifique du cerveau la présence subjective du divin ne va pas de soi. Comment expliquer alors, non seulement la diversité des formes religieuses, mais l’hostilité latente et l’esprit de concurrence que les religions entretiennent entre elles ? Il se pourrait tout aussi bien que d’autres parties du cerveau, plus dominantes en dernière analyse, soit « responsables » de la tendance à la différenciation, voire à l’inimitié, entre des religions qui se jugent respectivement supérieures à leurs « concurrentes ».
D’Aquili et Newberg tentent d’expliquer cet exclusivisme théologique à partir de leurs conclusions : dans un état ressenti d’unicité absolue avec l’univers et avec le « divin », seule cette vérité-là (l’union) existe désormais pour le sujet qui en fait l’expérience. Il est absorbé par le « Tout », et il « sait » que cette union est la seule vérité qui désormais lui importe. Le « moi » n’existe plus en tant que tel. Mais lorsque la partie du cerveau qui est responsable de ce « sentiment océanique » est à nouveau irriguée normalement et donc réactivée, le sujet fait retour à l’expérience de sa propre subjectivité. Sa conception de la vérité redevient liée à celle du moi temporel, qui ne garde plus qu’un certain souvenir de la plongée océanique dans l’universel. Le retour aux limites du moi expliquerait les tendances à l’exclusion réciproque des religions, qui en principe, devraient se rejoindre sur l’essentiel, mais ne le font pas.
On pourrait cependant objecter qu’une fois que l’on a expérimenté la puissance d’une véritable expérience mystique, d’une authentique vision du « divin », l’impact de cette expérience fondatrice devrait continuer longtemps après qu’elle a été éprouvée.
Du moins c’est comme cela que l’on pourrait interpréter les expériences relatées par de grands mystiques comme Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, et bien d’autres. En d’autres termes, il semble plutôt étrange que ce soit seulement lorsque l’on prie ou médite, ou lorsque l’on fait l’expérience de l’unité avec le divin, que l’on reconnaisse que toutes les religions ont une base commune. Il est plus étrange encore que, lorsque l’on est « revenu à soi », l’on continue de revendiquer la vérité exclusive de sa propre religion, en semblant oublier la vision océanique de l’Un et du Tout.
La neurothéologie part de l’a priori selon lequel le cerveau fonctionne à peu près de la même manière chez tout le monde. Si ce n’était pas le cas, cela ouvrirait d’ailleurs un nouveau champ de recherches, absolument fascinantes par ses implications à long terme…
Les chercheurs en neurothéologie affirment donc que les résultats de leurs recherches s’appliquent à tous les individus, quelle que soit la religion à laquelle ils adhèrent. En conséquence, ils estiment que la neurothéologie pourrait former la base de ce que certains d’entre eux appellent une « méta-théologie ». Cette « méta-théologie » serait en mesure de formuler des principes communs, sous-jacents à toutes les théologies, sans considération pour leurs différences respectives. La « méta-théologie » serait, par définition, dénuée de tout a priori théologique. Elle fournirait un cadre formel subsumant toutes les religions, et mettant en évidence leurs caractéristiques communes, leurs schèmes génératifs profonds, indépendamment de leurs dogmes proclamés.
La « méta-théologie » serait aussi capable de fournir des conditions préalables pour la validation de toute théologie, en mettant en évidence la conformité à la « norme » de son substrat biologique et neuronal.
La « méta-théologie » devrait aussi être en mesure d’expliquer le comment et le pourquoi des mythes, des pratiques, des rites inhérents à toute théologie. D’Aquili et Newberg ont estimé avoir pu détecter les fonctions cérébrales leur correspondant. Ils ont aussi évoqué la possibilité d’une « méga-théologie », découlant de la « méta-théologie ». La « méta-théologie » explique les formes et les structures a priori, et la « méga-théologie » identifiera les contenus capables de définir une sorte de théologie universelle, dépassant et unifiant toutes les théologies existantes, jugées partiales et partielles. Le contenu « méga-théologique » devra être si universel qu’il pourra être adopté par la plupart des grandes religions du monde sans porter atteinte à la signification profonde de leurs doctrines essentielles.
D’Aquili et Newberg ont donné quelques indications sur une possible interprétation théologique de la neurothéologie. Mais la question est loin d’être éclaircie. Il reste nécessaire d’examiner plus en profondeur tous les défis que la neurothéologie pose aux théologies, et en particulier à la théologie chrétienne (qui est une théologie de la révélation).
L’utilisation de scanners cérébraux mettant en évidence les zones du cerveau actives (ou inactives) lors d’expériences religieuses semble confirmer que le cerveau humain est bien capable d’expériences extatiques ou même divines. De ce point de vue, la neurothéologie offre une confirmation supplémentaire que des expériences psychiques fondamentales peuvent être corrélées à des états neurochimiques du cerveau. Mais quel est le lien exact entre le contenu de telle expérience religieuse et ses fondements biologiques ou neurochimiques? Peut-on dépasser le simple constat d’une certaine corrélation entre des expériences religieuses et des phénomènes neurochimiques, et approfondir puis expliquer les mécanismes capables de produire ces expériences ?
Sur ces points, les interrogations abondent, quant à la méthodologie même des premières recherches en neurothéologie. Par exemple, on pourrait s’interroger sur la représentativité des sujets choisis, qui, dans les expériences citées, appartiennent à deux traditions religieuses, le catholicisme et le bouddhisme tibétain. Il faudrait de plus confronter le sentiment subjectif des personnes examinées avec les nombreux témoignages dont ces traditions disposent par ailleurs, quant aux états de conscience rencontrés lors d’extases ou de ravissements mystiques.
Il semble que les chercheurs en neurothéologie ont présupposé leurs conclusions avant même d’avoir commencé leurs recherches, à savoir qu’il existe une base biologique commune à toutes les religions. En traitant de façon similaire des sujets dont le seul point commun était de « méditer », ou de « prier », ils supposaient que les expériences individuelles, singulières, éprouvées par des sujets différents, pouvaient être ramenées à une même expérience fondamentale, elle-même traduisible et identifiable à l’aide d’imageries similaires provenant de scanners. Au niveau biologique, cela semble être le cas, puisque le même lobe du cerveau serait, en l’occurrence, notablement inactif pendant les expériences religieuses.
Mais n’est-ce pas là une forme de réductionnisme de la pire espèce, arguant du constat d’une inactivité neurochimique « locale » pour en inférer la preuve d’une expérience divine, censée être « totale » ?
Il est vrai que dans un cadre expérimental, scientifique, la démarche réductionniste peut donner des résultats intéressants. On sait qu’en réduisant des phénomènes complexes à de petits ensembles d’observables, la science a pu faire d’énormes progrès au cours des derniers siècles.
Il ne faut cependant pas oublier que le cerveau humain fonctionne de manière très complexe, et que la méthode réductionniste s’applique mal lorsqu’il s’agit de ses fonctions les plus élevées.
Il faut souligner aussi que des expériences subjectives de haut niveau, comme celles liées à des « extases spirituelles » (sans doute extrêmement rares, d’ailleurs, et plus rares encore dans les conditions imposées à des sujets en laboratoire) impliquent probablement bien plus que le seul lobe pariétal postérieur supérieur, et qu’elles engagent tout le cerveau, et même l’ensemble du système nerveux, central et périphérique.
Toute expérience religieuse s’inscrit toujours dans une tradition culturelle particulière ; elle dépend de la psychologie de la personne qui la vit et elle est en partie déterminée par le contexte social dans lequel elle se déroule. L’expérience religieuse ne prend tout son sens que par ses liens avec toutes ces dimensions, culturelles, sociales, psychologiques et biologiques.
Il est donc évidemment fort simpliste de réduire l’extase de la conscience, ou même un état de méditation intérieure, à l’identification d’une certaine zone du cerveau, qui serait dès lors étiquetée comme la zone du « point Dieu », et d’où proviendraient les bases neurochimiques les différentes religions.
Quoiqu’en dise la neurothéologie, il est hautement improbable qu’une seule zone particulière du cerveau soit responsable de l’émergence du sentiment numineux dans l’homme. En revanche, il est vraisemblable que l’on puisse identifier l’implication de telle ou telle zone du cerveau dans certaines expériences religieuses, sans pouvoir en dire tellement plus.
Mais la question la plus importante reste en suspens : « Où est Dieu dans tout cela ? »
La science, évidemment, voudrait pouvoir se passer de la nécessité de se poser cette question, et plus encore d’y répondre. Le positivisme et le réductionnisme modernes tiennent à éliminer de facto le « facteur Dieu ».
Du point de vue scientifique, cette élimination est nécessaire si l’on s’en tient à la démarche empirique. Cependant, dans le cadre de la neurothéologie, il serait manifestement anti-scientifique d’éliminer a priori l’un des facteurs essentiels, fût-il putatif, entrant en jeu dans l’expérience subjective des sujets…
En d’autres termes, en éliminant a priori l’existence effective d’une réalité « autre », de nature spirituelle ou divine, et son rôle dans l’expérience, la démarche positiviste et réductionniste de la neurothéologie crée d’emblée un fossé absolu entre l’expérience « subjective » du sujet et l’explication « objective » qu’elle prétend en donner.
Peut-on raisonnablement croire expliquer un phénomène mystique par la réduction du débit sanguin dans le lobe pariétal postérieur supérieur ?
En sens contraire, le fait de supposer qu’une entité divine puisse se manifester à la conscience du sujet d’une façon indécelable par les scanners va aussi très loin, et ouvre des pistes complètement nouvelles, sans doute hors d’atteinte pour la science contemporaine.
En tout état de cause, la neurothéologie, par sa démarche même, oblige à poser cette question : considère-t-elle qu’il y a encore un rôle pour la transcendance divine dans une expérience mystique? Et, si oui, est-elle en mesure de l’objectiver ?
Les mystiques qui ont fait l’effort de communiquer leurs expériences ont toujours soutenu que l’unité avec le « divin » ne peut être vécue que si le sujet réussit à transcender la condition subjective de sa propre conscience, pour s’identifier à un « Dieu », ou s’absorber en un « Tout », qui la dépasse entièrement, et la transforme en profondeur.
En revanche, se passant de toute médiation transcendantale, la neurothéologie prétend pouvoir relier directement certains états du cerveau au divin ou à l’ineffable. Elle prétend donc a priori faire l’impasse sur ce qui, dans le cas particulier du christianisme comme dans celui du bouddhisme, se rapporte à une réalité historiquement révélée.
La notion de révélation ne joue aucun rôle dans la démarche neurothéologique. La « méta- théologie » ne fait dépendre la « vérité » d’une religion que de l’observation de phénomènes religieux dûment sélectionnés, en tant qu’ils s’inscrivent dans le cadre de normes statistiques, elles-mêmes déterminées empiriquement. Il n’y a plus aucun rôle donné à la « tradition » ou à la « révélation ». Il n’y a plus non plus aucune reconnaissance donnée à la singularité absolue des individus qui sont les sujets de l’expérience religieuse, mais dont la parole même, ou le témoignage intérieur, ne sont jugés pertinents, parce que ne se laissant pas saisir par le scanner.
Dieu, le grand Tout, ou l’Entité saisie par l’expérience mystique, n’existent plus indépendamment de l’expérience empirique qui en est faite, et à laquelle tout se résume.
Si l’expérience religieuse est censée jeter un pont entre le sujet et le Tout Autre, l’Un, le grand Tout, ou le Vide primordial, alors elle devrait aussi s’accompagner de la conviction accrue que cet Autre, cet Un, ce Tout, ou ce Vide, est à l’origine de la conscience religieuse elle-même, et la surplombe.
L’entité qui s’est fait ainsi connaître dans la conscience du sujet, s’affirme dès lors comme résidant bien au-delà de la zone particulière du cerveau de l’homme qui en a fait l’expérience.
Il devient évident que deux idées radicalement opposées s’affrontent ici.
L’idée que la religion est un simple produit de l’imagination de l’homme, ou qu’elle résulterait d’un certain état neurochimique, s’oppose absolument à l’idée que la conscience humaine est capable de vivre réellement une rencontre avec une altérité radicale, qu’elle est capable d’une vision effectivement transcendante, et, pour cette raison même, échappant aux radars et aux scanners.
L’existence avérée de consciences singulières, capables d’expériences religieuses, et même mystiques, n’est pas non plus incompatible avec le fait que les grandes religions ont transmis leurs traditions et leurs sagesses depuis des millénaires, comme un héritage ou un « trésor » dont on ne peut pas disposer à sa convenance, et que l’on peut encore moins « réduire » empiriquement.
Il est fort probable que les religions ne sont pas nées simplement parce que nous avons certaines structures dans notre cerveau qui semblent s’y prêter. Il faut admettre, au moins comme une hypothèse digne d’intérêt, dans le cadre d’une éventuelle « méta-théologie » à venir, qu’il y ait pu avoir, à certaines époques, des formes de « révélation » dont certains individus humains ont été les témoins, puis les transmetteurs. Chercher la cause de la religion seulement dans la conformation des lobes du cerveau humain est une forme inacceptable de réductionnisme, qui ne peut pas être acceptée dans le cadre d’une discipline qui s’autoproclame « neurothéologique »…
L’approche réductionniste de la religion conduit à ne pas considérer la religion en tant que phénomène numineux, ou en tant que révélation, mais à n’en expliquer que certaines représentations et comportements, sans chercher à aller plus loin. Attribuer le nom de « Dieu » à l’expérience d’unité océanique décrite par la neurothéologie reste donc une interprétation très partielle, très insuffisante, relevant d’une sorte de « neurologie théologisée ».
Du point de vue des grandes religions mondiales (comme le bouddhisme, les monothéismes, mais aussi les divers chamanismes), il est évident que la neurothéologie, dans sa méthode même, ne laisse aucune place pour un concept tel que celui de « révélation », qu’elle soit collective ou personnelle.
Réciproquement, et même si l’on se place du point de vue de la neurothéologie, il semble éminemment réducteur de poser que les grandes religions sont apparues dans l’histoire du monde simplement parce que le cerveau humain serait doté a priori de certaines structures cérébrales.
Du point de vue d’une neurothéologie plus « éclairée », il serait tout à fait possible de penser que les structures du cerveau humain se sont constituées au cours d’une longue évolution, parsemées d’expériences « proto-religieuses » singulières, réalisées par des individus privilégiés, et sans doute déjà prédisposés génétiquement. Ces expériences, dont certaines ont pu d’ailleurs avoir été provoquées par l’ingestion de plantes alcaloïdes ou de fungi enthéogènes, ont contribué, au long de dizaines de millénaires, à faire évoluer les structures cérébrales d’Homo sapiens, d’autant plus qu’elles étaient, en essence, réellement transformatrices, ou inspiratrices.
Poussons ce raisonnement plus loin. D’où vient l’extase mystique ? D’où vient ce que l’on appelle la « révélation » dans les grandes religions mondiales ? Quelle est l’essence de l’expérience du divin ? La neurothéologie ne peut certes pas répondre à ces questions. Ce serait faire trop d’honneur au lobe pariétal postérieur supérieur que de le croire capable d’engendrer ces mystères à lui seul. Les théologies elles-mêmes, notamment juive et chrétienne, mais aussi bouddhiste, n’hésitent pas à prôner une approche « négative » du mystère : elles n’osent parler du Divin qu’en termes prudemment « apophatiques », en se contentant d’essayer de dire ce qu’il n’est pas, ce qu’il ne pourrait pas être.
Peut-être qu’un jour, la science et la théologie se rejoindront sur ce point, se mettront d’accord pour reconnaître l’existence du mystère en tant que tel, et admettront, chacune pour leur part, qu’elles ne pourront jamais visualiser l’invisible, mettre la main sur l’insaisissable, mesurer l’incommensurable, exprimer l’ineffable.
La révélation, l’expérience de la transcendance absolue, le rôle de la tradition comme préservation d’un trésor jadis dispensé, et qu’il ne faut pas laisser disparaître de l’horizon de la conscience, l’importance des communautés humaines dans l’accompagnement des expériences religieuses, le rôle d’une réflexion rigoureuse sur les aspects que les théologies elles-mêmes hésitent à critiquer intellectuellement, ne sont décidément pas pris en compte par la neurothéologie, qui s’en tient à un réductionnisme empirique.
Cependant, il ne faut pas s’en tenir à une position seulement critique contre toute neurothéologie possible. La neurothéologie ne doit pas être complètement dévalorisée en tant que science en devenir. Mais c’est son appellation qui devrait être révisée. Loin d’être « théologique », ou « méta-théologique », la neurothéologie semble servir malgré tout un objectif humaniste, un objectif en quelque sorte « hypo-théologique » ou « para-théologique ». En recherchant une base biologique commune aux religions du monde (ou du moins un « plus grand dénominateur biologique commun »), la neurothéologie offre cet avantage de viser à les rapprocher toutes, en une quête analogue. Elle s’attaque avec ses propres moyens à ce qui reste un immense défi de la recherche, celui de l’inscription de l’esprit et de la conscience dans la matière vivante.
La neurothéologie ne cherche pas seulement à rapprocher, par sa méthodologie, les différentes religions, mais elle relance également le débat sur la relation entre la science et la religion. En cela, la neurothéologie va à l’encontre de l’esprit du temps, qui a trop tendance à accentuer la séparation et l’antagonisme entre différents types de « discours », entre sciences « dures » et sciences « molles », oubliant le fait que si la réalité existe bel et bien en tant que réalité, il devra exister un jour quelque théorie unifiée correspondant à cette unique réalité…
La neurothéologie, en développant des méthodes d’observation basées sur des techniques d’imagerie de plus en plus pointues, ouvre également des champs immenses pour la recherche sur la conscience. Elle permet de s’attaquer à des phénomènes singuliers, exceptionnels, par les moyens de l’objectivation scientifique, alors qu’ils sont non repérables en tant que tels dans les cadres habituels des expériences religieuses de la méditation et de la prière.
Elle met enfin en valeur ce fait, dont on est loin d’avoir épuisé la substantifique moelle : la capacité de la conscience humaine à se dépasser elle-même, à s’outrepasser infiniment, pour se perdre dans le Tout Autre, sans abandonner pour autant son humanité, son individualité, sa personnalité, et tout ce qui en elle ouvre sa singularité à la transcendance.
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iJe remercie le Professeur M. Buydens (Univ. Libre de Bruxelles et Univ. de Liège) de m’avoir communiqué à ce sujet l’article de Kristien Justaert, Faculteit Theologie en Religiewetenschappen, K.U.Leuven, Neurotheology. An Exploration and Theological Assessment, in Collationes n°4 Decembre 2011.
iiWilliam James. Human Immortality. 1898. Ed. Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge.
iii« Don’t ask me », she answered. « That’s a question for a neurotheologian. » « Meaning what? » he asked. « Meaning precisely what it says. Somebody who thinks about people in terms, simultaneously, of the Clear Light of the Void and the vegetative nervous system. The grown-ups are a mixture of Mind and physiology. » Aldous Huxley. Island.
ivCf. aussi Andrew Newberg, Mark Robert Waldman.How God Changes Your Brain: Breakthrough Findings from a Leading Neuroscientist, 2010, ainsi que les travaux de Michael Persinger, Vilayanur Ramachandran, Michael l. Spezio, H. Rodney Holmes, Rawn Joseph, James Ashbrook et Carol R. Albright.
v« Mystical experience is biologically, observably and scientifically real ». Andrew Newberg, Eugene G. D’Aquili. Why God Won’t Go Away: Brain Science and the Biology of Belief.Ballantine Books, 2001, p.7
viAndrew Newberg, Eugene G. D’Aquili. Why God Won’t Go Away: Brain Science and the Biology of Belief.Ballantine Books, 2001
viiAndrew Newberg, Eugene G. D’Aquili. Why God Won’t Go Away: Brain Science and the Biology of Belief.Ballantine Books, 2001, p.174
viii Pascal Boyer. Religion Explained– The Evolutionary Origins of Religious Thought. 2002
ix« Dieu seul et l’âme jouissent l’un de l’autre dans un très profond silence. Il n’y a ici ni acte ni recherche de la part de l’entendement. Le Maître qui l’a créé le tient en repos ; mais il lui permet de voir, comme par une petite fente, ce qui se passe. » Thérèse d’Avila.Le Château intérieur. Traduit de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Payot et Rivages, Paris, 1998, p.363
Après de longues méditations, Thérèse d’Avila a fini par découvrir que son « château intérieur » comportait sept demeures, et que chacune d’entre elles disposait de nombreux appartements et de multiples dépendancesi.
On ne pouvait visiter ces lieux intimes, innombrables, que par l’imagination. Il serait vain de tenter de les concevoir par l’entendement, car celui-ci reste toujours environné d’une sorte de « tintamarre »ii.
Les « bruits » de la pensée sont un obstacle à la perception de ce qu’elle appelait les « goûts », lesquels ne peuvent sourdre que d’une source tranquille, paisible, à la « suavité inexprimable », ressentie seulement au plus profond de l’âme.iii
Le cœur lui-même n’est ni assez intérieur, ni assez profond pour cette source-là, selon Thérèse. Elle en voulait pour preuve les paroles du psalmiste : « Car tu élargis mon cœur »iv.
Ces paroles étaient l’indice qu’il y a un lieu autre que le cœur, un centre véritable de l’âme, dans lequel se trouvent des « secrets » dont Thérèse dit qu’ils la plongeaient dans l’étonnement. Plus étonnant encore, constatait-elle, ce lieu central n’était pas le seul ; à l’évidence, il y en avait beaucoup d’autres, plus secrets encore, et qui lui demeuraient inconnus.v
Malgré tout son étonnement, et même sa stupéfaction, de découvrir en son âme ces lieux secrets, elle savait aussi qu’ils n’étaient que l’occasion d’une ivresse passagère, et que rien du mystère ne lui était encore révélé.vi
Elle chercha dans la littérature des auteurs qui pourraient la mettre sur la piste, lui offrir un début d’explication. L’âme rentrait-elle en elle-même ? S’élevait-elle au-dessus d’elle-même ? Aucune de ces formules ne la satisfaisait. Elle préféra donc s’en tenir à la métaphore du « château intérieur », un château dont les « habitants » sont les « puissances de l’âme ».vii
Les puissances de l’âme, – l’entendement, la mémoire, la volonté -, vivent dans ce château intérieur. Il ne faut pas chercher à guider leur activité, ou suspendre leurs mouvements propres. Elles ont leur rôle à jouer. Il ne faut surtout pas que l’entendement cherche à comprendre ce qu’il s’y passe. Le mieux, pour l’âme, est de rester en silence dans le château, en la présence de son Seigneurviii…
A l’un de ces lieux plus intérieurs que les précédents, Thérèse donnait le nom pluriel de « quatrièmes demeures ». L’âme-châtelaine y avait accès, mais seulement dans une sorte d’« assoupissement ». Il lui fallait donc, par le moyen d’une oraison plus poussée, aller plus loin, vers les « cinquièmes demeures », non pas pour s’y « réveiller », mais au contraire pour s’y « endormir pleinement », pour s’endormir complètement à toutes les choses du monde, et pour s’endormir vis-à-vis de soi.ix
Dans cette dormition profonde, l’âme était comme privée de tout sentiment. Mais c’était là la condition pour parvenir à l’« union ».x Dans cet étrange état d’endormissement, l’âme était complètement « hébétée ». Paradoxalement, elle ne devait plus jamais oublier ces quelques instants de torpeur totale, et dès lors elle ne cessait plus de se rappeler la réalité de cette « sagesse véritable » enfin rencontrée.xi
Thérèse n’était pas naïve. Elle savait bien que ce genre d’expérience, une fois divulguée, pouvait susciter les doutes, les suspicions, et même les moqueries. Elle tenait sa réponse prête.
« Mais, me direz-vous, comment l’âme a-t-elle vu, compris, qu’elle a été en Dieu et Dieu en elle, si durant cet état elle est hors d’état de comprendre et de voir ? Je réponds qu’elle ne le voit point alors, mais qu’elle le voit clairement ensuite, non par une vision, mais par une certitude qui lui reste et que Dieu seul peut lui donner. »xii
Une certitude. Faisons-en lui crédit. Je sais, moi aussi, ce qu’est une certitude, pour moi du moins. J’imagine que le lecteur aussi, a des certitudes, et sait donc ce que, pour lui, représente une certitude. C’est pourquoi je pense que ce que Thérèse pouvait trouver certain devait, en un sens, être d’un niveau de certitude analogue avec le niveau de certitude de ce que je trouve moi-même certain.
Ce raisonnement est un peu lourd, j’en suis conscient, quoique non totalement sans mérite, j’espère. Mais Thérèse avait, quant à elle, de bien meilleures ressources d’expression, dont un usage stimulant de la métaphore. Elle compara par exemple l’âme à un ver à soie. Longtemps les vers à soie, encore à l’état de « semence » sous la forme de « petits grains », restent inactifs sur les feuilles de murier. Mais aux premières chaleurs de l’été, ils éclosent, ils commencent à vivre, ils s’alimentent, ils grandissent, ils tissent leurs cocons de soie, dans lesquels ils se renferment. Puis vient la fin de l’insecte. « Au lieu du ver gros et hideux, il sort de chacun des cocons un petit papillon blanc, d’une beauté charmante. »xiii
Il y a là une image de ce qui arrive à l’âmexiv. Dès que le ver se développe, il commence à filer la soie, et à construire le cocon où il doit mourir, et dont il devra éclore sous une forme entièrement nouvelle. De même, il nous faudra mourir quand nous aurons terminé le cocon pour lequel nous avons été créés. Alors nous verrons Dieu, et nous nous abîmerons en lui, dans sa grandeur, de même que le ver s’abîme dans l’étroitesse soyeuse du cocon.xv
Une telle métamorphose, on s’en doute, ne va pas sans conséquence. Que devient le « soi » quand il sort de sa « soie » ? Peu importe à l’âme, en réalité, la seule chose qui compte, c’est de continuer d’aller de l’avant.xvi D’ailleurs, comme au papillon éclos, il lui vient soudainement des « ailes ». Comment continuer à ramper, ou à n’avancer que pas à pas, alors que l’on peut enfin librement voler ?xvii
Jusqu’où volera ce papillon neuf ? Voudra-t-il revenir se blottir dans son cocon ?
D’autres étonnantes métaphores l’attendent.
Thérèse dit que l’âme arrive alors à la « véritable union » ; elle propose l’image des « fiançailles spirituelles » (image qu’elle qualifie aussitôt de « grossière »)xviii. De plus, cette « union » ne dure que le temps d’un regard.xix
Il est maintenant temps que l’âme, qui a seulement porté un bref regard sur Dieu, sorte de son sommeil.xx
Il est temps qu’elle entre dans les « sixièmes demeures », et qu’elle s’y « réveille ».xxi
Alors, d’autres métaphores viennent décrire ce qui se passe. L’âme se sent « blessée d’une manière très suave »xxii. Son « Époux céleste » l’a « transpercée » d’une « flèche »xxiii.
« Elle sent tout à coup un embrassement délicieux, comme si soudain on répandait en abondance un parfum dont l’odeur pénétrerait tous les sens. »xxiv Elle désire « jouir de Dieu »xxv.
Comme on peut s’y attendre, ce genre d’expérience, rapportée ainsi, suscita « les railleries des confesseurs »xxvi. Comme peut-être celles du lecteur ?
Mais Thérèse ne s’en émut guère. Il s’agissait, précisa-t-elle, essentiellement de « visions intellectuelles ».
« L’oreille intérieure perçoit les paroles de Dieu en des profondeurs de l’âme, si intimes et si secrètes »xxvii.
Ces paroles viennent à l’improviste. Elles ont pour objet des choses auxquelles on n’a jamais pensé. Le sens qu’elles expriment est parfaitement distinct, et « l’âme n’en perd pas une syllabe ».
« Une seule de ces paroles comprend en peu de mots ce que notre esprit ne saurait composer en plusieurs. »xxviii
Les ravissements qui emportent l’âme sont de plusieurs sortes. Thérèse les décrit avec des métaphores conjugales, faute d’en trouver de meilleures : il y a le « désir de posséder l’Époux », « le courage de s’unir à un Souverain tel que lui et le prendre pour époux », d’« épouser le Roi », d’« accepter l’union divine », et de « conclure ces fiançailles ».xxix
Que les esprits sarcastiques ne s’y méprennent pas : « Je parle de ravissements, qui soient bien des ravissements et non des faiblesses de femme. »xxx
Ils ne sont en rien comparables à un « évanouissement » ou une « perte de connaissance », mais ils sont un « éveil » aux choses divines.xxxi
Là encore, Thérèse avait dû affronter ses confesseurs, souvent pieux, parfois doctes, mais vraisemblablement sceptiques ou ironiques. Elle évoqua par avance les objections qui pourraient lui être faites par des lecteurs dubitatifs. Elle s’en tira par une pirouette, dont on ne peut pas dire qu’elle n’était pas sincère.
« Mais, me direz-vous, si les facultés et les sens sont tellement absorbés qu’on peut les dire morts, comment l’âme peut-elle comprendre cette faveur ? Je n’en sais rien, vous répondrai-je ; et peut-être personne n’en sait-il plus que moi. »xxxii
Elle pouvait cependant raconter certaines des visions dont elle eut la faveur. Pour d’autres, les plus élevées et les plus « intellectuelles », les mots lui manquaient.xxxiii
Ceci n’était pas très étonnant. Moïse lui-même ne raconta de sa vision du buisson ardent que ce que l’Éternel voulut bien qu’il en rapportât.xxxiv
Après tout, nous ne sommes que des « vers de terre »xxxv. Comment pourrions-nous entrer dans la connaissance de ces grandeurs ?
Tout ce que l’on peut dire, c’est que Dieu habite en nous, et qu’il a dans notre âme son appartement secret.xxxvi On est parfois admis à y jeter un regard, mais après coup on n’en pourra rien dire de précis, exceptée l’absolue assurance de l’avoir entrevu.xxxvii
On peut aussi affirmer que c’est là, dans cet appartement secret, que Dieu attire toute l’âme à lui et la « traite comme son épouse »xxxviii.
Ajoutons que, quelle que soit sa force, sa puissance, ce ravissement dure peuxxxix.
Il faut aussi savoir que s’il y a de « véritables » ravissements, il y en a aussi de « faux » et de « feints »xl.
Quant aux « véritables ravissements », il en est de plusieurs natures, très différentes.
L’un de ces genres de ravissement, Thérèse l’appelle le « vol de l’esprit »xli.
Alors, c’est Dieu lui-même qui opère le rapt. Il enlève l’âme, et parfois le corps avec l’âmexlii.
Ce ravissement paraît séparer l’âme du corps, et l’on peut avoir le sentiment de la mort proche, mais on ne meurt pas.xliii D’ailleurs, l’âme est-elle vraiment séparée du corps ? Cela même on ne peut le savoir. Ce qui est certain, c’est que l’âme a le sentiment d’être entièrement hors d’elle-même.xliv
L’important est que, par là, on obtient un genre de connaissance qui est au-delà de toute expression.xlv
Que retient-on d’une expérience si haute, si ineffable ?
Trois choses essentielles, semble-t-il.
D’abord, une connaissance de Dieu et une idée de sa grandeur. Ensuite une connaissance de nous-mêmes et un sentiment d’humilité. Enfin, un souverain mépris pour toutes les choses de la terre.xlvi
Ces savoirs, une fois acquis, sont indestructibles. Ils ne passeront plus. On ne les oubliera plus jamaisxlvii
Fondatrice d’un ordre religieux, dans des temps difficiles, Thérèse d’Avila était sans aucun doute une femme forte. Elle était même une femme dure. C’est du moins ce qu’elle dit d’elle-même : « Je ne suis point tendre, et j’ai au contraire le cœur si dur que cela me cause quelquefois de la peine. »xlviii Mais, dans l’extase, cette dureté fondait comme au feu d’un alambic.xlix
Ailleurs, Thérèse compare l’extase à une « suspension » de tous les puissances de l’âme.l Et selon une autre métaphore encore, Thérèse dit que l’extase vient « tout à coup »li, et qu’elle lui vient comme « un coup », et « comme une flèche de feu »lii. Aussitôt ces mots employés (« coup », « flèche de feu »), elle semble regretter leur inexactitude, leur imprécision. Ces expressions s’appuient encore trop sur des comparaisons corporelles, charnelles, alors que tout se passe « au plus profond et au plus intime de l’âme ».
L’extase dure peu, on l’a déjà dit, mais Thérèse le répète. Cette durée éphémère suffit pourtant pour que tout le corps en soit « disloqué », et l’âme totalement « embrasée ».liii
Aussitôt après, l’âme « sent une solitude extraordinaire »liv, et « se meurt du désir de mourir »lv.
Malgré tout ce que l’âme a déjà vu et ressenti, et les extrémités qu’elle semble avoir atteint, il lui reste encore à entrer dans les « septièmes demeures ». Plus elle y pénètre, plus elle comprend qu’elle ne comprend pas tous les secrets qu’elle enferme en elle-même.lvi
Ces « septièmes demeures » sont, dans l’âme, celles où réside Dieu. De fait, il ne réside pas seulement dans ses Cieux, semble-t-il. On pourrait dire que ces « septièmes demeures » de l’âme sont en quelque sorte un « autre ciel ».lvii
Thérèse souligne la profondeur et l’élévation de cette métaphore. L’âme n’est pas simplement un petit « coin du monde, étroit et resserré ». L’âme est elle-même un « monde », un monde si vaste qu’il contient toutes les demeures déjà décrites, et qu’il contient même le lieu où Dieu lui-même se tient.lviii L’âme sait alors que Dieu veut l’introduire dans sa propre demeure.lix
A quoi ressemble cette divine demeure ?
Thérèse ne peut en dire que ceci : c’est « un abîme très profond »lx.
Que s’y passe-t-il alors ? – Il s’y célèbre le mariage spirituel de l’âme et de Dieu.lxi
Dans le centre le plus intérieur de l’âme, cet endroit où Dieu lui-même habite, s’opère une « mystérieuse union ».lxii
Comment la décrire ? Ce n’est pas chose facile. Une formule, peut-être, en donne une idée : « L’esprit de l’âme devient une même chose avec Dieu ».lxiii
Une autre métaphore est celle de l’eau de pluie qui, en tombant, se confond avec l’eau de la rivière, l’eau du ciel se mêlant intimement à l’eau de la terre.lxiv
Désormais, Dieu vit dans l’âme, sans qu’on puisse les séparer. Le plus étonnant, c’est que l’âme n’a désormais même plus le désir de sortir du corps, de s’élever en extase, pour jouir de la vue de Dieu, comme elle le faisait auparavantlxv. Elle jouit déjà de Dieu, et Dieu d’elle, en silence.
Dans cette jouissance profonde et silencieuse, dans ce colloque singulier de l’âme et de Dieu, l’entendement humain n’a aucune part. Mais il n’est pas totalement évincé, absent. Si haute est la capacité de la conscience, ou plutôt de la conscience de la conscience, qu’elle est admise à « voir » ce qui se passe entre Dieu et l’âme, « comme par une petite fente »lxvi.
Thérèse elle-même en était surprise. Elle qui avait connu nombre d’extases sans pareilles, n’en a plus le goût, ni le besoin.lxvii A la place, elle ressent tout autre chose. Dans cette « septième demeure », son âme est pénétrée en permanence d’une « force surnaturelle », qui se communique à toutes ses « puissances », c’est-à-dire à son intelligence, à sa mémoire et à sa volonté, – bref, à tout son « château intérieur »lxviii.
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i« Je n’ai parlé que de sept demeures ; mais chacune d’elles a comme divers appartements, très nombreux, les uns en bas, les autres en haut, et d’autres aux côtés, avec des beaux jardins, des fontaines et tant d’objets si ravissants. » Thérèse d’Avila. Le Château intérieur. Traduit de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Payot et Rivages, Paris, 1998, p.384
ii« J’ai eu quelquefois bien à souffrir de ce tintamarre de l’esprit ; il n’y a guère plus de quatre ans, je connus par expérience que la pensée (ou mieux l’imagination) n’est pas la même chose que l’entendement (…) Confondant jusque-là l’un avec l’autre, je ne pouvais concevoir que l’entendement eût quelquefois tant de peine à prendre son essor, tandis que d’ordinaire l’imagination prend si soudainement son vol, que Dieu seul peut l’arrêter, comme il le fait lorsque nous croyons être en quelque sorte dégagés de notre corps. Je ne m’expliquai pas ce qui se passait en moi : d’un côté, les puissances de mon âme me paraissaient occupées de Dieu et recueillies en lui, et, de l’autre, mon imagination était si troublée, que j’en étais hors de moi. » Thérèse d’Avila. Le Château intérieur. Traduit de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Payot et Rivages, Paris, 1998, p.117-118
iii« Je dirai que les contentements ressemblent à l’eau que l’on fait venir par des aqueducs. En effet, c’est par nos pensées, c’est en fatiguant l’entendement dans la considération des créatures, que nous les obtenons. Enfin, ils sont l’ouvrage de notre industrie, de nos efforts, et de là procède le bruit dont j’ai parlé, qui accompagne le profit qu’ils apportent à l’âme. Les goûts, au contraire, ressemblent à l’eau qui jaillit de la source même. Dieu est la source, et quand il lui plaît de nous accorder une faveur surnaturelle, c’est au milieu d’une paix, d’une tranquillité, d’une suavité inexprimable qu’il produit ses goûts au plus intime de notre âme. Jusqu’à quelle profondeur, et comment Dieu opère-t-il ? Je ne le sais point. » Thérèse d’Avila. Le Château intérieur. Traduit de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Payot et Rivages, Paris, 1998, p.126
ivPs. 119,32. כִּי תַרְחִיב לִבִּי (Ki tarḥiv libbi).
v« Dans ce verset Dilatasti cor meum, le prophète dit que Dieu a dilaté son cœur. Cependant je ne vois pas, comme je l’ai remarqué, que ce plaisir prenne naissance dans le cœur ; il vient d’un lieu encore plus intérieur, et comme d’un endroit profond. Je pense que ce lieu doit être comme le centre de l’âme, comme je l’ai compris depuis et le dirai dans la suite. En vérité, ce que je découvre de secrets au-dedans de nous me jette souvent dans l’étonnement ; et combien doit-il en avoir d’autres qui me sont inconnus ! » Thérèse d’Avila. Le Château intérieur. Traduit de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Payot et Rivages, Paris, 1998, p.127
vi« Il ne me paraît pas qu’alors les puissances de l’âme soient unies à Dieu ; il me semble seulement qu’elles sont comme enivrées et stupéfaites des merveilles qu’elles découvrent. (…) Car l’âme, je le répète, ne peut comprendre ni les grâces dont Dieu la favorise alors, ni l’amour avec lequel il l’approche de lui.» Ibid. p.129 et p.130
vii« Les auteurs qui traitent de cette matière disent tantôt que l’âme rentre en elle-même, tantôt que parfois elle s’élève au-dessus d’elle. Avec ces termes, j’avoue que je ne saurais rien expliquer. (…) Le château intérieur, dont l’image me sert à expliquer ma pensée, a des habitants qui sont les sens et les puissances de l’âme. » Ibid. p.133 et p.134
viii« A mon avis, ce qui convient le mieux à l’âme, que Notre Seigneur a daigné placer dans cette demeure, c’est ce que j’ai dit. Sans violence, sans bruit, elle doit tâcher d’arrêter l’activité de l’entendement ; mais qu’elle n’essaye point de le suspendre, non plus que la mémoire, car il est bon qu’il se rappelle et que Dieu est présent et quel est ce grand Dieu. Si ce qu’il éprouve à l’intérieur le ravit, qu’il se laisse faire ; mais qu’il ne cherche point à comprendre ce qui le ravit. » Ibid. p.140
ix« N’imaginez pas que cette nouvelle oraison soit, comme la précédente, une sorte d’assoupissement ; je dis bien un assoupissement, parce que, dans l’oraison des goûts divins ou de quiétude, il semble bien que l’âme n’est ni bien endormie ni bien éveillée, mais qu’elle sommeille. Ici, au contraire, l’âme est endormie, pleinement endormie à toutes les choses du monde et à elle-même. » Ibid. p.153-154
x« Durant le peu de temps que l’union dure, elle est comme privée de tout sentiment et,, quand elle le voudrait, elle ne pourrait penser à rien.(…) Elle est comme absolument morte aux choses du monde, pour mieux vivre en Dieu. (…) L’âme, sans être encore détachée de ce poids terrestre, semble s’en dégager pour s’unir plus intimement à Dieu. » Ibid. p.154
xi« Quoi que l’on vous dise des grandeurs de Dieu, croyez qu’elles vont encore infiniment au-delà. (…) Dieu rend l’âme comme hébétée, afin de mieux imprimer en elle la véritable sagesse. Elle ne voit, ni n’entend, ni ne comprend, pendant qu’elle demeure unie à Dieu. (…) Quand elle revient à elle, il lui est impossible de douter qu’elle n’ait été en Dieu et Dieu en elle ; et cette vérité lui a laissé une telle impression, que, dût-elle passer plusieurs années sans être de nouveau élevée à cet état, elle ne pourrait ni oublier la faveur qu’elle a reçue, ni douter de sa réalité. » Ibid. p.159
xiv« Ce qui arrive à ce ver est l’image de ce qui arrive à l’âme ». Ibid. p.165
xv« Meure ensuite, meure notre ver à soie, comme l’autre, quand il a terminé l’ouvrage pour lequel il a été créé. Alors nous verrons Dieu, et nous nous trouverons aussi abîmées dans sa grandeur, que ce ver l’est dans sa coque. (…) Il meurt entièrement au monde , et se convertit en un beau papillon blanc.» Ibid. p.167
xvi« Cette âme ne se connaît plus elle-même. Entre ce qu’elle était et ce qu’elle est, il y a autant de différences qu’entre un vilain ver et un papillon blanc. (…) L’âme que Dieu a daigné élever à cet état verra de grandes choses, si elle s’efforce d’aller plus avant. » Ibid. p.168
xvii« Comment ne pas bénir le Seigneur en voyant l’inquiétude de ce papillon, qui n’a pourtant jamais goûté dans sa vie plus de calme et de repos ? Il ne sait où aller ni où s’arrêter. (…) Il méprise maintenant son travail d’autrefois, lorsque, simple ver, il formait peu à peu le tissu de sa coque. Des ailles lui sont venues : comment, pouvant voler, se contenterait-il d’aller pas à pas ! » Ibid. p.169
xviii« Vous avez souvent entendu dire que Dieu contracte avec les âmes des fiançailles spirituelles. (…) Cette comparaison, je l’avoue, est grossière. Mais je n’en sais point qui exprime mieux ma pensée que le sacrement de mariage. (…) Ici c’est l’amour qui s’unit à l’amour, et toutes ses opérations sont ineffablement pures, délicates, suaves. (…) Or, selon moi, l’union ne s’élève point jusqu’aux fiançailles spirituelles. » Ibid. p.189
xix« Tout se passe très vite, parce qu’il n’y a pas là à donner et à recevoir. Ce n’est qu’une vue de l’âme ; l’âme ne fait que voir d’une manière mystérieuse qui est son futur époux. Ce que les sens et l’intelligence ne lui apprendraient pas en des années et des siècles, elle le voit d’un regard. » Ibid. p.190
xx« Une âme qui prétend à être l’épouse d’un Dieu, et à qui ce Dieu s’st déjà communiqué par de si grandes faveurs, ne saurait, sans infidélité, s’abandonner au sommeil. » Ibid. p.195
xxi« Notre-Seigneur la réveille tout à coup comme par un éclair ou par un coup de tonnerre. » Ibid. p.216
xxxi« Ceci n’est pas comme un évanouissement où l’on est privé de toute connaissance, tant intérieure qu’extérieure. Ce que je sais, moi, des âmes ainsi ravies, c’est que jamais elles ne furent plus éveillées aux choses de Dieu. » Ibid. p.240
xxxiii« Quand l’âme est ainsi enlevée, Notre-Seigneur lui découvre, en des visions imaginaires, quelques-uns de ses secrets, des choses du ciel, par exemple ; ces visions-là, on peut les raconter, et elles demeurent tellement gravées dans la mémoire qu’on ne saurait jamais les oublier. Quand les visions sont intellectuelles, l’objet en est quelquefois si élevé, que les mots manquent pour le traduire. » Ibid. p.241
xxxiv« Moïse ne put pas dire tout ce qu’il avait vu dans le Buisson ; il dit seulement ce que Dieu lui permit d’en rapporter » Ibid. p.242
xxxvi« Dieu habite en nous et il doit y avoir quelque appartement privé. Malgré l’extase, Notre-Seigneur ne permet pas toujours que l’âme voie les secrets de cet appartement. » Ibid. p.244
xxxvii« Quelquefois pourtant il plaît à Dieu de la tirer de l’ivresse extatique pour lui montrer rapidement les merveilles du lieu ; et lorsqu’elle revient à elles, elle se souvient qu’elle les a vues. Mais elle ne peut rien dire de précis. » Ibid. p.245
xxxviii« Lorsque le ravissement se produit, Notre-Seigneur attire toute l’âme à lui, et la traite comme sa chose propre et son épouse. » Ibid. p.246
xxxix« En somme, cette grande extase passe vite. Après le ravissement, durant le reste du jour et quelquefois durant plusieurs jours, la volonté reste saisie, et l’entendement hors de soi ; l’âme est, ce semble, incapable de s’appliquer à autre chose qu’à aimer Dieu. » Ibid. p.249
xl« Je ne sais si j’ai donné quelque intelligence de ce qu’est un ravissement. Je dis quelque intelligence, car la donner pleine et entière est impossible. (…) A l’aide de ce que j’ai dit on pourra discerner les véritables ravissements de ceux qui sont faux et connaître la différence de leurs effets. Je dis ravissements faux, et non pas feints, parce que ceux qui les ont n’ont pas dessein de tromper, mais sont trompés. Comme, chez eux, les effets ne répondent pas à la faveur qu’ils croient avoir reçue, leurs prétendus ravissements deviennent un objet de risée. » Ibid. p.251
xli« Il y a une autre sorte de ravissement, que j’appelle, moi, le vol de l’esprit.(…) L’âme est emportée d’un mouvement si soudain et si rapide, l’esprit est enlevé à lui-même avec une telle vitesse qu’on éprouve, surtout dans les commencements un grand effroi. (…) Pensez-vous qu’une personne, dans le plein usage de sa raison, n’éprouve qu’un léger trouble, lorsqu’elle se sent ainsi enlever l’âme, et le corps quelquefois avec l’âme ? » Ibid. p.253
xlii« Avec la même facilité qu’un géant enlève une paille, le Fort des forts, notre grand Dieu, enlève l’esprit. (…) Ce grand Dieu supprime soudain toutes les digues. (…) Une vague se forme, énorme, impétueuse, qui soulève la petite nacelle de notre âme-papillon. » Ibid. p.254-255
xliii« Ce ravissement impétueux de l’esprit paraît véritablement séparer l’esprit du corps. Néanmoins la personne n’en meurt pas. » Ibid. p.257
xliv« Pendant que tout cela se passe, l’âme est-elle unie au corps ou en est-elle séparée ? Je ne sais ; du moins je en jugerais de rien. (…) L’âme, qui n’est pas plus distincte de l’esprit que le soleil de ses rayons, peut, en restant où elle est, pourvu seulement que le vrai soleil de Justice l’échauffe, lancer le meilleur de sa substance au-dessus d’elle-même. Je ne sais ce que je dis ; ce qui est vrai, c’est qu’avec la rapidité d’une balle de mousquet, il se produit dans l’âme un mouvement, que j’appelle un vol de l’esprit, faute d’un nom meilleur. Ce vol est sans bruit, mais il se fait sentir à l’âme d’une manière si manifeste que l’illusion sur ce point est absolument impossible. Autant que je puis en juger, l’âme est entièrement hors d’elle-même, et Dieu lui découvre alors des choses admirables. » Ibid. p.259
xlv« Il lui semble être tout entière dans une autre région, complètement différente de celle où nous sommes ; elle y voit une lumière si supérieure à la nôtre que, dût-elle passer sa vie à combiner divers éléments pour l’obtenir, elle n’y arriverait pas ; enfin elle se trouve en un instant instruite de tant de choses merveilleuses qu’elle n’aurait pu, avec tous ses efforts, s’en imaginer, en plusieurs années,, la millième partie. Cela n’est point une vision intellectuelle, mais imaginaire, dans laquelle on voit plus clairement des yeux de l’âme que nous ne voyons à présent des yeux du corps. On n’entend pas de paroles ; on comprend toutefois beaucoup de choses. » Ibid. p.258
xlix« Sa dureté n’empêche pas néanmoins que, lorsque Dieu l’embrase de son amour, il ne distille comme un alambic. » Ibid. p.268
l« Le divin Maître suspend toutes les puissances de l’âme, aidant ainsi sa faiblesse, afin que, ravie hors d’elle-même, elle puisse s’unir à son Dieu. » Ibid. p.304
li« L’âme est en oraison, elle jouit d’une entière liberté de ses sens, et tout à coup Notre-Seigneur la fait entrer dans une extase, où il lui découvre de grands secrets qu’elle croit voir en Dieu même. C’est une vision intellectuelle, qui fait connaître à l’âme de quelle manière toutes les choses se voient en Dieu, et comment elles sont toutes en lui. » Ibid. p.316
lii« A la moindre parole qui lui rappelle que la mort tarde à venir, soudain, sans savoir ni d’où ni comment, il lui vient un coup , et comme une flèche de feu. Je ne dis pas que ce soit une flèche ; mais quoi que ce puisse être, il est évident que notre nature n’y est pour rien. Ce n’est pas non plus un coup, bien que j’emploie le mot ; car la blessure qu’on reçoit est pénétrante. Et cette blessure n’est point faite à l’endroit où nous ressentons les blessures ordinaires, mais au plus profond et au plus intime de l’âme. » Ibid. p.322
liii« Quoique cette extase dure peu, les os du corps en demeurent disloqués. Le pouls est aussi faible que si l’on était sur le point de rendre l’âme, mais tandis que la chaleur naturelle manque et s’éteint, l’âme, au contraire, se sent tellement embrasée par le feu de son amour, qu’avec quelques degrés de plus, elle irait, selon ses désirs, se jeter dans les bras de Dieu. » Ibid. p.324
lvi« Bien que chacun de nous ait une âme (…) nous ne comprenons point les admirables secrets qu’elle renferme. » Ibid. p.336
lvii« Lorsqu’il plaît à Notre-Seigneur d’avoir compassion d’une âme qu’il s’est choisie pour épouse et qui souffre si fort du désir de le posséder, il veut, avant le mariage spirituel, la faire entrer dans cette septième demeure qui est la sienne. Car le ciel n’est pas son seul séjour ; il en a aussi un dans l’âme, séjour où il demeure lui seul et que l’on peut nomme un autre ciel. » Ibid. p.337
lviii« Nous devons nous représenter l’âme, non pas comme un coin du monde étroit et resserré, mais comme un monde intérieur, où se trouvent ces nombreuses et resplendissantes demeures que je vous ai fait voir ; il le faut bien, puisqu’il y a dans cette âme une demeure pour Dieu lui-même. » Ibid. p.339
lix« Dieu fait tomber les écailles des yeux de l’âme et il veut, dans sa bonté, que l’âme, d’une manière étrange mais réelle, voie et comprenne quelque chose de la grâce dont il daigne l’honorer. Dieu l’introduit donc dans sa propre demeure par une vision intellectuelle. » Ibid. p.340
lx« [Ces divines Personnes] sont dans l’intérieur de son âme, dans l’endroit le plus intérieur, et comme dans un abîme très profond ; cette personne, étrangère à la science, ne saurait dire ce qu’est cet abîme si profond, mais c’est là qu’elle sent en elle-même cette divine compagnie. » Ibid. p.341
lxi« Elle n’avait jamais vu le divin Maître se montrer ainsi dans l’intérieur de son âme. Il faut savoir que les visions des demeures précédentes diffèrent beaucoup de celles de cette dernière demeure ; de plus, entre les fiançailles et le mariage spirituel, il y a la même différence qu’ici-bas entre de simples fiancés et de vrais époux. » Ibid. p.346
lxii« Cette mystérieuse union se fait au centre le plus intérieur de l’âme, qui doit être l’endroit où Dieu lui-même habite. » Ibid. p.346
lxiii« Ce que Dieu communique à l’âme en un instant, est un secret de grâce si élevé, si délicieux aussi, que je ne sais à quoi le comparer. Il semble que Notre-Seigneur veuille en ce moment lui révéler la gloire du ciel par un mode sublime, dont n’approche aucune vision ni aucun goût spirituel. Tout ce que j’en puis dire, et tout ce que j’en comprends, c’est que l’âme, ou mieux l’esprit de l’âme, devient une même chose avec Dieu. » Ibid. p.347
lxiv« L’union est comme la flamme, la mèche et la cire qui ne forment qu’un seul cierge, mais qui peuvent également se diviser et subsister séparément. L’union du mariage spirituel est plus intime : c’est comme l’eau qui, tombant du ciel dans une rivière ou une fontaine, s’y confond tellement avec l’autre eau qu’on ne peut plus ni séparer ni distinguer l’eau de la terre et l’eau du ciel. » Ibid. p.348
lxv« Quand même elles auraient la certitude d’aller, au sortir de la prison du corps, jouir de la vue de Dieu, elles n’en seraient pas touchées ; la pensée de la gloire des saints ne leur dit rien, parce qu’elles ne désirent plus ni cette vue, ni cette gloire. Leur gloire à elles, c’est d’aider en quelque manière le divin Crucifié. » Ibid. p.359
lxvi« Dieu seul et l’âme jouissent l’un de l’autre dans un très profond silence. Il n’y a ici ni acte ni recherche de la part de l’entendement. Le Maître qui l’a créé le tient en repos ; mais il lui permet de voir, comme par une petite fente, ce qui se passe. » Ibid. p.363
lxvii« Ce qui me surprend, c’est que l’âme arrivée à cet état n’a presque plus de ces ravissements impétueux dont j’ai parlé ; les extases mêmes et les vols d’esprit deviennent très rares, et ne lui arrivent presque jamais en public, ce qui auparavant était très ordinaire. » Ibid. p.363
lxviii« La force surnaturelle, dont l’âme est pénétrée dans cette septième demeure, se communique aux puissances, aux sens, à tout ce château intérieur. » Ibid. p.376
Ne se contentant pas de douze dieux, les Grecs anciens adoraient également le « Dieu Inconnu » (Ἄγνωστος Θεός, Agnostos Theos ). Paul de Tarse s’avisa de la chose et décida d’en tirer parti, suivant ses propres fins. Il fit un discours sur l’agora d’Athènes :
« Athéniens, à tous égards vous êtes, je le vois, les plus religieux des hommes. Parcourant en effet votre ville et considérant vos monuments sacrés, j’ai trouvé jusqu’à un autel avec l’inscription : « Au Dieu inconnu ». Eh bien ! ce que vous adorez sans le connaître, je viens, moi, vous l’annoncer.»i
Paul faisait preuve d’audace, mais pas de présomption, en affirmant ainsi implicitement l’identité du « Dieu inconnu » des Grecs et du Dieu unique dont il se voulait l’apôtre.
La tradition du ‘Dieu inconnu’ n’était certes pas une invention grecque. Elle remonte sans doute à la nuit des temps, et fut célébrée par plusieurs religions anciennes. On la trouve ainsi dans le Véda, plus de deux mille ans avant que Paul ne l’ait croisée lui-même, par hasard, dans les rues d’Athènes, et plus d’un millénaire avant Abraham. A cette époque reculée, les prêtres védiques priaient déjà un Dieu unique et suprême, créateur des mondes, appelé Prajāpati, littéralement le « Seigneur (pati) des créatures (prajā)».
Dans le Rig Veda, ce Dieu unique est aussi évoqué sous le nom क (Ka), dans l’hymne 121 du 10ème Mandala. En sanskrit, ka correspond aussi au pronom interrogatif « qui ? ».
Le Dieu Ka. Le Dieu « Qui ? ». Économie de moyens. Puissance d’évocation, subsumant tous les possibles, enveloppant les âges, les peuples, les cultures. C’était là peut-être une manière toute grammaticale de souligner l’ignorance des hommes quant à la nature du Dieu suprême, ou bien encore une subtile façon d’ouvrir grandes les portes des interprétations possibles à quiconque rencontrait subrepticement ce nom ambigu, – qui était aussi un pronom interrogatif.
En psalmodiant l’Hymne 121ii, les célébrants védiques reprenaient comme un refrain, à la fin des neuf premiers versets, cette mystérieuse formule:
कस्मै देवायहविषा विधेम
kasmai devāya haviṣā vidhema.
Mot-à-mot, on peut la décomposer ainsi :
kasmai = « à qui ? » (kasmai est le datif de ka, lorsque ce pronom est à la forme interrogative).
devāya = « à Dieu » (le mot deva, « brillant », « dieu », est aussi mis au datif).
haviṣā = « le sacrifice ».
vidhema = « nous offrirons ».
Une brève revue de traductions marquantes donnera une idée des problèmes rencontrés.
Dans sa traduction de ce verset, Alexandre Langlois, premier traducteur du Rig Veda en français, a décidé d’ajouter (entre parenthèses) un mot supplémentaire, le mot « autre », dont il a pensé qu’il permettait de clarifier l’intention de l’auteur de l’hymne:
« A quel (autre) Dieu offririons-nous l’holocauste ? »iii
John Muir propose simplement (et assez platement) : « To what god shall we offer our oblation? »iv (« A quel dieu offrirons-nous notre oblation? »)
Max Müller traduit en ajoutant également un mot, « who » (qui ?), redoublant « whom », (à qui ?): « Who is the God to whom we shall offer sacrifice? »v, soit : « Qui est le Dieu à qui nous offrirons le sacrifice ? »
Alfred Ludwig, l’un des premiers traducteurs du Rig Veda en allemand, n’ajoute pas de mot supplétif. En revanche il ne traduit pas le mot «ka », ni d’ailleurs le mot havis (« sacrifice »). Il préfère laisser au nom Ka tout son mystère. La phrase prend alors une tournure affirmative :
« Ka, dem Gotte, möchten wir mit havis aufwarten. » Soit en français: « À Ka, au Dieu, nous souhaiterions présenter le sacrifice. »
Un autre traducteur allemand de la même époque, Hermann Grassmann, traduit quant à lui : « Wem sollen wir als Gott mit Opfer dienen ? »vi, soit : «À qui, comme Dieu, devons-nous offrir le sacrifice? ».
Une traduction allemande datant des années 1920, celle de Karl Friedrich Geldnervii, change la tournure de la phrase en tirant partie de la grammaire allemande, et en reléguant le datif dans une proposition relative, ce qui donne:
« Wer ist der Gott, dem wir mit Opfer dienen sollen? », soit : « Qui est le Dieu à qui nous devons offrir le sacrifice ? ».
Les nombreuses traductions de ce célèbre texte peuvent être regroupées en deux types, celles qui s’attachent au sens littéral, et s’efforcent de respecter les contraintes très précises de la grammaire sanskrite. Les secondes visent surtout à pénétrer la signification profonde des versets en s’appuyant sur des références plus larges, fournies par des textes ultérieurs, comme les Brahmaṇas.
Max Müller, quant à lui, reconnaît dans la question ‘Kasmai devâya havishâ vidhema’ l’expression d’un désir sincère de trouver le vrai Dieu. Aux yeux du poète védique, ce Dieu reste toujours inconnu, malgré tout ce qui a déjà pu être dit à son sujet. Müller note aussi que seul le dixième et dernier verset de l’Hymne X,121 donne au Dieu son nom Prajāpati. Ne révéler ce nom qu’à la fin de l’hymne en identifiant Ka à Prajāpati peut paraître un peu étrange. Cela peut sembler naturel d’un point de vue théologique, mais ce n’est pas du tout approprié poétiquement, souligne Müller (« To finish such a hymn with a statement that Pragâpati is the god who deserves our sacrifice, may be very natural theologically, but it is entirely uncalled for poetically. »viii)
Il pense aussi que cette phrase en forme de ritournelle devait être familière aux prêtres védiques, car une formulation analogue se trouve dans un hymne adressé au Vent, lequel se conclut ainsi : « On peut entendre son ‘son’, mais on ne le voit pas – à ce Vâta, offrons le sacrifice »ix.
Müller ajoute encore : « Les Brâhmans ont effectivement inventé le nom Ka de Dieu. Les auteurs des Brahmaṇas ont si complètement rompu avec le passé qu’oublieux du caractère poétique des hymnes, et du désir exprimé par les poètes envers le Dieu inconnu, ils ont promu un pronom interrogatif au rang de déité »x.
Dans la Taittirîya-samhitâxi, la Kaushîtaki-brâhmanaxii, la Tândya-brâhmanaxiii et la Satapatha-brâhmanaxiv, chaque fois qu’un verset se présente sous une forme interrogative, les auteurs disent que le Ka en question est Prajapati. D’ailleurs tous les hymnes dans lesquels se trouvait le pronom interrogatif Ka furent appelés Kadvat, c’est-à-dire ‘possédant le kad – ou le « quid»’. Les Brahmans formèrent même un nouvel adjectif s’appliquant à tout ce qui était associé au mot Ka. Non seulement les hymnes mais aussi les sacrifices offerts au Dieu Ka furent qualifiés de ‘Kâya’,xv ce qui revenait à former un adjectif à partir d’un pronom…
Au temps de Pāṇini, célèbre grammairien du sanskrit, le mot Kâya n’était plus depuis longtemps un néologisme et faisait l’objet d’une règle grammaticale expliquant sa formationxvi. Les commentateurs n’hésitaient pas alors à expliquer que Ka était Brahman. Mais cette période tardive (deux millénaires après les premiers hymnes transmis oralement) ne peut suffire à nous assurer du bien-fondé de ces extrapolations.
Remarquons encore que du point de vue strictement grammatical, ka ne se met à la forme dative (kasmai) que s’il s’agit d’un pronom interrogatif. Si Ka est considéré comme un nom propre, alors, il devrait prendre au datif la forme Kâya. Est-ce à dire que kasmai dans l’hymne X,121 serait un solécisme ? Ou est-ce à dire que kasmai, par son datif, prouve que Ka n’est pas le nom de Dieu, mais un simple pronom ? C’est une alternative embarrassante…
Trouve-t-on des questions de grammaire comparables dans d’autres religions ?
Le Dieu « Qui ? » du Véda n’est pas rapports avec le Dieu unique de l’Avesta qui déclare dans les Yashts : « Ahmi yat ahmi » (« Je suis qui je suis »)xvii. Max Müller explique que Zarathushtra s’adressa ainsi au Dieu suprême : « Révèle moi Ton Nom, ô Ahura Mazda !, Ton Nom le plus haut, le meilleur, le plus juste, le plus puissant (…) ». Et Ahura Mazda répondit : « Mon Nom est l’Un, qui est en question, ô saint Zarathushtra ! »xviii. Le texte avestique dit : « Frakhshtya nâma ahmi », ce qui signifie « One to be asked by name am I », selon la traduction de Max Müllerxix. Je propose cet équivalent : « Je suis l’Un, dont un des noms est ‘Qui’ »…
Ces étranges formulations, tant védiques qu’avestiques, font irrésistiblement penser au Dieu de l’Exode, qui répondit à la question de Moïse lui demandant son Nom : אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה , ehyeh asher ehyeh, « Je suis qui je suis ».
La grammaire hébraïque ne distingue pas entre le présent et le futur. On pourrait donc comprendre également : « Je serai qui je serai. » Mais la question principale n’est pas là.
Dieu prononce ici trois mots.
D’abord, אֶהְיֶה, ehyeh, « Je suis ».
Ensuite, אֲשֶׁר, asher, « Qui ».
Et enfin, אֶהְיֶה, ehyeh, « Je suis », prononcé une seconde fois.
Les commentateurs de cette célèbre formule mettent tous l’accent sur le verbe אֶהְיֶה, ehyeh.
Je propose de considérer que c’est en réalité le mot אֲשֶׁר, asher, qui est au ‘centre’ du « Nom de Dieu ». Il est accompagné, à sa droite et à sa gauche par les deux noms אֶהְיֶה ehyeh, comme deux ailes éblouissantes…
Autrement dit l’essence intérieure de Dieu est tout entière dans ce « Qui ». Les deux noms « Je suis » représentent un attribut divin, celui de l’« être ».
L’essence est cachée dans le « Qui », l’existence et l’être (« Je suis ») l’accompagnent, et sont en sa Présence…
Pourquoi cette hypothèse ? Parce qu’elle offre l’occasion d’une curieuse comparaison entre une religion ancienne qui n’hésite pas à nommer son Dieu « Ka », ou « Qui ? », et une religion un peu moins ancienne, qui nomme son Dieu «Asher », « Qui ».
Poussons encore un peu la pointe. Quand Dieu dit à Moïse : « Je suis Qui je suis », je pense qu’il faut ajouter à cette phrase mystérieuse un peu du « ton », de l’« intonation » avec lesquels Dieu s’exprime. Il faut à l’évidence, dans cette situation extraordinaire, comprendre cette phrase rare comme étant une phrase exclamative !
xviiCf. Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green. London, 1895, p. 52
xviii« My name is the One of whom questions are asked, O Holy Zarathushtra ! ». Cité par Max Müller, Theosophy or Psychological Religion. Ed. Longmans, Green & Co. London, 1895, p. 55
Dante, poète prolixe en métaphores étincelantes, généreux peintre d’images frappantes, s’en trouva une fois à court. Faute d’une figure capable d’évoquer une certaine « expérience », il dut recourir à un néologisme, ‘trasumanar’, forgé pour l’occasion, au premier chant du Paradis.
« Trasumanar significar per verba non si poria; però l’essemplo basti a cui esperienza grazia serba ». i
« Qui pourrait exprimer, par des paroles, cette faculté de transhumaner ! Que cet exemple encourage celui à qui la grâce permettra de connaître, par l’expérience, une si haute félicité ! »ii
Comment traduire trasumanar en français, sinon par un autre néologisme ? ‘Transhumaner’ ferait-il ici l’affaire ?
Dans une autre traduction de ces vers, une expression composée a été préférée:
« Outrepasser l’humain ne se peut signifier par des mots ; Que l’exemple suffise à ceux à qui la grâce réserve l’expérience. »iii
Quelle était donc cette expérience d’outrepassement de l’humain ? Que recouvrait cette faculté de transhumaner ? A qui la grâce en était-elle réservée ?
Dante venait d’évoquer la vision dans laquelle il avait été plongé en compagnie de Béatrice. Les effets de sa contemplation étaient si profonds que les mots lui manquaient pour la décrire. Il avait dû, pour se faire mieux comprendre, la comparer à celle de Glaucus, « quand il goûta l’herbe, qui le fit dans la mer parent des dieux. »
Dante faisait là une brève et puissante allusion à un célèbre passage des Métamorphoses d’Ovide. Il y est question d’une herbe assez spéciale, dont la consommation entraîne une extase divine. Glaucus, qui en fit l’expérience, y raconte les circonstances qui la provoquèrent, la rencontre avec les Dieux qui s’ensuivit, et la manière dont ceux-ci purifièrent tout ce qu’il y avait de mortel en lui :
« Il est un rivage que d’un côté borne l’onde amère et de l’autre une riante prairie. Ni la génisse, ni la brebis, ni la chèvre au long poil, n’offensèrent jamais de leurs dents son herbe verdoyante (…) Le premier de tous les mortels je m’assis sur ce gazon. Tandis que je fais sécher mes filets, et que je m’occupe à ranger, à compter sur l’herbe les poissons que le hasard a conduits dans mes rets, et ceux que leur crédulité a fait mordre à l’appât trompeur, ô prodige inouï, qu’on prendrait pour une fable ! Mais que me servirait de l’inventer ! À peine mes poissons ont touché l’herbe de la prairie, ils commencent à se mouvoir, à sauter sur le gazon comme s’ils nageaient dans l’élément liquide; et, tandis que je regarde et que j’admire, ils abandonnent tous le rivage et leur nouveau maître, et s’élancent dans la mer.
« Ma surprise est extrême, et je cherche longtemps à expliquer ce prodige. Quel en est l’auteur ? Est-ce un dieu, ou le suc de cette herbe ? ‘Cependant, disais-je, quelle herbe eut jamais une telle vertu ?’ et ma main cueille quelques plantes de la prairie. Mais à peine en ai-je exprimé sous ma dent les sucs inconnus, je sens dans mon sein une agitation extraordinaire. Je suis entraîné par le désir et l’instinct d’une forme nouvelle. Je ne puis rester plus longtemps sur le gazon : ‘Adieu, m’écriai-je, terre que j’abandonne pour toujours !’ Et je m’élance dans là profonde mer.
« Les Dieux qui l’habitent me reçoivent et m’associent à leurs honneurs. Ils prient le vieil Océan et Téthys de me dépouiller de tout ce que j’ai de mortel. Je suis purifié par ces deux divinités. Neuf fois elles prononcent des mots sacrés, pour effacer en moi toute souillure humaine. Elles ordonnent que mon corps soit lavé par les eaux de cent fleuves, et soudain cent fleuves roulent leurs flots sur ma tête. Voilà ce que je puis te raconter de cet événement, ce dont je me souviens encore : tout ce qui suivit m’est inconnu. »iv
Glaucus rencontra en effet les Dieux, mais il ne put rapporter qu’une partie de ce qui se passa alors, du fait d’une sorte de défaillance de sa mémoire et d’une perte de connaissance (« tout ce qui suivit m’est inconnu »). En évoquant Glaucus, Dante donnait-il à entendre avoir fait lui-même une telle expérience, suivie d’un flottement comparable de sa conscience ? Cela semble être le cas, puisqu’il précise avoir été élevé par la lumière (divine), sans toutefois pouvoir affirmer ce que ressentait son âme quant à sa propre nature:
On peut conjecturer que Dante faisait aussi allusion à l’extase qui avait saisi S. Paul, ainsi qu’au doute qui s’ensuivit :
« Je connais un homme dans le Christ qui, il y a quatorze ans, fut ravi jusqu’au troisième ciel ; si ce fut dans son corps, je ne sais, si ce fut hors de son corps, je ne sais, Dieu seul le sait. »vi
Glaucus avait été métamorphosé en « parent des Dieux ». Paul avait été ravi au « troisième ciel ». Dante ne fut pas moins comblé. Il se vit élever par la « lumière » de l’« Amour qui gouverne le ciel ».
Le mot choisi par Dante pour transcrire cette élévation, trasumanar, contient l’idée d’un au-delà de la nature et de la conscience humaine, et peut-être même l’idée d’une possible métamorphose de l’essence de l’Homme.
Ce mot a récemment reparu sous une autre forme, celle du substantif « transhumanisme ». Certes, le contenu sémantique n’est plus le même. Le « transhumanisme » du 21ème siècle, qu’a-t-il de commun avec les visions de Glaucus, de Paul ou Dante ?
Il est probable que ce néologisme (déjà vieux de sept siècles), ‘trasumanar’, garde longtemps encore sa profonde force expressive, et que ce mot, ou les formes verbales qui lui seront associées dans toutes les langues, traverseront les millénaires. Il est également vraisemblable que les significations qui y seront attachées ne cesseront de changer, tout en gardant l’idée générale d’un « outrepassement » de la condition humaine actuelle.
Trasumanar a été et continue d’être une sorte de symptôme lexical. C’est le symptôme d’un désir de l’inconscient humain, actif, virulent, travaillant depuis des millénaires les fondements de la conscience. C’est un symptôme du désir permanent de dépassement, d’outrepassement. Le désir infini d’outrepasser ses limites. Toujours, l’homme cherchera à se dépasser, puis continuera de désirer outrepasser ce dépassement même.
Il y a un siècle environ, Pierre Teilhard de Chardin, alors qu’il était brancardier dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, confronté à l’horreur de tueries massives, cruelles et inutiles, symptômes d’une folie politique et aveugle, fut le premier à y lire un signe d’espérance. Il a vu, dans toute cette purulence, émerger dans la douleur les conditions de ce qu’il appela la « Noosphère », le monde de l’Esprit.
Il voyait émerger une nouvelle nappe de conscience et de vie, comme prémisse de la Noosphère toujours en genèse, dans l’histoire de l’humanité.
Après deux guerres mondiales, et en présence des menaces potentielles d’une troisième guerre mondiale, qui pourrait être à la fois nucléaire et terminale, on pourrait douter de l’optimisme de Teilhard, ou n’en considérer que la naïveté.
On pourrait aussi en admirer la prescience, et décider de mettre toutes ses forces, tout son esprit, toute son âme, au service de cette grande vision.
L’humanité est encore dans sa toute petite enfance, du moins si l’on en juge à l’échelle des temps géologiques. Elle a encore une longue route devant elle, doit-on croire.
Elle est, en essence, en perpétuelle transhumance. Elle a vocation à atteindre, un jour peut-être, des mondes inouïs, des niveaux de conscience dont nous n’avons aujourd’hui aucune idée. Tout ne fait que commencer. Le monde humain est encore effroyablement peu développé, sur les plans politique et social, à l’évidence, mais aussi religieux, philosophique et moral.
Il ne faut pas confondre le «trasumanar» dantesque, le « transhumanisme » moderne et les futures « transhumances » qui se préparent pour l’humanité dans l’avenir. Le « transhumanisme » est une idéologie matérialiste qui n’a rien à voir avec la métaphore métaphysique de la Divine Comédie.
Le « transhumanisme », dont Vernor Vinge ou Ray Kurzweil sont les prophètes, affirme que l’évolution technique et scientifique permettra bientôt l’apparition d’une « singularité », c’est-à-dire d’un basculement brusque vers une autre humanité, une humanité intellectuellement et organiquement « augmentée » par les technologies.
Ce « transhumanisme »-là est, à mon sens, platement réducteur. La science et la technique sont porteuses d’ouvertures considérables, mais il est naïf de croire qu’elles détermineront à elles seules les conditions de la transformation à venir de l’humanité, et la possibilité de son passage vers une nouvelle essence, une « transhumanité ». Il est d’ailleurs probable que la science et la technique seront plus des freins que des moteurs de la métamorphose des désirs de l’âme humaine. C’est dans l’âme, non dans le corps ou ses prothèses, que dort, encore inconscient, l’embryon de la transhumanité.
Pour le comprendre, revenons quelque peu en arrière. Il y a plus de quarante mille ans, au Paléolithique, de nombreuses grottes étaient déjà des sanctuaires cachés, profonds, difficiles d’accès. Elles étaient fréquentées par des artistes incomparables, mais aussi par des maîtres de la vision et de l’extase chamanique (si l’on prend ce mot dans un sens très large), des maîtres de la sortie de l’esprit hors du corps.
Certes, une pleine compréhension des peintures pariétales échappe encore aujourd’hui aux analyses les mieux informées. Mais si l’on considère l’ensemble des peintures du Paléolithique, dont la réalisation s’étale sans discontinuité sur une période de plus de trente mille ans, on peut avoir l’intuition d’une conscience active, d’un sens de la transcendance, d’un éveil de l’Homme à un Mystère qui le dépasse entièrement. L’Homme de Cro-Magnon était déjà un Homo Sapiens, et il était plus sage peut-être que l’homme moderne. Il était plus sage, peut-être, d’une sagesse dont le monde aujourd’hui n’a plus aucune idée.
Pendant trente mille ans d’expériences et de visions, dont la trace est conservée sur des parois profondes, l’âme humaine a acquis une immense mémoire, non pas oubliée, mais toujours à l’œuvre, secrètement, dans l’inconscient des peuples. Des trésors ont été découverts, millénaires après millénaires, par des générations d’Homo Sapiens, et ont été conservés et transmis, par le moyen de traditions cultuelles et culturelles, mais aussi sans doute à travers l’enrichissement du patrimoine génétique.
Demain, ce trésor archéo-biologique sera peut-être en partie identifiable.
Mais ce n’est pas le plus important.
Le matérialisme scientifique est, aujourd’hui encore, bien incapable d’expliquer l’apparition de la conscience humaine, qui reste un mystère absolu. Surtout, il est incapable de comprendre la nature de la sidération de la conscience, en tant qu’elle est plongée depuis l’Origine dans une sorte de clarté obscure, à la fois renvoyée vers son propre abîme, et confrontée aux mystères cosmiques et numineux qui l’enveloppent, et la submergent.
De la contemplation de cette sidération, multipliée à travers les âges, sous toutes ses formes, et de la puissance inchoative des mythes les plus anciens, les plus durables, comme celui du ‘Sacrifice’, naîtront demain les conditions d’une nouvelle épigenèse, les conditions d’une nouvelle transhumance de l’humanité tout entière.
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iDante Alighieri. La Divine Comédie. Paradis, Chant I, v. 70-72
iiDans la traduction d’Artaud de Montor. Ed. Garnier. Paris, 1879. Le traducteur note à propos de ‘transhumaner’ : « Cette expression, trasumanar, est très belle et très majestueuse. J’ai osé faire présent d’un mot à notre langue. »
iiiTraduction de Jacqueline Risset. Ed. Diane de Selliers, 1996
Le prophète persan Mani affirma qu’il était le « sceau des prophètes », cinq siècles avant le prophète Muḥammad, qui reprit l’idée. Mani voulut fonder un nouveau syncrétisme, un mélange de zoroastrisme et de bouddhisme hellénisé. Le manichéisme eut son heure de gloire, et les idées manichéennes se répandirent jusqu’en Chine. Saint Augustin, qui fut manichéen pendant un temps, témoigna de son expansion géographique autour de la Méditerranée, et de son emprise sur les esprits. Aujourd’hui encore, le manichéisme et le combat sempiternel entre le Bien et le Mal, ont une influence certaine, théologique et politique, quoique sous d’autres appellations, comme la guerre contre « l’Axe du Mal ».
Les premiers Chrétiens ne se percevaient plus comme Juifs ou Gentils. Ils se voyaient, en théorie du moins, comme une « troisième sorte » d’hommes (« triton genos », « tertium genus »), des « trans-humains » en quelque sorte. Ils promouvaient une nouvelle sagesse, une « sagesse barbare », — scandaleuse pour les Juifs, folle pour les Grecs, allant bien au-delà de la Loi juive et de la philosophie grecque. On ne peut nier qu’il y avait là un souffle nouveau. Les Juifs se séparaient des Goyim. Les Grecs se distinguaient des Barbares. Pour la première fois dans l’histoire du monde, une assemblée d’hommes de toutes les nationalités se considérait comme « une nation issue des nations », ainsi que le formula Aphrahat, au 4ème siècle ; ils se voulaient une nation non terrestre mais spirituelle, une « âme » dans le corps du monde.
A la même époque, des mouvements religieux contraires, et même antagonistes au dernier degré, voyaient aussi le jour. Les Esséniens, par exemple, allaient dans un sens opposé à cette aspiration à l’universalisme religieux. Un texte trouvé à Qumran, près de la mer Morte, prône la haine contre tous ceux qui ne sont pas membres de la secte essénienne, insistant d’ailleurs sur l’importance de garder secrète cette « haine ». Le membre de la secte essénienne « doit cacher l’enseignement de la Loi aux hommes de fausseté (anshei ha-’arel), mais il doit annoncer la vraie connaissance et le jugement droit à ceux qui ont choisi la voie. (…) Haine éternelle dans un esprit de secret pour les hommes de perdition ! (sin’at ‘olam ‘im anshei shahat be-ruah hasher) »i .
G. Stroumsa commente : « La conduite pacifique des Esséniens vis-à-vis du monde environnant apparaît maintenant n’avoir été qu’un masque cachant une théologie belliqueuse. »ii
Cette attitude silencieusement aggressive est fort répandue dans le monde religieux. On la retrouve par exemple, dans la taqqiya des Shi’ites.
L’idée de « guerre sainte » faisait aussi partie de l’eschatologie essénienne, comme en témoigne le « rouleau de la guerre » (War Scroll, 1QM), conservé à Jérusalem, qui est aussi connu comme le rouleau de « la Guerre des Fils de la Lumière contre les Fils de l’Obscur ».
Philon d’Alexandrie, pétri de culture grecque, considérait déjà que les Esséniens avaient une « philosophie barbare », mais « qu’ils étaient en un sens, les Brahmanes des Juifs, une élite parmi l’élite. »
Cléarque de Soles, philosophe péripatéticien du 4ème siècle av. J.-C., disciple d’Aristote, avait aussi émis l’opinion que les Juifs descendaient des Brahmanes, et que leur sagesse était un « héritage légitime » de l’Inde. Cette idée se répandit largement, et fut apparemment acceptée par les Juifs de cette époque, ainsi qu’en témoigne le fait que Philon d’Alexandrieiii et Flavius Josèpheiv y font référence, comme une idée allant de soi.
Quoique différentes dans leur contenu, la « philosophie barbare » des Esséniens, et la « sagesse barbare » des premiers Chrétiens ont un point commun : elles signalent l’influence d’idées émanant de la Perse, de l’Oxus ou de l’Indus.
Parmi ces idées très « orientales », l’une est particulièrement puissante, celle de l’âme double.
Le texte de la Règle de la communauté, trouvé à Qumran, donne une indication : « Il a créé l’homme pour régner sur le monde, et lui a attribué deux esprits avec lesquels il doit marcher jusqu’au temps où Il reviendra : l’esprit de vérité et l’esprit de mensonge (ruah ha-emet ve ruah ha-avel). »v
Il y a un large accord parmi les chercheurs pour déceler dans cette vision anthropologique une influence iranienne. Shaul Shaked écrit à ce sujet: « On peut concevoir que des contacts entre Juifs et Iraniens ont permis de formuler une théologie juive, qui, tout en suivant des motifs traditionnels du judaïsme, en vint à ressembler de façon étroite à la vision iranienne du monde. »vi
G. Stroumsa note pour sa part que cette idée d’une dualité dans l’âme est fort similaire à l’idée rabbinique des deux instincts de base du bien et du mal présents dans l’âme humaine (yetser ha-ra’, yetser ha-tov)vii.
Cette conception dualiste semble avoir été, dès une haute époque, largement disséminée. Loin d’être réservée aux seuls gnostiques ou aux manichéens, qui ont sans doute trouvé dans l’ancienne Perse leurs sources les plus anciennes, elle avait, on le voit, pénétré par plusieurs voies la pensée juive.
En revanche, les premiers Chrétiens avaient une vue différente quant à la réalité de ce dualisme, ou de ce manichéisme.
Augustin, après avoir été un temps manichéen lui-même, comme on l’a dit, finit par affirmer qu’il ne peut y avoir un « esprit du mal », puisque toutes les âmes viennent de Dieu.viii Dans Contre Faustus, il argumente : « Comme ils disent que tout être vivant a deux âmes, l’une issue de la lumière, l’autre issue des ténèbres, n’est-il pas clair alors que l’âme bonne s’en va au moment de la mort, tandis que l’âme mauvaise reste ? »ix
Origène avait une autre interprétation. Toute âme est assistée par deux anges, un ange de justice et un ange d’iniquitéx. Il n’y a pas deux âmes opposées, mais plutôt une âme supérieure et une autre en position inférieure.
Le manichéisme lui-même variait sur cette question. Il présentait deux conceptions différentes du dualisme inhérent à l’âme. Une conception, en quelque sorte horizontale, mettait les deux âmes, l’une bonne, l’autre mauvaise, en conflit direct. L’autre conception, verticale, mettait en relation l’âme avec sa contrepartie céleste, son « ange gardien ». L’ange gardien de Mani, le Paraclet (« l’ange intercesseur »), le Saint Esprit sont autant de figures possibles de cette âme jumelle, d’essence divine.
La conception d’un Esprit céleste formant un « couple » avec chaque âme (en grec, συζυγία ,suzugia, ou « syzygie ») , avait été théorisée par Tatien le Syrien, au 2ème siècle ap. J.-C..
Stroumsa fait remarquer que « cette conception, qui était déjà répandue en Iran, reflète clairement des formes de pensée chamanistes, selon lesquelles l’âme peut aller et venir en dehors de l’individu sous certaines conditions. »xi
Si elle est aussi chamaniste, il est tentant d’en inférer que l’idée d’âme « double », « couplée » avec le monde des esprits, fait partie du bagage anthropologique depuis l’aube de l’humanité.
L’âme d’Horus flottant au-dessus du corps du Dieu mort, les anges de la tradition juive, le « daimon » des Grecs, les âmes dédoublées des gnostiques, des manichéens, ou des Iraniens, ou, plus anciennement encore, les voyages en esprit des chamans pendant leur extase, témoignent d’ une profonde analogie, indépendamment des époques, des cultures, des religions.
Il ressort de toutes ces traditions, si diverses, une leçon similaire. L’âme n’est pas seulement un principe de vie, attaché à un corps terrestre, destiné à disparaître après la mort. Elle est aussi attachée à un principe supérieur, spirituel, dont on peut penser qu’il la garde et la guide.
La science moderne a fait récemment un pas dans cette direction de pensée, en postulant l’hypothèse que « l’esprit » de l’homme n’était pas localisé seulement dans le cerveau proprement dit, mais qu’il se diffusait largement dans l’affectif, le symbolique, l’imaginaire et le social, selon des modalités aussi diverses que difficiles à objectiver.
Il y a là un champ de recherche d’une fécondité inimaginable. L’on pourra peut-être un jour caractériser de manière tangible la variété des imprégnations de l’esprit dans le monde.
Deux autres métaphores encore en donneront peut-être une idée, celle de l’hologramme et celle de l’intrication quantique.
L’esprit pourrait être comparé à un hologramme. Il est lui-même un « tout » dont chacune des parties garde une image ou une ressemblance de ce « tout ». Et il est également une partie infime d’un Tout, dont il est à l’image et à la ressemblance.
Ces différentes sortes de parties, d’images, de ressemblances, et ces différentes sortes de totalités sont « intriquées » ensemble, à l’image des particules quantiques.
Il reste à comprendre le pourquoi de cette structure, qui pour le moment n’est qu’une métaphore.
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iQumran P. IX. I. Cité in Guy Stroumsa. Barbarian Philosophy.
iiQumran P. IX. I. Cité in Guy Stroumsa. Barbarian Philosophy.
iiiPhilon d’Alexandrie. Cf. Quod omnis probus liber sit. 72-94 et Vita Mosis 2. 19-20
Dans le premier chapitre de la première partie de la Phénoménologie de l’esprit, intitulée ‘Conscience’, Hegel commence par affirmer la certitude subjective du sensible, l’intuition ineffable du ‘ceci’.
Par contraste, les Upaniṣadconcluent que l’ātman n’est ‘ni ceci ni cela’.i
Si l’on admet que le mot qu’emploie Hegel pour ‘conscience’, Bewusstsein, peut être mis en rapport avec l’ātman des textes védiques, il y a là deux points de vue contraires, deux intuitions opposées : la certitude du ceci, ou son refus.
Bewusstsein est défini dans les dictionnaires allemands comme une « connaissance claire », un « état de clarté mentale » ou encore comme « l’ensemble des processus psychiques par lesquels l’être humain devient conscient (bewußt) du monde extérieur et de lui-même »ii, cette dernière définition étant, d’ailleurs, quelque peu auto-référentielle…
Le mot ātman signifie le ‘Soi’, et aussi la ‘pure conscience d’être’. Il a une valeur bien plus métaphysique que psychologiqueiii.
Ces deux concepts, Bewusstsein et ātman, se recouvrent en une certaine mesure, mais divergent aussi notablement par leurs visées respectives, et par la façon dont la conscience semble apparaître à elle-même, soit progressivement, par l’activation de longs processus, soit se révélant d’emblée comme une totalité, comme une image microcosmique du macrocosme, comme image de l’Âme universelle ou comme essence de l’Être.
Pour Hegel, la conscience commence par se poser comme ‘être’ dans ce monde. Elle perçoit le monde à travers l’évidence du ‘ceci’, elle analyse cette évidence, puis la ‘dépasse’ par déhiscence (aufheben) pour accéder à un certain savoir d’elle-même, à ce qu’elle conçoit d’elle-même comme concept. Ce concept de la conscience ne se révèle que dans la ‘conscience de soi’ (Selbstbewusstsein), — une ‘conscience de soi’ qui est encore loin d’atteindre à la conscience du ‘Soi’.
En revanche, pour les Upaniṣad, l’ātman s’identifie d’emblée au ‘Soi’. Capable de lumière, d’éclairement et de discernement, l’ātman est cependant essentiellement ‘vide’, tout comme est ‘vide’ le moyeu de la roue, qui lui permet de tourner, selon la célèbre analogie. L’ātman est vide, mais, par ce vide même, il peut comprendre virtuellement tous les êtres, il peut inclure en soi tous les niveaux de l’être. « Parce que [l’ātman] est sans mesure, il permet la mesure et c’est par lui que se fait la mesure. Étant sans mesure, il représente le mouvement d’élévation et de dépassement qui fait passer d’un état à un autre. »iv
On voit que la conscience hégélienne et l’ātman védique ont un point commun, la capacité de dépassement.
Mais le dépassement hégélien et le dépassement védique mènent-ils au même but ?
Pour Hegel, la certitude sensible, la perception immédiate du ‘ceci’, l’évidence intérieure d’avoir effectivement perçu l’existence et la réalité de ce ‘ceci’, paraît d’abord apporter à la conscience une connaissance riche, vraie, dense, ferme.
Mais cette connaissance se révèle en fait assez pauvre, abstraite, fallacieuse. Elle est en somme seulement faite de ce constat : ‘ceci est’. Il y a là une ‘chose qui est’. Que peut-on dire de plus? La conscience fait face au ‘ceci’, et voilà tout. Celle-ci perçoit ‘ceci’ et elle est certaine de cette perception. « Dans cette certitude, la conscience est seulement comme pur moi. »v La conscience du moi voit, purement et simplement, que ‘ceci est’. Le ‘pur moi’ a purement conscience de percevoir ‘ceci’, mais en fin de compte cette conscience ‘pure’ est encore simplement vide, — vide de tout concept sinon de tout percept.
Pour le Véda, en revanche, il n’y a ni ‘ceci’, ni ‘cela’, ni ‘pur moi’. Il y a l’ātman. Il n’y a d’ailleurs que l’ātman. Et il n’y a pas d’autre vérité au-delà de l’affirmation que l’ātman n’est ‘ni ceci ni cela’ (neti, neti)vi.
Il n’y a plus que ce ‘ni… ni…’, et ce que ce ‘ni’ répété révèle : l’ātman, impérissablevii, immortelviii, et qui est aussi le but suprême, le brahman.
« De là l’enseignement : ‘ni… ni…’ car il n’est rien qui soit au-delà de ce ‘ni’. Et son nom est ‘réalité de la réalité’, la réalité ce sont les souffles, il est leur réalité même. »ix
Le Veda nie tout ce qui dans le monde n’est pas l’ātman. L’esprit du chercheur védique nie toute expérience du monde, il nie tout, mais non le ‘ni’. Il nie tout jusqu’à ce qu’il ne reste plus en lui que le Soi, l’ātman. Il nie les corps, les noms et les formes, les sens et l’esprit, le moi lui-même, ce moi qui nie, qui, en fait, n’est pas un moi, mais qui est l’ātman, à savoir la réalité ultime, la réalité même, — le brahman.
Quelle est cette réalité, quel est ce brahman ?
Cela n’est rien de ce que l’on peut connaître. Cela se situe bien au-delà de ce que l’on ne peut même pas imaginer un jour connaître. On sait seulement que l’ātman est en réalité la réalité même, — l’ātman est le brahman…
Mais si le brahman est différent de tout ce qu’on l’on peut connaître et qu’il se situe bien au-delà de tout ce que l’on pourrait connaître, comment cette idée de l’ātman est-elle compatible avec celle de ‘conscience’ ?
Il faut s’en rapporter aux textes révélés qui livrent des éléments de réponse.
Śaṅkara, commentant ce versetxi, explique que tout ce qui est connu est par nature ‘limité’ et doit donc être ‘rejeté’. Or le brahman est différent du connu. Par conséquent, il n’y a pas de raison de le rejeter a priori. Comme le brahman se situe aussi ‘au-delà du non-connu’, le désir de le connaître est vain et n’a pas lieu d’être. Et ce, d’autant plus que l’ātman prend enfin conscience que le brahman n’est pas différent du Soi, c’est-à-dire de lui, l’ātman.
Mais comment le Soi (l’ātman) sait-il qu’il est aussi le brahman ?
Il le sait sur la foi des révélations védiques. Le Soi (ātman) est le brahman. Mais le brahman peut être bien autre chose encore… Il y a le brahman en tant qu’il est le Soi (ātman), il y a le brahman en tant qu’il est le Seigneur ou le Créateur de toutes choses, il y a le brahman en tant qu’il est le Souffle (prāņa), ou d’autres figures divines.
Le brahman recouvre toutes sortes de réalités, car il est la Réalité même. On conçoit qu’il soit, en soi, ineffable, indicible. Cependant le Véda peut au moins en dire ceci : c’est par lui que toute parole est révélée.
Le brahman n’est pas ce qui est dit par la parole, mais ce par quoi la parole peut être révélée.
Approfondissons. Qu’est-ce que ‘ce qui n’est pas dit par la parole’ ?
Śaṅkara répond que ‘ce qui n’est pas dit’, c’est « ce dont l’essence est faite de la seule conscience.»xiii
Le Véda dit que l’ātman est la conscience ; et il dit que c’est la conscience qui constitue l’essence même du brahman.
Si l’on veut continuer la comparaison entre Bewusstsein et ātman, il faut se demander ce que vise la conscience (‘das Bewusstsein’) pour Hegel, et quelle est sa substance ?
Dans la ‘Phénoménologie’ de Hegel, on l’a vu, la certitude initiale de la conscience se fonde seulement sur la visée du ceci, et de rien d’autre. Or le « ceci » se révèle plutôt vide. Au moins est-on certain de l’avoir perçu, même si on ne sait rien de plus à son propos que « ceci est », et que cette perception s’avère vide.
Cependant la faculté de perception porte en soi un principe d’universalité.xiv Tout ce qui existe dans le monde est susceptible d’être perçu, et le sentiment de certitude qui accompagne toute perception semble universel aussi.
Tout est, en principe, objet potentiel de perception. Mais, à l’évidence, les sens ne peuvent percevoir toutes choses. Plus précisément, tout ne se perçoit pas par les sens. Peut-on jeter un œil dans un trou noir? Peut-on pénétrer par les sens les neurones de l’ichtyosaure désormais disparu ? Peut-on regarder le regard même de Van Gogh ou de Phidias ?
Dans tout acte de perception, entrent en jeu un sujet et un objet. Le moi est un sujet à la fois universel et singulier, c’est-à-dire qu’il est capable en principe de percevoir tout ce qui est offert à la perception, et il perçoit de façon singulière. Chaque objet de la perception est, quant à lui, particulier, singulier.
Selon la terminologie de Descartes, le moi qui perçoit est la « chose pensante » (res cogitans) et l’objet perçu, puis pensé, est la « chose étendue » (res extensa).
Le moi pense à « ceci », et « ceci » est pensé ; l’un et l’autre sont des entités singulières.
Le moi est le symbole de tout ce qui perçoit et pense, et « ceci » est le symbole de tout ce qui est perceptible et pensable.
Pour le moi, percevoir le « ceci » puis le penser, revient à le « dépasser » en un sens. Le « ceci » était seulement « ceci » ; il est perçu dans ce qu’il est, et donc « dépassé » pour devenir un objet de pensée, une pensée propre au moi qui pense.xv
Dans le même temps, le moi se « dépasse » aussi, en tant qu’il pense qu’il perçoit, et en tant qu’il est conscient de penser et de percevoir.xvi
La conscience doit maintenant reconnaître l’unité de la chose perçue, pénétrer son essence et l’intégrer, ou se l’assimiler. La chose perçue présente en effet une multitude de propriétés indépendantes qu’il s’agit de subsumer sous une même unité de pensée. La conscience doit pouvoir « poser » ces diverses propriétés, les rassembler en une unité, une chose « une » (« Ineinsetzen »).xvii
Ce faisant, la conscience s’assume aussi comme « une », elle est « une » conscience placée face à la chose, qui, elle, est essentiellement diverse (et inconsciente). Elle perçoit cette chose diverse et la fait sienne, elle l’absorbe dans son unité de conscience. Elle l’élève dans sa propre vérité. Elle transforme ce qui n’était qu’une chose inconsciente en un objet unifié de la conscience.
La chose, matière pure, inconsciente de l’acte que la conscience opère à son sujet, est ainsi « dépassée » par la conscience qui la transcende, en effet.
La conscience fait participer la chose à sa propre unité. Elle perçoit sa diversité, puis l’unifie, et, par là, elle fait de la chose une entité une, comme elle-même est une.
« Elle fait alternativement, aussi bien de la chose que de soi-même, tantôt le pur Un sans multiplicité, tantôt le Aussi résolu en matières indépendantes les unes des autres. »xviii
Constituée en une unité, la chose est alors considérée comme entièrement entourée d’elle-même, comme réfléchie en elle-même par toutes ses parties ; elle est une unité intriquée avec ses parties; elle se focalise en ce foyer unifié qu’elle est pour elle-même. Elle est ainsi une unité pour soi, mais elle l’est aussi pour le sujet qui la considère et qui la constitue comme objet. Elle est une, à la fois pour soi et pour ce sujet, pour cet autre.
En étant ainsi une, elle est doublement double. Elle est d’abord double parce qu’elle est une entité pour soi, et une entité pour le sujet autre. Elle est double d’une deuxième manière, parce qu’elle est diverse et multiple, et qu’elle est aussi une.xix
L’objet n’y est pour rien, mais il se trouve dans une situation contradictoire. D’un côté, en tant qu’objet, il doit peut-être avoir une propriété essentielle, qui constituerait son véritable être-pour-soi. D’un autre côté, il doit avoir aussi en lui-même cette diversité, cette multiplicité, qui est inessentielle, mais qui le constitue en tant qu’objet pour un autre, un autre qui l’observe comme un sujet observe un objet.
D’un point de vue supérieur, d’un point de vue qui transcenderait celui du sujet et de l’objet (à supposer qu’un objet puisse avoir un point de vue), une sorte de contradiction phénoménologique émerge, qui fait de l’objet une entité à ‘supprimer’, au sens hégélien, aufheben, c’est-à-dire une entité à ‘dépasser’, aufheben, parce que fondamentalement ‘inessentielle’.xx
L’objet est en soi ‘inessentiel’ parce que c’est la conscience du sujet qui fait son unité, et qui détermine non son essence propre (en a-t-il une?), mais seulement l’essence que le sujet lui attribue. C’est la conscience du sujet qui, par l’opération de l’entendement, conçoit l’unité de l’être-pour-soi et de l’être-pour-un-autre de l’objet.
La distinction des points de vue du sujet et de l’objet, la considération de l’inessentiel et de l’essence dans l’objet, les abstractions de la singularité et de l’universalité, peuvent sembler n’être que des ‘sophistiqueries’xxi, censées surmonter l’illusion intrinsèque à toute perception et permettre de sortir de la contradiction phénoménologique évoquée plus haut.
Ces distinctions et ces considérations montrent surtout les limites de l’entendement humain, et particulièrement celles du ‘bon sens’ lorsqu’il est confronté aux abstractions que l’entendement engendre. Il est vite égaré par les sophismes.
Le bon sens se prend toujours pour « la conscience réelle et solide », mais il est vite le jouet de ces abstractions, quand il y tombe. « Il est en général toujours le plus pauvre là où, à son avis, il est le plus riche. Balloté çà et là par ces essences de néant, il est rejeté des bras de l’une dans les bras de l’autre. »xxii
Si le bon sens s’égare dans le néant des sophismes et tombe dans les abstractions, que doit faire la conscience ?
Il reste à la conscience une voie : chercher à se donner un objet qui soit ‘vrai’ par essence, un ‘universel inconditionné’, un concept pur, détaché de toute perception et de toute illusion.
Or il y a effectivement un tel concept pur, le seul concept qui vaille vraiment, à savoir le concept même de conscience, le pur concept d’une « pure conscience », le concept de la conscience qui se représente elle-même seulement pour elle-même.
Que recouvre ce ‘concept pur’ d’une ‘pure conscience’? — Sa capacité d’entendement, de compréhension, d’intelligence.
Mais qu’entend-on par cet ‘entendement’ ou cette ‘intelligence’ de la conscience ?
L’entendement est la capacité à ‘atteindre le fond véritable des choses’ xxiii, à regarder leur ‘essence véritable’xxiv, à plonger dans leur ‘Intérieur’ (« das Innere »), où se déploie le ‘jeu des forces’.
Dans ce ‘Vrai intérieur’ (« In diesem inneren Wahren ») s’ouvre devant la conscience un monde supra-sensible (« eine übersinnliche Welt »), qui se révèle être le ‘vrai monde’ (« die wahre Welt »). Ainsi, pour la conscience qui atteint ‘le fond véritable des choses’, s’ouvre un monde ‘de l’au-delà permanent’ (« das bleibende Jenseits »), bien au-dessus du monde de l’en-deça, qui est le monde sensible, éphémère.
L’Intérieur se révèle être ‘un pur au-delà pour la conscience’ (« Noch ist das Innere reines Jenseits für das Bewußtsein »), ‘puisqu’elle ne se retrouve pas encore en lui’xxv.
Est-ce à dire que l’Intérieur est à jamais inconnaissable pour la conscience ?
On pourrait le penser, puisque l’Intérieur se définit comme ce qui est ‘l’au-delà de la conscience’ (« als das Jenseits des Bewußtseins »)xxvi.
Comment la conscience pourrait-elle être consciente de ce qui est ‘au-delà’ d’elle ?
La conscience a, cependant, un moyen d’accès à l’Intérieur, à cet ‘au-delà supra-sensible’. Ce moyen, c’est le phénomène.xxvii Car l’Intérieur prend naissance dans le phénomène, il en provient, et il en est nourri. Puis il le dépasse.
On pourrait même dire que le phénomène est l’essence de l’Intérieur (« die Erscheinung ist sein Wesen »).
La vérité du sensible, l’essence du perçu, est d’être un ‘phénomène’ pour une conscience. Mais alors, la conscience de ce phénomène (sensible) induit une nouvelle prise de conscience, un nouveau niveau de conscience : la conscience prend conscience qu’elle est un étant ‘supra-sensible’.
La vérité du sensible est d’être essentiellement un ‘phénomène’ pour la conscience, pour cet Intérieur. De cela il s’ensuit qu’un nouvel état de conscience émerge, celui d’un Intérieur ‘supra-sensible’, qui est en quelque sorte un nouveau type de phénomène dont le phénomène est l’essence.
D’où la formule : ‘le supra-sensible est donc le phénomène comme phénomène’ (« Das Übersinnliche ist also die Erscheinung als Erscheinung »)xxviii.
La conscience que le phénomène n’est, purement et simplement, que ‘phénomène’, libère du même coup la conscience, et la fait advenir à un état plus élevé, dépassé, de conscience, — la conscience qu’existe un au-delà du sensible, et partant, la conscience qu’existe un au-delà de la conscience du sensible, et, par conséquent, la conscience qu’existe un au-delà de la conscience.
De tout ceci l’on peut conclure que la conscience est sans cesse en puissance de se dépasser elle-même. De la conscience du ‘ceci’, elle se dépasse en conscience de l’Intérieur, puis en conscience du supra-sensible, puis en conscience d’un au-delà de la conscience.
Sans cesse la conscience prend conscience de ses dépassements successifs ; elle prend conscience de sa capacité à être autre qu’elle-même et à être consciente de son devenir-autre.xxix
Mais cette prise de conscience n’est encore que pour elle-même. Elle n’a pas atteint d’autres états ultérieurs, putatifs, de la conscience, qui ne se révéleraient que dans de futurs dépassements. Elle n’a pas atteint, par exemple, la conscience de sa possible unité avec d’autres consciences, et moins encore celle de son unité avec la ‘conscience en général’xxx, laquelle peut être identifiée avec la « Raison ».
Cependant, par sa considération de la nature de la perception, et en s’élevant au-dessus d’elle, la conscience a découvert l’entendement.xxxi
Quelque chose comme un « rideau » vient d’être levé à l’intérieur de l’Intérieur.
Ce rideau levé, « c’est l’acte par lequel l’Intérieur regarde dans l’Intérieur. » C’est la « conscience de soi »xxxii.
Si le rideau est levé, tout sera-t-il désormais en pleine lumière ?
Il semble que non. Le cheminement ne fait que commencer.
« Derrière le rideau, comme on dit, qui doit recouvrir l’Intérieur, il n’y a rien à voir, à moins que nous ne pénétrions nous-même derrière lui, tant pour qu’il y ait quelqu’un pour voir, que pour qu’il y ait quelque chose à voir. »xxxiii
Il reste bien d’autres étapes à franchir.
« La connaissance de ce que la conscience sait quand elle se sait soi-même, requiert encore plus de considérations. »xxxiv
La connaissance que la ‘conscience de soi’ acquiert sur elle-même n’est jamais qu’une construction de l’esprit, et non une fin en soi. La ‘conscience de soi’ est encore loin de l’éveil ultime, elle ne s’est pas éveillée à « ce qui » est tout autre qu’elle-même.
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i« Les Upaniṣad finissent avec ‘ni ceci, ni cela’ (neti neti) et ne traite de rien d’autre. » Śaṅkara. A Thousand Teachings. Ch. 18, §19. Trad. Swāmi Jagadānanda, Ed. Sri Ramakrishna Math, Madras, 1949, p.223
iiLa langue allemande distingue Bewußtsein et Bewußtsheit. Le Dictionnaire étymologique Duden définit Bewußtsein comme : « deutliches Wissen von etwas (connaissance claire de quelque chose); Zustand geistiger Klarheit (état de clarté mentale) ; Gesamtheit der psychichen Vorgänge, durch die sich der Mensch der Aussenwelt und seiner silbst bewußt wird (Ensemble des processus psychiques par lesquels l’être humain devient conscient du monde extérieur et de lui-même). » Le mot Bewußtsheit est défini comme : « das Geleitetsein durch das klare Bewußtsein » (le fait d’être dirigé par une claire conscience).
iiiLe dictionnaire sanskrit-français de Gérard Huet définit ātmancomme : « souffle, principe de vie; âme; esprit, intelligence; soi; essence, caractère, nature; particularité » et indique que c’est aussi le nom propre du “Soi”, de « l’Âme universelle », de « l’essence immuable de l’ Être », ou encore de « la forme microcosmique du brahman ».
iv Alyette Degrâces, Les Upaniṣad, Introduction, p.73. Fayard, 2014
vG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.81
viनेति नेति (neti neti) est une expression sanskrite qui signifie littéralement « ni ainsi ni ainsi ». « Neti » est une liaison/contratction (sandhi) de « na iti » (« non ainsi »). Elle est employée dans les Upaniṣad (BAU 3.9.26, : 4.2.4 ; 4.4.22 ; 4.5.15) et dans la pratique du Yoga Jñana, qui consiste à nier tous les objets de la conscience y compris les pensées et l’esprit, pour réaliser la nature essentiellement non-dualiste de la réalité, qui est le brahman.
viiiChāndogyaUpaniṣad (CU) 4.15,1 : « L’ātman est immortel, sans crainte, il est brahman. » Voir aussi CU 8.3.4 ; CU 8.8.3 : « C’est le Soi (ātman), il est immortel, libre de peur, c’est le brahman. »
ixBṛhadāraṇyakaUpaniṣad 2.3.6 Trad. Alyette Degrâces, Les Upaniṣad, Fayard, 2014, p.247
xKenaUpaniṣad 1.4 Trad. Alyette Degrâces, Les Upaniṣad, Fayard, 2014, p.210
xi« Pour autant que toute chose est connue, quelque part, par quelqu’un, tout ce qui est manifesté est certainement connu. Mais l’idée [de ce verset] est qu’Il [le brahman] est différent de cela, de ce qui est ‘connu’ (…) Tout ce qui est connu est limité, mortel, et plein de misère ; et donc cela doit être rejeté. Ainsi quand on dit que le brahman est différent du connu, cela revient à dire qu’Il ne doit pas être rejeté. De façon similaire, quand on dit qu’Il est différent du non-connu, cela revient à affirmer qu’Il n’est pas quelque chose que l’on peut obtenir. C’est dans le but d’obtenir un effet que quelqu’un acquiert quelque chose de différent de lui-même pour servir de cause.Ainsi l’affirmation que le brahman est différent du connu et du non-connu, signifiant que l’on nie que le brahman soit un objet à atteindre ou à rejeter, le désir du disciple de connaître (objectivement) le brahman vient à une fin [le désir se termine], car le brahman n’est pas différent du Soi (ātman). (Ou, selon une autre lecture, le désir du disciple de connaître un brahman, différent du Soi, se termine). Car rien d’autre que son propre Soi peut se révéler différent du connu et du non-connu. Ainsi il s’ensuit que la signification de cette phrase est que le Soi est le brahman. Et cela découle aussi de textes védiques comme ‘Ce Soi est le brahman’, ‘Le Soi qui est libre de mal, libre de vieillesse, libre de mort.’(Ch. Up 8.7.1), ‘Le brahman manifeste et perceptible, qui est le Soi au-dedans de Tout.’ (Bṛ 3.4.1) (…) Mais comment le Soi (ātman) peut-il être le brahman ? Le Soi est habituellement connu comme être ce qui peut effectuer les rites et pratiquer la méditation, ce qui est soumis à la naissance et à la mort, ce qui cherche à atteindre les dieux créés et dirigés par le Créateur (Brahmā). Il s’ensuit que des êtres divins autres que le Soi, comme le dieu Viṣņu, le Seigneur (Ῑśvara), Indra ou le souffle (prāņa), peuvent bien être le brahman, — mais ils ne sont pas le Soi (ātman) ; car cela est contraire au sens commun. Tout comme les raisonneurs disent que le Soi est différent du Seigneur, de même les ritualistes adorent d’autres dieux et disent :‘Sacrifiez à celui-ci’, ‘Sacrifiez à celui-là’. Donc il est raisonnable que ce soit le brahman qui soit connu et adoré; et l’adorateur devrait être différent de lui. » Commentaire de la KenaUpaniṣad 1.4 par Śaṅkara. EightUpaniṣads. Traduction en anglais du sanskrit par Swāmῑ Ghambῑrānanda. Calcutta 1977, Vol. 1. p.48
xiiKeU 1.5 Trad. Alyette Degrâces, Les Upaniṣad, Fayard, 2014, p.210
xiiiCommentaire de la KenaUpaniṣad 1.5 par Śaṅkara. EightUpaniṣads. Traduction en anglais du sanskrit par Swāmῑ Ghambῑrānanda. Calcutta 1977, Vol. 1. p.49
xiv« La certitude immédiate ne prend pas possession du vrai, car sa vérité est l’universel ; mais elle veut prendre le ceci. Au contraire, tout ce qui pour la perception est l’étant est pris par elle comme Universel. L’universalité étant son principe en général, sont aussi universels les moments se distinguant immédiatement en elle : le moi comme moi universel, et l’objet comme objet universel. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.93
xv« Le « dépasser » (aufheben) [le sensible] présente sa vraie signification double. Il a à la fois le sens de nier et celui de conserver. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.94
xviDans la perception, « la conscience est en même temps consciente qu’elle se réfléchit aussi en soi-même, et que dans l’acte de percevoir se présente le moment opposé à l’aussi. Mais ce moment est l’unité de la chose avec soi-même, unité qui exclut de soi la différence. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.101
xvii« La conscience prend sur soi l’être-un, et ainsi ce qui était nommé propriété est maintenant représenté comme matière libre. De cette façon la chose est élevée au véritable aussi puisqu’elle devient une collection de matières, et au lieu d’être un Un devient seulement la surface qui les enveloppe. » Ibid. p.101
xix« La chose est un Un, elle est réfléchie en soi-même, elle est pour soi mais elle est aussi pour un autre; et en vérité elle est pour soi un autre qu’elle n’est pour un autre. Ainsi la chose est pour soi et aussi pour un autre, il y a en elle deux êtres divers ; mais elle est aussi un Un ; or l’être-un contredit cette diversité ; la conscience, par conséquent, devrait de nouveau prendre sur soi cette position du divers dans un Un et l’écarter de la chose.»Ibid. p.102
xx« D’un seul et même point de vue, l’objet est plutôt le contraire de soi-même: pour soi, en tant qu’il est pour un autre, et pour un autre en tant qu’il est pour soi. Il est pour soi, réfléchi en soi, est un Un; mais cet Un pour soi et réfléchi en soi est dans une unité avec son contraire, l’être-pour-un-autre, il est donc posé seulement comme un être-supprimé; en d’autres termes, cet être-pour-soi est inessentiel comme est inessentielle sa relation avec un autre. »Ibid. p.104-105
xxiii« Den wahren Hintergrund der Dinge ». G.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.95
xxiv« Dieses wahrhafte Wesen der Dinge ». G.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.95
xxv« Denn es findet sich selbst in ihm noch nicht ». G.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.96
xxviG.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.97
xxvii« Mais l’Intérieur ou l’au-delà supra-sensible a pris naissance, il provient du phénomène, et le phénomène est sa médiation, ou encore le phénomène est son essence, et en fait son remplissement. Le supra-sensible est le sensible et le perçu posés comme ils sont en vérité ; mais la vérité du sensible et du perçu est d’être phénomène. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.121-122
xxviiiG.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.97
xxix« La conscience d’un Autre, d’un objet en général, est en vérité elle-même nécessairement conscience de soi, être réfléchi en soi-même, conscience de soi-même dans son être-autre. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.140
xxx« Das Selbstbewußtsein ist erst für sich geworden, noch nicht als Einheit mit dem Bewußtsein überhaupt » G.W.F. Hegel. Phänomenologie des Geistes. Leipzig, 1907, p.112
xxxi« En fait l’entendement fait seulement l’expérience de soi-même. Élevée au-dessus de la perception, la conscience se présente elle-même jointe au supra-sensible par le moyen du phénomène, à travers lequel elle regarde dans le fond des choses. Les deux extrêmes, celui du pur Intérieur, et celui de l’Intérieur regardant dans ce pur intérieur, coïncident maintenant. » G.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.140
xxxiiG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.140
xxxiiiG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.140-141
xxxivG.W.F. Hegel. La Phénoménologie de l’esprit. Trad. Jean Hyppolite. Aubier. 1941, p.141
La compréhension de la réalité telle qu’elle se donne à voir ne peut s’accomplir sans une compréhension au moins égale de la conscience qui cherche à la comprendre. Autrement dit, la compréhension de la réalité et celle de la conscience sont indissolublement liées. Ceci amène à subodorer que la réalité et la conscience elles-mêmes sont liées, ou « intriquées », à un certain niveau de profondeur. Les hypothèses les plus avancées des théoriciens de la physique quantique cherchent à cerner la nature de cette intrication.
Le « tout » que forment, en un certain sens, la réalité du monde et la conscience humaine n’est pas une entité statique ou accomplie ; elle est toujours en mouvement, sans cesse en transformation, en métamorphose, en déploiement.
La conscience observe la réalité, et par là même agit sur elle, et prépare les voies de sa propre transformation vers un état «autrement conscient ». Autrement conscient de quoi?
Autrement conscient, non seulement de la réalité en tant que telle, mais aussi de la réalité en tant qu’elle se modifie sous le regard de la conscience.
Autrement conscient, également, de la nature profonde de la conscience, qui semble pouvoir aller toujours plus loin ou plus haut, ou plus profondément, dans l’exploration sans fin de sa propre nature.
Cette observation diffère du principe d’incertitude de la relation conscience/inconscient décrit par Jung :« Entre le conscient et l’inconscient, il existe une sorte de « relation d’incertitude », car l’observateur est inséparable de l’observé et le perturbe toujours par l’acte d’observation. En d’autres termes, l’observation exacte de l’inconscient préjuge de l’observation du conscient et vice versa. » (Aïon §355 )
La conscience, telle qu’elle s’exprime en des pensées naturellement en mouvement, ou telle qu’elle s’imprime toujours à nouveau dans son dépassement permanent, est d’une manière ou une autre confrontée à sa propre vie interne, sa propre métamorphose. Sa figure (impermanente) est à chercher dans sa transfiguration (permanente). Son image est sans cesse cinétique. Sa forme est épigénétique.
Cette épigenèse, cette cinétique, cette transfiguration ne sont pas solipsistes, mais font, elles aussi, partie de la réalité totale, et font sans doute partie de ses ferments actifs, de ses enzymes catalyseurs, de ses agents effecteurs.
La pensée, loin d’être simplement un outil de découverte du moi pensant, façon Descartes, ou de description analytique du monde, et de modélisation abstraite, est donc pourvue, par le biais de la conscience qui la subsume, d’un pouvoir de « compréhension » (au sens propre : « prendre ensemble ») de la réalité, en tant qu’elle est effectivement intriquée avec la conscience.
A quoi mène cette intrication ? Quel en est le sens profond?
Tout d’abord elle mène à la conscience plus claire d’une nouvelle sorte de totalité, qui englobe la totalité « classique » de la réalité avec la totalité « virtuelle », mais non moins réellei, de l’ensemble des états de conscience (– et donc aussi des états d’inconscience, si l’on admet que l’inconscient est une forme très profonde, très ancienne et très secrète de « conscience »).
Il faut évidemment renoncer à se contenter de la vision cartésienne du moi qui ‘doute’ et qui ‘pense’ pour en déduire avec satisfaction qu’il ‘est’. Il faut adopter une vision plus intégrée. Le moi qui doute, qui pense et qui est conscient de ce doute et de cette pensée, crée par là-même une nouveauté radicale, qui vient s’ajouter comme un élément vivant, impérissable, actif, à la totalité existante.
Au grand peuple universel des étants (toutes les étoiles, les pierres, les fleurs, les abeilles, les hommes, etc.) vient s’ajouter sans cesse le peuple plus universel encore des états (de conscience).
Il ne peut y avoir en conséquence de séparation nette entre le moi de la conscience et le soi du monde. Soi et moi sont indissolublement liés, impliqués, intriqués.
D’un côté, cette intuition ne manque pas de références historiques et philosophiques, notamment du côté des sources orientales (taoïsme, bouddhisme). De l’autre, elle semble contraire à une autre intuition (souvent présentée dans les philosophies occidentales), celle de la fragmentation irrémédiable des consciences, des individus, des nations, des cultures et des religions.
L’idée de fragmentation peut être aisément généralisée, du moins en principe, à l’ensemble de la réalité. Tout serait donc, a priori, divisé, déconnecté, pulvérisé en autant de petites parcelles que possibles, elles-mêmes à nouveau divisibles, brisables, pulvérisables.
Et, in fine, les plus petites parties ou particules auxquelles ce processus de division et de fragmentation conduit, doivent être considérées comme indépendantes, existant par elles-mêmes, ultimes constituantes de la réalité.
Par contraste, tout autre est l’idée d’une totalité englobant la réalité et la conscience dans un « tout » dynamique, métamorphique, auto-génératif, sans cesse en épigenèse.
Certains objecteront : on voit bien que partout se multiplient les guerres, les divisions, les déchirements, les séparations, les antagonismes, les oppositions. Le rêve d’un grand « tout » fait de communion pacifiée est une utopie orientale, bonne seulement pour des moines extatiques.
On peut répondre à cela en prenant plus de recul (zoom arrière) ou de hauteur (zoom avant) ou de profondeur (zoom macro).
On peut par là inclure les divisions, les séparations, les oppositions dans la totalité, ce qui est philosophiquement acceptable puisqu’elles en font déjà objectivement partie.
D’ailleurs il est possible de montrer que les divisions, séparations, oppositions, sont des éléments actifs, virulents même, d’un « tout » en genèse, auquel elles contribuent par leur fièvre propre. De Héraclite à Hegel, de Marx à Jung, nombreux sont les penseurs de la contradiction et du rôle actif des contraires.
Si l’on adopte un point de vue strictement scientifique, il est facile de voir que les derniers résultats de la science moderne (théories de la relativité, théories quantiques) exigent la prise en considération de notions impliquant la totalité indivisible de l’univers.
Les crises aiguës qui frappent aujourd’hui notre monde (climat, pandémies, guerres, inégalités, injustices) exigent que l’humanité se donne à elle-même une vision holistique du monde. Seule cette vision et cette compréhension holistiques sont à même de nous mettre sur la voie de solutions intégrées, prenant en compte les multiples interdépendances en cause, et notamment l’interdépendance des consciences et de la réalité.
Nous sommes à l’évidence confrontés, à l’échelle planétaire, à de multiples divisions, séparations, fragmentations, qui ne font que renforcer la confusion générale, elle-même source d’inaction.
Pour agir, nous avons besoin de plus de clarté, de plus de compréhension en profondeur des interdépendances à l’œuvre, des complexités multi-dimensionnelles, inaccessibles aux spécialistes d’une seule discipline (ou d’une seule culture).
L’idée de « totalité » n’est pas nouvelle.
Ce qui est nouveau, me semble-t-il, est la prise de conscience que la « totalité » n’est pas fermée, mais ouverte. La « totalité » est elle-même « totalement » ouverte.
Autrement dit, il existe plusieurs niveaux de totalités. Toute vision « holistique » du monde n’est au fond qu’un premier état de conscience d’un holisme provisoire qui ne demande qu’à se complexifier.
Il n’y a pas d’« entièretés » qui soient totalement et définitivement « entières », c’est-à-dire complétées, fermées.
Pour faire image, Dieu Lui-même, oserons nous avancer, n’est pas « complet ». Il n’est pas « entier ». Il est en devenir. C’est d’ailleurs la raison profonde pour laquelle Il a créé une Création (dont Il aurait peut-être pu se passer, s’Il avait été « complet »). Il a créé cette Création comme un moyen d’élargir et d’enrichir Sa propre « entièreté » initiale, celle qui était avant le « Commencement ». Cette « entièreté » n’était sans doute pas assez « complète » à Ses yeux. Et dans Sa grande sagesse, Il a vu qu’un nouveau niveau de complexité pouvait émerger, par le biais d’une extériorité à Sa propre essence, par le moyen d’une différence entre Lui et d’autres consciences…
Le nouveau complexe ainsi créé (Theos + Cosmos + Anthropos) est l’invention divine, inouïe mais nécessaire, pour développer de nouveaux niveaux de « réalité », de nouveaux niveaux de « totalité », de nouveaux niveaux de « conscience ».
Dans un très beau livre, David Bohm a résumé ses idées révolutionnaires sur la totalité et « l’ordre impliqué »ii.
En liaison avec sa théorie des « variables cachées » qui expliqueraient (en dernière analyse?) le comportement des ondes/particules guidées par leurs « informations actives », Bohm oppose l’ordre « expliqué » ou « déplié » (« explicate or unfolded order ») du monde cartésien de la physique classique et l’ordre « impliqué » ou « replié » (« implicate or enfolded order ») du monde quantique. Les notions ordinaires de temps et d’espace n’ont plus cours dans cet ordre « impliqué ».
Il me vient à l’idée que l’ordre « expliqué » que Bohm veut remplacer par un ordre « impliqué », est peut-être en soi un passage obligé, une première « explication » que la raison se propose, en réponse à laquelle une implication plus profonde de l’ordre du monde devient alors nécessaire.
Il s’en déduirait une dialectique permanente « explication-implication », conduisant d’étapes en étapes à des implications (et donc à des explications) toujours plus profondes.
En tout point de l’univers, que mille plis se déplient ! Afin qu’en leur sein, dix mille se replient et s’intriquent !
Explication, implication et intrication sont les conditions pour la lente émergence d’une méta-conscience.
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iPour une réflexion plus approfondie sur la notion de « virtuel », comme non pas s’opposant au réel, mais comme permettant de l’accomplir, on pourra se rapporter à mon livre, Le Virtuel, Vertus et Vertiges, Editions INA/ ChampVallon. 1993
iiDavid Bohm. Wholeness and the Implicate Order. Routledge, 1980.
L’ensemble des mythologies inventées par l’homme est une sorte d’immense théâtre, où se donnent en spectacle des cas de consciences (divines ou non) face à leurs béances, leurs élévations, leurs abaissements, ou leurs métamorphoses.
Dans leur richesse profuse et leurs tours inattendus, les mythologies témoignent de l’évolution continue de la conscience, dans ses tentatives de représentation de ce qu’elle ne peut entièrement et clairement se figurer. Elle ne sait pas ce qu’elle cherche, mais ce qu’elle sait c’est qu’il lui faut chercher sans cesse. Une fois lancée, elle ne demande qu’à aller toujours plus loin.
Pour que la conscience puisse continuer de toujours se dépasser elle-même, jusqu’à atteindre ce qu’on pourrait appeler une ‘tout autre conscience’, il lui faut d’abord prendre conscience de ce désir, qui est dans sa nature, et de ce qu’implique cette volonté de dépassement, ce que requiert cette exigence d’envol. Il lui faut comprendre l’essence du dépassement, et les conditions qui le rendront possible.
La philosophie, tant ancienne que moderne, suppose en général, explicitement ou implicitement, que la condition actuelle de la conscience humaine est la seule valide, la seule envisageable, la seule raisonnable, qu’elle est la référence universelle, et qu’il n’en est point d’autre.
Dans ces conditions, il paraît clair que la philosophie est mal armée pour comprendre ce qui, en théorie ou en pratique, pourrait la dépasser entièrement. Il paraît évident qu’elle ne peut pas même imaginer la nature putative de quelque dépassement radical, qui transcenderait la condition actuelle de la conscience, ou plutôt la manière dont on la conçoit habituellement.
Cependant, la réflexion « philosophique » sur la naissance de la mythologie ancienne, la contemplation de son histoire, et l’observation de sa décadence, peut nous apprendre beaucoup sur ce dont furent capables d’autres consciences humaines, jadis. Et par inférence, elle peut indiquer d’autres voies pour l’avenir d’une philosophie de la conscience.
La mythologie, pour seulement exister, puis se transmettre, a nécessité dès les Temps antiques un retour de la conscience sur elle-même, sur l’origine de ses croyances, de ses aspirations et de ses terreurs. S’y plonger aujourd’hui peut nous aider à considérer non le pourquoi de la multiplicité des Dieux, ou les milliers de noms de l’Unique Divinité, mais la manière dont ils ont été inventés, et l’orientation de la conscience de leurs créateurs, les Poètes ou les Prophètes.
Hésiode et Homère n’ont pas seulement narré avec génie la genèse des Dieux, leurs batailles et leurs amours, ils ont surtout installé une distance critique, poétique, littéraire et littérale, entre leur objet et leur sujet.
Les Poètes ont créé de nouveaux Dieux, ils ont conceptualisé leur essence à partir du souvenir des Dieux anciens, longtemps gardés par la mémoire, jadis craints ou révérés, et qui continuaient peut-être de l’être, sans doute, mais avec d’autres nuances, que l’art poétique se réserva le soin de développer.
La création poétique de la mythologie ressortit à une tout autre conscience que la seule réflexion philosophique. L’invention soutenue, la critique libre, d’un Héraclite par exemple, ou d’un Platon, dépasse en un sens la poésie, mais ne s’en affranchit pas.
La vraie création crée des mondes vraiment vivants. Par cette vie vraiment vivante, l’imagination libère la pensée, elle la délivre de toute entrave, elle lui donne le mouvement, elle insuffle dans l’esprit une impulsion critique et laisse le champ ouvert à l’invention, poétique et philosophique.
Il y a toujours plusieurs niveaux ou strates (de conscience) qui sont à l’œuvre dans toute conscience s’interrogeant sur sa nature, s’efforçant d’aller de l’avant, ou de s’enfoncer dans sa nuit.
Quand on parle d’une ‘tout autre conscience’ , que veut-on dire exactement? S’agit-il d’une conscience subliminale, latente, sous-jacente ? S’agit-il d’une pré-conscience ou d’une proto-conscience de l’inconscient à l’œuvre? Ou d’une supra-conscience, d’une méta-noésis ?
S’agit-il d’une intuition d’autres états de la conscience, dont pour les définir on pourrait simplement dire qu’ils sont un peu trop ‘non humains’ dans leur état embryonnaire, loin de la condition actuelle de la conscience humaine ?
S’il fallait un terme classique pour fixer les idées, on pourrait qualifier ces états ‘non-humains’ de ‘démoniques’ (au sens du ‘daimon’, le Démon de Socrate)i.
On pourrait aussi, après Hésiode ou Homère, qualifier ces états de « divins », en donnant à ce terme le sens d’une projection de tout ce qui dans l’humain tend au supra-humain.
Les mythologies supposent comme acquis le fait qu’il existe d’autres types de consciences que simplement humaines. Elles montrent aussi que l’homme n’est pas en réalité seulement ce qu’il semble être. Il pourrait, en théorie du moins, être en puissance ‘tout autre’ qu’il n’est.
La mythologie a pour force principale de suggérer à la conscience humaine que la conscience (provisoire) qu’elle atteint d’elle-même et du monde en général n’est pas encore consciente de tout le potentiel qu’elle possède en réalité.
La conscience pose en elle et développe le destin d’entités ‘divines’ qui lui servent en quelque sorte d’avatars. Les Dieux imaginés sont des images de la conscience elle-même, dans ses états provisoires. Ces entités divines, imaginées, projettent la conscience dans un monde qui la dépasse, mais dont elle est, sinon l’autrice même (puisque c’est le Poète qui l’imagina), mais du moins la fervente spectatrice, — ou parfois, ce qui revient presque au même, la féroce critique.
La mythologie et ses fictions bariolées montrent à la conscience humaine qu’elle peut être entièrement autre que ce qu’elle est, qu’elle peut partir en voyage, et que, par la mobilisation de son intelligence et de sa volonté, elle pourra dépasser tous les lieux et tous les cieux, qui sont en elles en puissance, mais non encore en acte.
La conscience est, au commencement de l’histoire de la mythologie, puis tout au long de son déroulement, la proie consentante d’une puissance aveugle qui l’habite en secret, puissance qui lui est incompréhensible, mais dont les mythes lui exposent au fur et à mesure quelques-uns des secrets.
La conscience mythologique, c’est-à-dire la conscience que l’homme a de l’essence de la mythologie qu’il se construit, la conscience qu’il a de ce qu’elle peut lui apprendre sur la nature la plus profonde de sa propre conscience, la conscience qu’elle peut lui faire entrevoir l’abysse de ses origines et lui faire deviner quelques cimes inimaginables restant à atteindre, n’est pas, à propos des commencements, d’une grande limpidité. Elle est en fait intrinsèquement obscure, même sous les éclairages construits, violents, crus, des poètes (comme Hésiode ou Homère), ou sous le voile des tonitruants éclairs de textes inspirés (comme le Véda, la Genèse, ou les Prophètes).
La conscience mythologique se comprendra mieux elle-même à la fin de l’ère mythologique, quand les Dieux apparaîtront davantage comme des fictions littéraires ou spirituelles que des réalités de chair et de sang.
Elle se comprendra mieux quand la puissance aveugle qui l’aura longtemps inspirée dans des âmes singulières, des peuples divers, des cultures spécifiques, sera finalement elle-même surpassée par la conscience d’une nouvelle ère, d’une nouvelle « genèse », plus philosophique et plus critique que la Genèse.
Lorsque surviendra, inévitable, le moment de la mort des mythes et des Dieux qui les ont fait vivre, un feu nouveau et un souffle puissant pourront jaillir. Ce feu neuf, ce souffle frais, mettront en lumière dans la conscience tout ce que la mythologie recélait sous ses cendres tièdes, et les phénix nouveaux qui demandaient à naître.
La conscience n’est donc jamais seulement dans un état « originel ».
Elle ne cesse de se constituer elle-même comme son propre avenir, quelle que soit la durée de sa maturation.
L’essence originelle de la conscience de l’homme est de paraître maîtresse de soi, maîtresse du soi. Elle semble se posséder, régner sans partage sur le for intérieur. Elle règne sur elle-même. Elle est à la fois ce for intérieur (noté A) et la conscience (notée B) qu’elle a de cet A.
La conscience est ce B qui a cet A en soi, comme une sorte de matière propre, ouverte à toutes sortes de possibles, et en particulier aux possibilités d’être-autre, aux perspectives de ne pas ‘être-seulement-A’, mais ‘d’être-B-considérant-A’, ou même ‘d’être-B-considérant-ce-non-A’, ou encore ‘d’être-tout-autre-qu’A-ou-non-A’, et qu’on pourrait appeler C, ou X ou Z.
Il serait tentant de filer ici la métaphore du genre, pour faire image.
La conscience B du for intérieur A pourrait être comparée à la conscience détachée, contrôlée, contrôlant, de l’étant masculin, alors que la conscience de ‘pouvoir-être-autre’ (C, X ou Z) pourrait être comparée à cette intuition et cette puissance proprement féminine de désirer, de concevoir et de réellement porter en soi un être-autre, pendant un temps, avant de lui donner une vie propre.
Il est sans doute artificiel de distinguer nettement l’étant masculin de la conscience (la conscience B qui se dit et se voit consciente de A) et la conscience féminine de ‘pouvoir-être-autre’ (la possibilité féminine de concevoir et de porter en soi un être-autre). Le masculin et le féminin ne sont pas seulement séparables, ils sont également unis dans la conscience, qui est fondamentalement d’une nature androgyne, à la fois animus et anima, pour reprendre les termes de Jung.ii
Dans toute mythologie, il y a des points d’inflexion, des moments clés, des césures, où le sens s’ouvre, se déploie. Par exemple, l’apparition subite du personnage de Perséphone oblige Zeus lui-même à sortir de son Olympe et à forger un compromis entre Déméter, la mère éplorée, et le Dieu ravisseur, « l’avare Hadès ».
D’un autre point de vue, non mythologique, mais poétique, Perséphone symbolise l’âme légère, seulement séduite par la senteur du safran, de l’iris et des narcisses, dont le doux parfum fait sourire le ciel, la terre et la meriii…
Selon l’interprétation, franchement métaphysique, du mythe de Perséphone par Simone Weil, « la beauté est le piège le plus fréquent dont se sert Dieu pour ouvrir l’âme au souffle d’en-haut. »iv
Mais comment expliquer le silence universel qui répondit aux appels de détresse de la vierge violée, enlevée ? Serait-ce qu’il est des « chutes » dont on ne revient pas, car elles sont de celles qui élèvent et unissent l’âme au « Dieu vivant » lui-même, et qui l’y lient, comme l’épouse à l’époux :
« Le parfum du narcisse faisait sourire le ciel tout entier là-haut, et la terre entière, et tout le gonflement de la mer. À peine la pauvre jeune fille eut-elle tendu la main qu’elle fut prise au piège. Elle était tombée aux mains du Dieu vivant. Quand elle en sortit, elle avait mangé le grain de grenade qui la liait pour toujours. Elle n’était plus vierge. Elle était l’épouse de Dieu »v.
Le monde souterrain où Perséphone a été entraînée symbolise, pour S. Weil, la souffrance, la douleur de l’âme, son expiation d’une faute incompréhensible. Le grain de grenade est la semence de sa vie renouvelée et la promesse de futures métamorphoses, selon quelque grâce invisible.
Pour Schelling, en revanche, Perséphone représente la puissance de la conscience originelle . Elle est la pure conscience, la conscience vierge, mais ravie, posée nue dans la Divinité, celée en lieu sûr. Elle est la conscience sur laquelle se repose Dieu, la conscience qui le fonde dans l’infra-monde des Enfers. Elle incarne l’intérieur souterrain, le for intime de la divinité, son creux premier, sa crypte antique, au-dessus de laquelle les cathédrales exultent, et les moissons germent.
Elle est la conscience envoyée au monde des morts. Elle s’y retire, s’y cache, s’y fonde et s’y marie non au ‘Dieu vivant’ invoqué par Weil, mais au Dieu des morts, au Dieu de l’Enfer, Hadès, le frère taciturne de Zeus.
Avec l’apparition de la vierge et pure Perséphone dans les Enfers, le grand récit de la mythologie prend soudain conscience des pulsions, obscures encore, de l’homme, de ses désirs inassouvis, de ses craintes inavouées.
Le poète qui chante les amours du Dieu de la mort et de la pure Perséphone prend conscience que la mythologie qu’il invente peut faire taire les terreurs, transporter les esprits.
Ce qui dominait avant lui dans la conscience pré-mythologique, c’était le règne du Dieu unique, jaloux, exclusif, — le Dieu qui, pour rester seul à être unique, refusait la divinité à toutes les autres puissances.
Toutes ces puissances, dont la Sagesse ou l’Intelligence, par exemple, ou d’autres Sefirot (pour employer un vocabulaire certes plus cabalistique qu’hellénique), ne sont pas le vrai Dieu, puisque seul le Dieu unique est le vrai Dieu. Mais, cependant, elles ne sont pas « rien », et elles ne sont pas non plus absolument « non-divines », puisqu’elles sont admises en sa présence, puisqu’elles constituent sa Présence même, sa Chekhina, comme l’allègue la cabale juive.
Réduites à leur essence la plus profonde, on peut identifier trois puissances élémentaires, originaires, en quelque sorte séfirotiques: la puissance du Fondement (la Matière), la puissance du Déchirement (l’Aspiration), la puissance de la suture (l’Esprit).
Le Dieu unique, uni-total, n’est donc pas seul, il est accompagné de sa propre Présence, mais aussi, bien avant que le monde fut créé, de la Sagesse, de l’Esprit ou de l’Intelligence.
Ces puissances-là, et d’autres encore peut-être, habitent depuis des millénaires la conscience des hommes, non pas d’emblée, mais progressivement, successivement, comme autant d’avatars ou d’apparitions du Dieu unique.
Ce qui domine à présent dans cette conscience de l’unique, ce n’est pas le Dieu Pan, que les Grecs conçurent à leur heure, ce Dieu qui n’exclut rien, qui englobe tout, et qui est Tout, qui est en essence le vrai πᾶν, philosophique et cosmologique.
La conscience du Dieu unique n’est consciente que d’un πᾶν partiel, un πᾶν de circonstances, un πᾶν divin, certes, mais un πᾶν exclusif, un πᾶν non-inclusif, qui est loin de contenir en lui tout ce qui n’est pas divin, et moins encore tout ce qui est anti-divin.
Dans l’exclusivité absolue du Dieu des origines, il n’y a pas beaucoup de place pour l’Autre, pour une vie vraiment autre, qui aurait une absolue liberté d’être, qui ne serait pas tissée de la substance même de l’origine.
Cette exclusive situation ne peut durer. Le Dieu des origines ne peut rester unique et seul dans l’origine. Il ne peut pas demeurer davantage unique et seul dans la conscience ou dans la nature. Tout comme il doit s’abandonner, se laisser surpasser par la création du Monde, il doit s’abandonner aussi dans les consciences qui en émergent, quelles qu’en soient les formes.
La question est de savoir ce que veut vraiment dire que le Dieu s’abandonne, se laissesurpasser.
Avant d’être effectivementsurpassé, le Dieu Tout-Puissant doit s’être laissé rendre surpassable par quelque puissance, cachée en lui, ne demandant qu’à s’élever à la conscience. Il doit avoir été en puissance de son propre dépassement, avant d’être en présence de ce dépassement.
Quelle était cette puissance cachée?
Pour répondre, il faudrait inventer un mythe qui tente de montrer ce qui fut avant les mythes.
Voici ma proposition :
La vie de l’humanité avant le Mythe, avant l’Histoire, avant la Loi, était sans doute une vie fugace, vagabonde, nomade, éphémère. L’homme courait toujours, de proche en proche, en quête du large, dans les seules limites de l’illimité. L’absence de lieu en lui était son séjour. Étranger à soi, il ignorait d’où il venait et où il allait. Dans sa course, il était migrant sur la terre, se mouvant sans fin et sans conscience, étoile errante.
Quand la conscience en l’Homme enfin commença de faire sentir son mouvement, il conçut un rapport entre l’errance de sa course, et la course de sa pensée, la course de sa conscience.
Il conçut un lien entre le mouvement, le transport, l’errance, et la traversée, le dépassement, l’affranchissement. Autrement dit, il vit un lien de ressemblance entre le déplacement sur la terre et le mouvement dans l’esprit.
Cette image ne l’a plus quitté.
Les mythes que sa conscience commença d’inventer, se fondèrent dès lors, non sur le proche, mais le lointain, l’intangible, le Ciel.
Dans le Ciel immense, nocturne ou diurne, les mouvements semblent obéir à des lois déterminées.
Pour la conscience, agitée d’une mobilité constante, d’une inquiétude de tous les instants, le mouvement régulier des étoiles, faisait contraste aux errances apparemment irrégulières des planètes et à la chute aléatoire des météores.
La conscience médita longtemps cette double manière de mouvement, l’une selon la règle, l’autre s’en passant.
Ce double mouvement, la mythologie se l’appropria aussi.
L’un, ordonné, celui des étoiles et des constellations, était à l’image du Dieu Un.
L’autre, erratique, celui des planètes et des météores, était à la ressemblance de la puissance cachée qui habite le Dieu, et dont lui-même n’a pas conscience.
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iCf. Plutarque. « Du Démon de Socrate », Œuvres morales. Traduction du grec par Ricard. Tome III , Paris, 1844, p.73
ii « La conscience est nature en quelque sorte androgyne », affirme Schelling, qui avait donc, plus d’un siècle avant C.-G. Jung, préfiguré la double nature de la conscience, comme animus et comme anima. Cf. F.-W. Schelling. Philosophie de la mythologie. Traduit de l’allemand par Alain Pernet. Ed. Jérôme Millon. Grenoble. 2018, Leçon IX, p.104.
iiiL‘Hymne homérique à Déméter en donne cette image :
« Je chanterai d’abord Déméter à la belle chevelure, déesse vénérable, et sa fille légère à la course, jadis enlevée par Hadès. Zeus, roi de la foudre, la lui accorda lorsque, loin de sa mère au glaive d’or, déesse des jaunes moissons, jouant avec les jeunes filles de l’Océan, vêtues de flottantes tuniques, elle cherchait des fleurs dans une molle prairie et cueillait la rose, le safran, les douces violettes, l’iris, l’hyacinthe et le narcisse. Par les conseils de Zeus, pour séduire cette aimable vierge, la terre, favorable à l’avare Hadès, fit naître le narcisse, cette plante charmante qu’admirent également les hommes et les immortels : de sa racine s’élèvent cent fleurs ; le vaste ciel, la terre féconde et les flots de la mer sourient à ses doux parfums. La Déesse enchantée arrache de ses deux mains ce précieux ornement ; aussitôt la terre s’entrouvre dans le champ nysien, et le fils de Cronos, le roi Hadès, s’élance porté par ses chevaux immortels. Le Dieu saisit la jeune vierge malgré ses gémissements et l’enlève dans un char étincelant d’or. Cependant elle pousse de grands cris en implorant son père, Zeus, le premier et le plus puissant des Dieux : aucun immortel, aucun homme, aucune de ses compagnes n’entendit sa voix. »
ivSimone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1977, p. 152-153.
vSimone Weil, Attente de Dieu, Fayard, 1977, p. 152-153.
Dans la transe, qu’elle soit obtenue en « chevauchant » le tambour, ou stimulée par la consommation de plantes psychotropes, le chaman s’envole pour un voyage lointain – dans le monde des ancêtres disparus, ou vers des cieux si élevés, qu’y habitent les dieux, et l’Esprit même, ou ce qui en tient lieu. Il y a des extases difficiles, dangereuses, épuisantes. Aucune n’est aisée et plaisante. Il n’y en a jamais deux semblables, et elles engagent totalement l’être qui s’y soumet. Quelques-unes sont si extrêmes que l’on s’approche de la mort même. Il peut être donné à ceux qui sont allés jusqu’à ce seuil de la considérer seulement comme une nouvelle route, avec le risque d’aller alors bien au-delà. Le sentiment de la mort imminente peut aussi être compris comme le signal du retour nécessaire, de l’urgence pour la conscience de se déprendre de son élévation provisoire, et d’entamer sa lente et longue descente parmi les vivants.
L’extase est un voyage qui va bien au-delà de toute idée de voyage, elle va au-delà de la vie et de la mort, au-delà du soi et de la conscience. Ceux qui en reviennent ne peuvent jamais trouver les mots pour la dire. Sans doute ces mots n’existent-ils dans aucune langue humaine. Dans l’état d’extase, cela a été souvent décrit, la conscience semble s’extraire du corps et s’élever infiniment haut, franchissant les mondes, dépassant les cieux. Mais qui dirige ce vol de la conscience, qui sait la fin du voyage, ou son objet? La conscience, l’inconscient, quelque autre entité encore ? Ou la conjonction subjective de ces trois puissances ?
Sous l’influence d’une forte dose de psychotropes (plus la dose est forte, plus elle est dangereuse, et même potentiellement mortelle), après moult péripéties durant une « montée » de plusieurs heures, la conscience, arrivée à ce qu’il lui semble être le point extrême de l’extase, et dont elle saura plus tard, par d’autres récits comparables, qu’il est donné à peu de personnes de la vivre, – la conscience se trouve face à une révélation ‘ultime’, dont tout lui donne à croire qu’elle n’est pas dépassable. Elle fait face, si elle le peut, ou plutôt elle plonge, elle s’immerge entièrement dans ce qui pourrait être faiblement décrit comme une infinie boule d’amour et d’intelligence. En un regard, elle se voit ‘divinisée’, ou invitée à l’être, et la conscience s’enveloppe d’un brûlant brouillard, d’une nébuleuse infinie, qui l’illumine plus que des milliards de soleils assemblés en un point ne sauraient le faire. Mais ces pauvres métaphores verbales sont encore trop extérieures, trop phénoménales. Par leur maladroite surenchère, elles désignent surtout le vide de l’insaisissable saisissement.
Qu’est-ce qui est réellement révélé à ce moment, en fait? L’être de la Déité ? Cela même n’est point assuré, au fond. Peut-être n’est-ce que le voile de sa Présence ? Ce qui paraît de la Déité, pour aussi subjuguant que cela soit, n’est-il pas encore trop tissé d’impressions, trop nimbé d’images, certes ineffables, indicibles, mais, somme toute, passagères? L’infini n’est-il pas par essence infini ? Comment se pourrait-il conjoindre à une conscience éphémère, composée d’une succession d’instants finis ? Cela n’est pas explicable. Et à peine entrevue, la Déité s’absente. La vision se dissout.
Tout zénith désigne son nadir. La descente s’initie, nécessaire, irrévocable, et toutes les visions peu à peu se détissent, s’évanouissent, se résorbent, se diluent, dans une souvenance immensément émue mais confuse, et qui n’étreint plus que des limbes.
Après l’apex de l’extase, n’en revient-on pas toujours ? Ou plutôt, en revient-on jamais ? N’est-on pas dès lors transformé au plus profond de soi, pour toute la vie? Y a-t-il réellement une seule Vérité au bout du compte ? Ou celle-ci n’en annonce-t-elle pas d’autres, en puissance, infiniment ? Toute vérité, et même la plus absolue, n’est-elle qu’un artefact de l’esprit réfléchissant sur lui-même, par lui-même ? Toute vérité n’est-elle qu’une image de la réalité même, dont on ne peut jamais être assuré d’en avoir dévoilé l’essence finale ? N’en vient-on pas à douter de l’essence de cette réalité ‘ultime’, telle qu’elle apparaît, tant elle se donne aussi comme infiniment hors de portée de l’intelligence et de la conscience humaines ?
Ou encore, serait-il possible que cette Vérité, ou son voile, ne fasse qu’une sorte de signe, encourageant la conscience à entreprendre plus tard d’autres voyages, de futures recherches, de prochains approfondissements, selon d’autres angles, d’autres méthodes, plus conformes à son essence, et dont une unique extase, toute fondatrice qu’elle soit, fait seulement trembler le voile qui la vêt?
Dans l’expérience extatique, suivant les circonstances, les tempéraments, ou une grâce octroyée sans pourquoi ni raison, on peut connaître alternativement la félicité ou l’angoisse, l’émerveillement ou la terreur, la stupéfaction ou l’illumination, le bouleversement ou la plénitude. Rien dans l’extase n’est écrit ou déterminé. Chacun la vit à sa manière.
Dans le chamanisme, l’extase est l’essence même de l’expérience. Mais, point essentiel, il n’est pas du tout nécessaire d’être chaman pour faire cette expérience-là, ou d’autres, plus absolues encore.
De cela, l’on déduit que l’essence de l’extase n’est pas fondamentalement liée à la culture ou aux rites. Elle peut être offerte à tous, car elle est immanente à la nature la plus profonde de la réalité.
A travers elle, la voix des millénaires passés murmure, parle ou s’écrie, aujourd’hui encore, et continuera demain de faire résonner ses échos.
Les champignons chamaniques « parlent », dit-on. ‘Es habla‘, confirme le curandero mexicain.
Peut-être cette « parole », qui est aussi « vision », entretient-elle un lien mystérieux avec ce qu’ont représenté, dans d’autres cultures, d’autres langues, et en d’autres temps, le logos grec, le debar hébreu, ou la vāc védique ?
Dans la tradition védique, c’est le Soma même qui « parle ». Il parle comme un Dieu. D’ailleurs le Véda dit qu’il est un Dieu. Et sa voix (vāc) traverse les millénaires.
Des chercheurs, sans doute dominés par des instincts plus matérialistes et positivistes que spirituels ou spéculatifs, ont dépensé beaucoup de temps et d’énergie à tenter d’identifier de quoi était composé le Soma. Quelle plante était-elle broyée pour en exprimer le suc ? William Jones, en 1794, avait suggéré que le principe actif du Soma védique était la rue syrienne, ou Peganum harmala. Dans leur livre Haoma and Harmaline, David Flattery et Martin Schwartz confirment cette hypothèse.i
Mais d’autres plantes ont été identifiées comme de possibles candidates : l’Éphédra, le Cannabis sativa, une plante du genre Sarcostemma, une plante du genre Periploca, ou encore, l’Amanite tue-mouches, ou Amanita muscaria, un champignon encore utilisé dans le cadre de diverses cultures chamaniques, notamment en Sibérie.
On ne peut manquer de rapprocher l’usage putatif de ces plantes aux effets psychotropes dans les cérémonies védiques de l’emploi généralisé de plantes ou de champignons psychotropes dans la plupart des formes de chamanisme relevées par l’anthropologie contemporaine.
De nombreuses espèces de plantes sont encore utilisées par les chamans de par le monde. Parmi celles-ci, on peut citer le Datura, le Brugmansia,le Brunfelsia, la Coca (l’Erythroxylum coca), l’Anadenanthera peregrina, la Psychotria viridis (ou Chacruna en quechua), les graines de Sophora secundifolla ou de Macambo, la poudre de Virola, des tabacs comme la Nicotiana rustica, ou encore le champignon Stropharia cubensis (ou Psilocybe cubensis) qui pousse dans les excréments du bétail, ce qui lui vaut son appellation de ‘coprophile’. Malgré leur usage chamanique, il importe de noter que ces plantes ou ces fungi n’induisent pas nécessairement d’expérience extatique ou enthéogène, même si elles en ont la capacité.
Plus de deux cents espèces de champignons sont répertoriées comme hallucinogènes ou enthéogènes, dont les plus importantes sont les Psilocybes, l’Amanita muscaria (amanite tue-mouche) et le Claviceps purpurea (l’ergot de seigle, qui contient de l’acide lysergique dont est dérivé le LSD).
Leurs principes actifs les plus courants sont deux dérivés indoliques, la psilocybine et la psilocine. Ils sont présents dans les espèces de trois genres de champignons, les psilocybes, les strophaires et les panéoles.
La psilocybine fait partie des tryptamines, lesquelles forment un groupe de substances potentiellement psychotropes, hallucinogènes, et même enthéogènes. Les tryptamines ont une structure chimique est de type indoleii. Certaines tryptamines sont produites naturellement par le corps humain, comme la diméthyltryptamine (DMT), synthétisée par la glande pinéale, et la sérotonine (5-hydroxytryptamine ou 5-HT), que l’on trouve principalement dans le système digestif. Elles agissent comme neurotransmetteurs dans le système nerveux central. Dans le cerveau, la DMT joue un rôle essentiel quant à la régulation des humeurs, et est à l’origine des sentiments de plénitude et de contentement.
L’hypothèse a été faite que la psilocybine, en tant que principe puissamment psychotrope, a pu être impliquée dans le développement archaïque de la conscience chez Homo sapiens
Si le destin de l’homme est étroitement associé à celui de sa conscience, il est fort vraisemblable que ce que nous pensons ou ce que nous ressentons puisse aussi « s’incarner », au sens propre, par exemple sous forme de tryptamines. Réciproquement, toute modulation dans la régulation de ces molécules peut avoir un impact sur la conscience et la pensée.
D’un point de vue mythologique ou religieux, ce phénomène pourrait assez bien correspondre à ce qu’on a appelé l’incarnation du Logos.
L’incarnation du Logos est un archétype idéal, qui permet entre autres à la conscience qui s’en pénètre de dépasser les dualités tranchées de la matière et de l’esprit, du signe et de la chose, de l’existence et de l’essence.
Bien longtemps avant que Humphrey Osmond ait inventé le terme « psychédélique » en 1957, et que R. Gordon Wasson et Carl A.P. Ruck ne lui aient préféré le terme « enthéogène »iii, des termes fort anciens comme celui d’ »extase », ou des périphrases comme « l’élévation » ou « l’expansion » de la conscience étaient employées par nombre de cultures.
Quels que soient les termes qui seront employés dans l’avenir, pour en rendre compte, on ne peut douter que l’humanité, si elle veut garder l’espoir d’un avenir durable, devra accéder collectivement à une forte « expansion » de la conscience, y compris dans ses dimensions enthéogènes.
Jusqu’à quel point sera-t-il possible à Homo sapiens d’augmenter, d’étendre, d’élargir et d’élever sa conscience ? À partir de quand cela deviendra-t-il nécessaire et même urgent ?
Difficile de répondre. Il faudrait pouvoir être pleinement conscient aujourd’hui de ce qu’impliquerait demain un déficit systémique et collectif de conscience, quant à la possibilité de survie face à des catastrophes majeures, dont l’humanité aurait la principale responsabilité.
Nul doute cependant que l’avenir de l’humanité dépendra de sa capacité à faire émerger une nouvelle intensité de conscience, tant au plan individuel et que collectif.
Les indoles aux propriétés psychotropes ont vraisemblablement déjà été des agents de changement et d’évolution, pendant les millions d’années qui ont précédé la civilisation moderne. Ils ont aussi contribué à faire évoluer le patrimoine génétique de l’espèce humaine.
Si l’on pouvait prouver que la conscience humaine a progressivement émergé de développements neurologiques du cerveau en partie catalysés par les indoles, alors l’idée que l’on se fait du cerveau, de ses relations d’intrication et d’imbrication avec la nature, et de ses capacités ultérieures d’évolution, serait bouleversée.
Mais cette confirmation d’une intuition latente n’épuiserait en rien le véritable problème, celui que constitue la nature même de la prochaine phase d’évolution de la conscience, sans laquelle l’humanité courra vraisemblablement à sa perte.
Nécessitera-t-elle de nouvelles sortes d’interactions biochimiques entre le système neuronal et l’univers environnant, à l’exemple de celles qui ont façonné le cerveau d’Homo sapiens, et de bien d’autres hominidés et homininés avant lui ?
Ou bien requerra-t-elle essentiellement un travail de la conscience sur elle-même, en vue de se dépasser, en quelque sorte par ses propres forces, sans nécessité d’une « augmentation » biochimique ? Ou exigera-t-elle quelque combinaison de ces facteurs, un exhaussement de conscience doublé d’une nouvelle symbiose biochimique ?
On continuera certainement d’apprendre beaucoup de choses avec une analyse toujours plus approfondie de la confluence des conditions qui furent nécessaires pour que des organismes vivants, inconscients ou « proto-conscients », aient progressé vers la conscience, ou plutôt vers une infinie variété de formes de conscience, pendant des centaines de millions d’années.
Mais cela ne suffira pas. Jeter un regard, si profond soit-il, vers les abysses du passé, ne préjugera pas de la nécessité de forger des modes de compréhension nouveaux, d’élaborer de nouvelles textures de la conscience.
Malgré des millions d’années d’évolution et de transformation, culminant avec l’apparition d’Homo sapiens, il y a environ cent mille ans, et après le processus ultérieur d’évolution, ultra-rapide cette fois, lors des derniers millénaires, processus qui a pris la forme de recherches et d’inventions culturelles, philosophiques, religieuses, scientifiques, artistiques, le mystère de la conscience demeure intégral, et le défi qu’elle pose, quant à la compréhension de son essence, radical.
Il y a vingt ou trente mille ans, le rôle des tryptamines a pu se révéler déterminant pour catalyser chez Homo sapiens l’apparition d’une conscience plus aiguë de la nature des divers mondes, le monde de la réalité ici-bas, et celui d’une réalité autre, symbolique, invisible, immanente, mais bien présente, et qui reste aujourd’hui vivante dans d’innombrables cultures, philosophies, spiritualités.
La DMT, on l’a vu, fait partie intrinsèque du métabolisme neuronal, mais il est aussi le plus puissant des psychotropes produits par la nature, par des espèces végétales ou fongiques. L’extraordinaire facilité avec laquelle la DMT supprime les limites de la conscience et la transporte dans des dimensions impossibles à concevoir a priori, et qui lui paraissent ensuite indicibles a posteriori, est l’un des phénomènes les plus extraordinaires que la vie réserve à la conscience humaine.
C’est une sorte de « miracle » dont la conscience qui cherche doit prendre conscience. Et ce miracle est suivi d’un autre, de signe contraire, en quelque sorte. Il s’agit de la facilité avec laquelle les systèmes de régulation enzymatique du cerveau humain reconnaissent les molécules surnuméraires de la DMT au niveau des fentes synaptiques. Après seulement quelques centaines de secondes, ces enzymes peuvent les désactiver et les réduire en sous-produits du métabolisme ordinaire.
Le fait que la DMT soit à la fois la plus puissante de tous les indoles psychotropes, et qu’elle puisse être aussi aisément neutralisée, est une indication fort probable d’une très longue association symbiotique entre Homo sapiens et les indoles, symbiose qui a sans doute commencé ses effets dès les premiers hominidés et homininés.
Seule parmi les écoles de pensée dominantes du vingtième siècle, la psychologie jungienne a cherché à se confronter à certains des phénomènes spirituels qui entretiennent le plus de rapports avec ceux du chamanisme, dont l’archétype de l’extase. C.G. Jung a insisté sur le fait que les allégories et les emblèmes alchimiques étaient des produits de l’inconscient et pouvaient être analysés de la même manière que les rêves. Du point de vue de Jung, le fait de trouver les mêmes motifs dans les spéculations fantastiques des alchimistes et dans les rêves de ses patients constituait une confirmation de sa théorie de l’inconscient collectif et de l’existence d’archétypes universels.
Jung les voyait comme des éléments autonomes de la psyché, échappant au contrôle de l’ego.
Par un curieux effet de « synchronicité », terme que Jung forgea d’ailleurs avec Wolfgang Pauli, le début du 20e siècle fut aussi celui de la révolution de la physique quantique.
Dans cette nouvelle physique, l’observateur, dans son rôle subjectif, est inextricablement lié aux phénomènes observés. Sur le fond, cette idée rejoint les très anciennes découvertes chamaniques, lesquelles reposaient, en dernière analyse, sur la synergie exceptionnelle entre des molécules de tryptamine, largement disponibles dans la nature, et les pensées les plus hautes, les plus sublimes, qu’aient jamais pu atteindre des consciences humaines.
Grâce aux psychotropes, et pendant d’innombrables générations, Homo sapiens a découvert en lui-même que l’Esprit n’était pas une idée, mais qu’il était une réalité vivante, une réalité ontologique suprême, résidant intimement dans l’esprit humain, et le surpassant aussi infiniment.
Ce mystère-là, tel qu’il se laisse entrevoir au cœur de l’expérience induite par les tryptamines psychotropes et enthéogènes, n’est pas un mystère que les neurosciences pourront seules élucider.
L’avenir de l’Homme est dans l’esprit, et plus encore dans la conscience. Le seul espoir de survie de notre planète épuisée devra être trouvé en esprit par des esprits, en conscience par des consciences.
Une révolution, plus radicale que toutes celles déjà advenues, devra advenir, — dans nos consciences.
Chamans, mages, prophètes, sibylles, visionnaires, ont exploré les avant-postes du Mystère pendant des millénaires. Mais l’Histoire ne fait que commencer. Presque tout reste à découvrir. Il faut admettre notre ignorance abyssale concernant la nature de l’esprit et l’essence de la conscience, ainsi que leurs liens avec la manière dont le monde, le Cosmos, déploie son existence, et révèle son essence.
Avons-nous en nous-mêmes la capacité de changer notre propre esprit, de modifier notre conscience ? Pendant des dizaines de milliers d’années, les esprits, les intelligences et les consciences humaines ont pu évoluer, se transformer et se transcender, avec et non pas contre la nature, — cette nature qui, en des formes de vie apparemment élémentaires, des moisissures, des champignons, cachaient quelques-uns de ses secrets les plus grandioses.
Cette antique leçon ne doit jamais être oubliée. C’est celle de la symbiose des règnes fongique, végétal et animal, et à travers elles, la symbiose de l’Homme avec toutes les formes de vie.
Cette leçon assimilée, il restera à imaginer et à cultiver les nouvelles formes de symbiose qui attendent encore la conscience humaine, et par lesquelles elle sera amenée à se dépasser, ou s’outrepasser toujours plus.
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iDans ce livre, Flatterie et Schwartz concluent que le Peganum harmala, au moins à la fin de l’époque védique, fournissait le principe actif du haoma/soma. Le Peganum harmala contient de l’harmaline, une bêta-carboline différente dans son activité pharmacologique de l’harmine qui se trouve dans l’ayahuasca (décoction composée de Banisteriopsis caapi et dePsychotria viridis). L’harmaline est plus psychoactive et moins toxique que l’harmine. Le Peganum harmala peut donner lieu à des expériences extatiques, s’il est consommé à dose suffisante. Martin Schwartz rapporte aussi l’hypothèse de Harold Bailey selon laquelle l’étymologie des mots soma ethaoma (l’équivalent du soma dans la tradition avestique en Iran) ne se fonde pas, comme on le prétend habituellement, sur la racine indo-iranienne *sau-, « presser, écraser, moudre dans un mortier », à laquelle est ajouté le suffixe –ma. Il estime que le mot soma, qu’il orthographie sauma signifie en fait « champignon ». Cf. David Flattery et Martin Schwartz. Haoma and Harmaline. Part II. §186. University of California Press. Near Eastern Studies Vol. 21, 1989, p.117
iiL’indole est un composé organique doté de deux cycles aromatiques accolés, un cycle benzénique et un cycle pyrrole.
iiiR. Gordon Wasson,Albert Hofmann, Carl A.P. Ruck , The Road to Eleusis: Unveiling the Secret of the Mysteries,1978.
Spinoza définit plusieurs genres de connaissances par lesquelles nous nous formons des idées généralesi. Il commence par mentionner la connaissance que l’on obtient par les sens, dont il dit qu’elle est « tronquée et confuse », et qu’il appelle « connaissance par expérience vague ». Puis il en décrit trois autres, qui nous rendent capables de former des « idées » : l’Imagination, la Raison et l’Intuition, — qu’il appelle respectivement « connaissance du premier genre », du « deuxième genre » et du « troisième genre ».
Il appelle « connaissance du premier genre, opinion ou Imagination » celle qui tire son origine des signes ou des mots par lesquels nous nous rappelons des choses, et au moyen desquels « nous nous formons des idées semblables à celles par lesquelles nous nous les imaginons »ii.
Il appelle «connaissance du deuxième genre, ou Raison » celle qui se tire du fait que nous avons « des notions communes et des idées adéquates des propriétés des choses. »
Enfin il appelle « connaissance du troisième genre, ou Science intuitive » le genre de connaissance qui « procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à l’idée adéquate de l’essence des choses ».
Cette formule n’est pas immédiatement simple à comprendre. C’est pourquoi Spinoza dit qu’il va l’expliquer avec un exemple.
Cet exemple est la Règle de trois.
Comme on sait, cette Règle permet, si l’on donne trois nombres, d’en obtenir un quatrième, qui soit au troisième comme le second au premier.
Mais il y a deux manières de l’appliquer, l’une scolaire, et l’autre immédiate.
« Des marchands n’hésiteront pas à multiplier le second par le troisième et à diviser le produit par le premier »iii dit Spinoza, mais pour les nombres les plus simples aucune démonstration n’est nécessaire. Étant donné les nombres 1,2,3, il n’est personne qui ne voit que le quatrième proportionnel est 6, explique-t-il.
Nous voyons d’un seul regard la relation qu’a le premier avec le second (le nombre 2 est le double de 1), et nous en concluons que le quatrième est évidemment 6 (le double de 3).
Cet exemple est intéressant en ce qu’il semble pouvoir être spécifiquement appliqué aux rapports entre les idées que l’on se forme sur Dieu et celles que l’on se forme sur les choses dans le monde…
Pour Spinoza, le « troisième genre de connaissance » revient en effet à appliquer la Règle de trois, ou Règle de proportion, entre : 1° l’essence ‘formelle’ des attributs de Dieu, 2° l’idée ‘adéquate’ que l’on s’en fait, 3° l’essence véritable des choses et 4° l’idée sur l’on se fait de leur essence.
Plus formellement, la connaissance du « troisième genre » se tire du fait que l’on est en droit de penser comme étant analogues les rapports du 2° au 1°, et du 4° au 3°.
Spinoza affirme ceci: l’idée que l’on se fait de l’essence des attributs de Dieu est comparable à l’idée que l’on se fait de l’essence des choses.
D’un côté, cette affirmation paraît aller de soi : toute idée conçue par l’Homme sur quelque essence que ce soit, est en un sens analogue à toute autre idée conçue à propos d’une autre essence.
D’un autre côté, l’affirmation de Spinoza va moins de soi, si l’on considère que cette règle de proportionnalité met en correspondance, en comparaison, des idées et des essences touchant ce monde-ci et des idées et des essences relatives à Dieu.
La connaissance du troisième genre affirme explicitement qu’un rapport de proportion est possible entre les pensées humaines sur l’essence des choses, et les pensées humaines sur l’essence de Dieu.
Essayons de tester ce rapport de proportion sur trois exemples : « Dieu est », « Dieu est vivant », « Dieu est un ».
1. « Dieu est ».
Dans sa Somme théologique, Thomas d’Aquin affirme que l’être de Dieu ne se surajoute pas à lui.
« L’être n’est pas en Dieu quelque chose de surajouté, mais vérité subsistante »iv
L’être de Dieu ne s’ajoute pas à lui, mais « subsiste » en lui.v
« Ce qu’on dit de l’être sans addition peut se comprendre en deux sens : ou bien l’être ne reçoit pas d’addition parce qu’il est de sa notion d’exclure toute addition : ainsi la notion de « bête » exclut l’addition de « raisonnable ». Ou bien il ne reçoit pas d’addition parce que sa notion ne comporte pas d’addition comme l’animal en général est sans raison en ce sens qu’il n’est pas dans sa notion d’avoir la raison ; mais il n’est pas non plus dans sa notion de ne pas l’avoir. Dans le premier cas, l’être sans addition dont on parle est l’être divin ; dans le second cas, c’est l’être en général ou commun. »vi
Thomas d’Aquin donne une exemple. La « bête » est l’animal qui n’est que cela, animal.
L’ « animal », en revanche, est un animal qui peut être « raisonnable ».
L’être divin « est » comme la « bête » est bête, il n’est qu’ « être », un être sans addition.
L’être en général ou commun « est » comme l’ « animal » est animal, avec des possibilités d’additions (comme « animal raisonnable », « animal politique »,…)
D’où cette analogie de proportion: L’être de Dieu est à l’être de l’Homme, comme l’être de la bête est à l’être de l’animal…
Dieu est un être sans addition, ce qu’avait vu Boèce, sept siècles avant Thomas d’Aquin : « Ce qui est peut bien, par une nouvelle adjonction, être autre chose encore : mais l’être même ne comporte nulle adjonction. »vii
Être autre chose encore ? Être autre chose qu’ être ? Ou être un être ayant en lui autre chose encore ?
L’être peut être encore une infinité de choses : « De la nécessité de la nature divine doivent suivre en une infinité de modes une infinité de choses, c’est-à-dire tout ce qui peut tomber sous un entendement infini. »viii
2. « Dieu est vivant ».
Thomas d’Aquin a consacré le début de sa Somme théologique à des questions comme : L’existence de Dieu est-elle évidente par elle-même ? Dieu existe-t-il ? Y a-t-il en Dieu composition de l’essence et de l’existence ? Dieu est-il parfait ? Peut-on dire que les créatures ressemblent à Dieu ?
Il pose aussi la question de la composition en Dieu d’une essence et d’un sujet. Dans le développement de son argumentation, il propose, quatre siècles avant Spinoza, une sorte de rapport de proportion entre, d’un côté, Dieu et la déité et, de l’autre, la vie et le vivant.
« Il est dit de Dieu qu’il est la vie, et non pas seulement qu’il est vivant, comme on le voit en S. Jean (14,6) : ‘Je suis la voie, la vérité et la vie.’ Or la déité est dans le même rapport avec Dieu que la vie avec le vivant. Donc Dieu est la déité elle-même. »ix
Il me semble que c’est là un bon exemple d’une connaissance du troisième genre.
3. « Dieu est un ».
Quelle est l’essence de cette ‘unité’ divine? Est-elle une unité numérique ? Une unité ontologique ? Une unité d’essence ? Une unité ‘transcendante’ (donc inconnaissable à la raison raisonnante) ? Une unité ‘transcendantale’ (donc intelligible en tant que forme a priori de la raison) ?
Si l’on remarque que toute essence, quelle qu’elle soit, est déjà ‘une’, par essence en quelque sorte, on pourra dire que l’une des hypothèses ci-dessus, l’idée de l’unité d’essence de Dieu, n’apporte pas grand-chose, parce que toute essence est nécessairement une.
Mais on pourra rétorquer que si toute essence est une, c’est justement parce que l’essence divine est une…
Quoi qu’il en soit des hypothèses proposées ci-dessus sur l’essence de l’unité divine, et de la préférence qu’on serait amené à privilégier pour l’une ou l’autre, on pourra toujours dire que les possibles réponses à la question représentent des idées plus ou moins ‘adéquates’ de ce qu’est effectivement l’essence de l’unité (divine).
Imaginons maintenant que l’on choisisse telle idée (ou telle autre, plus ou moins adéquate) de l’essence formelle de l’unité divine.
En appliquant la Règle de proportion suggérée par Spinoza, de cette idée pourrait procéder alors une idée analogue de l’essence de l’unité des choses.
Ou inversement: l’analogie de proportion, en effet, pourra jouer dans les deux sens.
Si l’on se forme une idée adéquate de l’essence d’une chose, on devrait pouvoir en déduire une idée analogue quant à tel ou tel attribut de l’essence divine.
Or on peut concevoir qu’une chose est ‘une’, comme entité unique, singulière.
On peut donc, par analogie, se former l’idée que l’essence de Dieu est aussi ‘une’, unique, singulière.
Cependant, il y a aussi beaucoup de choses dans le monde, et même une infinité (potentielle). Y aurait-il donc beaucoup de Dieux, et même potentiellement une infinité ?
Non, pas nécessairement. D’après l’application de la Règle de proportion, on peut seulement déduire qu’il y a beaucoup d’attributs en Dieu, et même une infinité.
Spinoza en tire d’ailleurs l’une de ses propositions :
« Plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu ».x
Il en ressort qu’il est possible de progresser dans la connaissance de Dieu, bien qu’il soit infini et qu’il ait une infinité d’attributs.
« J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »xi
Il est même infiniment infini, car chacun de ses ‘attributs’ peut avoir une infinité de ‘modes’.
« J’entends par mode les affections d’une substance. »xii
Chaque mode est une affection d’un attribut de la substance, et un attribut peut avoir une infinité d’affections possibles, et donc autant de ‘modes’.
Ainsi les choses (dans ce monde-ci) sont toutes des ‘modes’ en Dieu, des ‘affections de sa substance’. La substance de Dieu, en tant qu’elle ‘affecte’ une certaine chose, se traduit en un mode particulier. On peut aussi dire que ce mode est ‘conçu’ (ou ‘représenté’) par le moyen de cette chose particulière. (Ce mode est aussi conçu comme issu de la substance divine, puisqu’il en représente l’une des affections).
Les pensées aussi sont des ‘modes’ en Dieu, des ‘affections de sa substance’. Elles sont des affections de l’attribut divin qu’est la pensée (« La pensée est un attribut de Dieu, autrement dit Dieu est chose pensante »xiii).
Dieu ‘pense’ quand il ‘affecte’ sa substance en une autre chose (que lui-même).
Le fait qu’il y ait des idées, le fait qu’il y ait du ‘penser’, est un ‘mode’ qui exprime d’une certaine manière la nature de Dieu, en tant qu’il est ‘chose pensante’.xiv
Le fait de penser une pensée ‘singulière’ (cette pensée-ci, ou cette pensée-là) est un aussi ‘mode’, qui exprime la nature de Dieu d’une manière certaine et déterminée.xv
Enfin, les corps sont aussi des ‘modes’.
« J’entends par corps un mode qui exprime l’essence de Dieu, en tant qu’on la considère comme chose étendue, d’une manière certaine et déterminée. »xvi
Toutes les considérations qui précèdent peuvent être appelées des connaissances du « troisième genre ».
A quoi servent-elles, pourra-t-on demander ? C’est là une question fort intéressante, et qui touche de près notre sujet principal, celui de l’essence de la conscience, et l’essence de l’inconscience.
Tout à la fin de l’Éthique, Spinoza a des mots assez durs contre l’ignorant.
« L’ignorant est dans une inconscience presque complète de lui-même, de Dieu et des choses et, sitôt qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être. »xvii
Mais c’est pour aussitôt valoriser son contraire, le Sage.
« Le Sage, au contraire, considéré en cette qualité, ne connaît guère le trouble intérieur, mais ayant, par une certaine nécessité éternelle conscience de lui-même, de Dieu et des choses, ne cesse jamais d’être et possède le vrai contentement.
Si la voie qui y conduit paraît être extrêmement ardue, encore y peut-on entrer. Et cela certes doit être ardu qui est trouvé si rarement. Comment serait-il possible, si le salut était sous la main et s’y l’on y pouvait parvenir sans grand peine, qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est beau est difficile autant que rare. »xviii
Tout ce qui est beau est difficile et rare.
Mais tout ce qui est difficile et rare n’est pas nécessairement beau.
D’où cela vient-il ?
Peut-être d’une connaissance du quatrième genre.
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iSpinoza. Éthique. Partie II . De la nature et de l’origine de l’âme. Scolie 2 de la Proposition XL Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.115
iiSpinoza. Éthique. Partie II . De la nature et de l’origine de l’âme. Scolie 2 de la Proposition XL Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.115
iiiSpinoza. Éthique. Partie II . De la nature et de l’origine de l’âme. Scolie 2 de la Proposition XL Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.115
viiiSpinoza. Éthique. Partie I. Proposition XVI. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.39
ixThomas d’Aquin. Somme Théologique, I, Question 3, Article 3.
xSpinoza. Éthique. Partie V. De la liberté de l’homme. Proposition XXIV. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.325
xiSpinoza. Éthique. Partie I. De Dieu. Définition VI. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.21
xiiSpinoza. Éthique. Partie I. De Dieu. Définition V. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.21
xiiiSpinoza. Éthique. Partie II. De la nature et de l’origine de l’âme. Proposition I. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.71
xivSpinoza. Éthique. Partie II. De la nature et de l’origine de l’âme. Démonstration de la Proposition V. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.74
xvSpinoza. Éthique. Partie II . De la nature et de l’origine de l’âme. Démonstration de la Proposition I. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.71
xviSpinoza. Éthique. Partie II. De la nature et de l’origine de l’âme. Définition I. Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.69
xviiSpinoza. Éthique. Partie V. De la liberté de l’homme. Scolie de la Proposition XLII Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.341
xviiiSpinoza. Éthique. Partie V. De la liberté de l’homme. Scolie de la Proposition XLII Trad. Ch. Appuhn. Garnier-Flammarion, 1965, p.341
Dans la Consolation de la philosophie, écrite dans sa geôle, Boèce, attendant d’être exécuté par le roi Ostrogoth Théodoric, se demande : « Si Dieu existe, d’où vient le mal ? Et d’où vient le bien, s’il n’existe pas ? »i Il résumait là un raisonnement d’Épicure conservé par Lactance :
« Dieu, dit Épicure, ou bien veut supprimer le mal et ne le peut pas ; ou bien il le peut et ne le veut pas ; ou bien, il le veut et le peut. S’il le veut et ne le peut pas, il est impuissant ; ce qu’on ne peut penser de Dieu. S’il le peut et ne le veut pas, il est malveillant ; ce qui est également inadmissible. S’il ne le veut ni ne le peut, il est malveillant et impuissant ; et par conséquent il n’est pas Dieu. S’il le veut et le peut, seule hypothèse qui soit digne de Dieu, d’où vient le mal ? Ou pourquoi Dieu ne le supprime-t-il pas ? »ii
A cette question, Lactance répond :
«Il ne nous est que trop aisé, à nous qui connaissons la vérité, de répondre à ce raisonnement captieux. Nous disons donc que Dieu veut tout ce qu’il lui plaît, et qu’il est également incapable et de faiblesse et de malveillance. Il peut ôter le mal et ne le veut pas, et n’a point pourtant de malveillance. Il laisse le mal dans le monde; mais en le laissant, il donne à l’homme la sagesse, qui lui est plus avantageuse que le mal ne lui saurait être dommageable. La sagesse nous donne la connaissance de Dieu, et cette connaissance nous conduit à l’immortalité, qui est le souverain bien. Nous n’aurions pas cette connaissance-là du bien, si nous n’avions celle du mal. Épicure, ni aucun autre philosophe, n’a pu découvrir ce secret, ni reconnaître qu’en ôtant le mal, on ôterait la sagesse, et on ne laisserait pas à l’homme le moindre reste de vertu, puisque la vertu consiste uniquement à surmonter et à vaincre le mal. Ainsi ces philosophes, qui nous veulent délivrer du mal, nous privent de l’avantage incomparable de la sagesse. Il faut donc demeurer d’accord que Dieu a également proposé et le bien et le mal à l’homme. »iii
L’âme de l’homme est donc double, et trouble. Mêlée de bien et de mal, il lui faut faire son chemin entre abîmes et cieux. Quel sera son destin final ?
« Dieu avait proposé à l’homme le bien afin qu’il le choisît, et le mal afin qu’il le rejetât. Il a permis le mal pour rendre le bien plus recommandable ; car, comme je l’ai déjà expliqué en plusieurs endroits, ce sont deux contraires qui ne peuvent être l’un sans l’autre. Le monde est composé du feu et de l’eau, qui sont deux éléments qui se font une guerre continuelle. La lumière ne pourrait être s’il n’y avait point de ténèbres. Il n’y aurait point d’orient s’il n’y avait point d’occident, ni de chaud s’il n’y avait point de froid.
Nous sommes des composés de la même sorte, de corps et d’âme, qui sont deux parties opposées. L’âme est comparée au ciel, parée qu’elle est subtile et invisible, et le corps est comparé à la terre, parce qu’il est grossier et palpable. L’âme est stable et immortelle, le corps est fragile et mortel. On attribue à l’âme le bien, la lumière, la vie, la justice; et au corps le mal, les ténèbres, la mort et le péché. Voilà d’où est venue la corruption de la nature et la nécessité d’établir des lois qui défendissent le mal et qui commandassent la vertu. »iv
Dans ce combat des contraires, qui va l’emporter ? Chaque instant compte, et tout peut toujours arriver. Qui, du mal ou du bien, saura dire le vainqueur, pour chacun d’entre nous?
Ainsi que l’a dit un poète, dont Lactance souligne l’élégance, « il faut attendre le dernier jour, et nul ne doit être appelé heureux avant la fin de sa vie ».
Il n’est pas sûr, au demeurant, que l’expression « dernier jour » soit à prendre au sens propre. Pourquoi n’y aurait-il pas d’autres vies ultérieures, après que le dernier jour se soit consumé dans l’éphémère? De futures métamorphoses ne seraient-elles pas envisageables ?
C’est ce que Platon, pour sa part, affirme.
« Il n’est pas possible, Théodore, que le mal soit détruit, parce qu’il faut toujours qu’il y ait quelque chose de contraire au bien ; on ne peut pas non plus le placer parmi les dieux : c’est donc une nécessité qu’il circule sur cette terre, et autour de notre nature mortelle. C’est pourquoi nous devons tâcher de fuir au plus vite de ce séjour à l’autre. Or, cette fuite, c’est la ressemblance avec Dieu, autant qu’il dépend de nous, et on ressemble à Dieu par la justice, la sainteté et la sagesse.»v
C’est une curieuse définition de la fuite. Faut-il fuir pour ressembler à la Divinité ? Ou, faut-il lui ressembler pour pouvoir fuir ?
Il y a peut-être même une troisième voie, celle d’une identité formelle entre la volonté de fuir (ce monde) et la volonté de ressembler (à la Divinité).
L’affaire est sans doute beaucoup plus complexe, car Dieu, à première vue, ne fuit pas. De quoi aurait-il peur ? Tout au plus, pourra-t-on dire qu’il s’absente, sans doute pour des raisons qu’il n’aurait pas de mal à justifier, si les capacités humaines pouvaient les comprendre.
Boèce, dans sa geôle, va plus loin que Platon, qui pourtant avait eu sous les yeux l’exemple de Socrate, lui aussi condamné à mort. Dans plusieurs passages de sa Consolation de la philosophievi, Boèce affirme qu’il ne s’agit pas seulement de rendre les hommes semblables à Dieu, mais de les transformer en « dieux » :
« Il est évident que c’est l’acquisition de la divinité qui donne le bonheur. Mais par la même raison que la justice fait le juge, et la sagesse le sage, la divinité doit nécessairement transformer en dieux ceux qui l’ont acquise. Donc tout homme heureux est un dieu »vii.
Cette transformation, selon lui, se concilie avec l’unité de Dieu, si l’on fait la distinction entre le Dieu par essence et les dieux par participation.
« Il n’existe à la vérité qu’un Dieu par essence ; mais rien ne s’oppose à ce qu’il y en ait un grand nombre par participation. »viii
Platon avait déjà conçu que cette participation à la nature divine puisse être accessible aux « êtres intermédiaires », dont l’essence est « intermédiaire » entre celle du divin et celle des humains. Mais il n’avait pas formellement affirmé que l’homme lui-même pouvait être divinisé.
iBoèce. Consolation de la philosophie. Livre I. trad. Louis Judicis de Mirandol. Paris 1861
iiLactance. De la Colère divine, ch. XIII.« Deus, inquit Epicurus, aut vult tollere mala, et non potest ; aut potest, et non vult ; aut et vult, et potest. Si vult et non potest, imbecillis est ; quod in Deum non cadit. Si potest et non vult, invidus ; quod æque alienum a Deo. Si neque vult neque potest, et invidus et imbecillis est ; ideoque neque Deus. Si et vult et potest, quod solum Deo convenit, unde ergo sum mala ? Aut cur illa non tollit ? »
Selon les Upaniṣad, le but ultime du Véda est la connaissance métaphysique. Ils en donnent, dans une langue précise et allusive, quelques aperçus précieux.
En quoi consiste-t-elle ?
Certains sages disent qu’elle tient en une seule phrase.
D’autres, plus diserts, indiquent qu’elle touche à la nature du monde et à celle du Soi. Ils énoncent que « le monde est une triade consistant en nom, forme et action »i, qu’il est aussi « un », et que cet « un », c’est le Soi.
Qui est le Soi? Il est en apparence « comme » le monde, mais il possède l’immortalité. « Le Soi est un et il est cette triade. Et il est l’Immortel, caché par la réalité. En vérité l’Immortel est souffle, la réalité est nom et forme. Ce souffle est ici caché par eux deux. »ii
Dans le monde, le nom et la forme ‘cachent’ le souffle immortel, lequel agit sans parole ni forme, en restant ‘caché’.
Pourquoi cette opposition entre, d’un côté, ‘nom, forme, action’, et de l’autre le ‘souffle’ ? Pourquoi cette séparation entre la réalité et l’immortel, si tout est un ? Pourquoi la réalité du monde est-elle en réalité si irréelle, puisqu’elle est à l’évidence fugace, mortelle, éphémère et séparée de l’Un ?
Peut-être que, d’une façon pour l’homme difficile à concevoir, la réalité participe en quelque manière à l’Un, et qu’en conséquence, elle participe à l’Immortel ?
La réalité est apparemment séparée de l’Un, mais on dit aussi qu’elle le ‘cache’, qu’elle le ‘couvre’ du voile de sa ‘réalité’ et de son ‘apparence’. Elle en est séparée, mais d’une certaine façon elle est en contact avec Lui, comme une cachette contient ce qu’elle cache, comme un vêtement couvre une nudité, comme une illusion recouvre une ignorance, comme l’existence voile l’essence.
Pourquoi cela est-il ainsi agencé? Pourquoi ces grandioses entités, le Soi, le Monde, l’Homme? Et en quoi cette séparation entre ces grandioses entités, le Soi, le Monde et l’Homme, métaphysiquement disjointes, séparées, est-elle nécessaire ? A quoi riment le Monde et l’Homme, dans une aventure qui semble les dépasser entièrement, s’ils sont séparés du Soi ?
Quelle est la raison d’être de ce dispositif métaphysique ?
Une piste de recherche s’est ouverte avec C.G. Jung. Il identifie le Soi, l’Inconscient, – à Dieu.
« En ce qui concerne le Soi, je pourrais dire qu’il est un équivalent de Dieu. »iii « Le Soi dans sa divinité (c’est-à-dire l’archétype) n’est pas conscient de cette divinité (…) Dans l’homme, Dieu se voit de l’«extérieur » et devient ainsi conscient de sa propre forme. »iv
L’idée fondamentale est que Dieu a besoin de la conscience de l’homme. C’est là la raison de la création de l’homme. Jung postule « l’existence d’un être [suprême] qui pour l’essentiel est inconscient. Un tel modèle expliquerait pourquoi Dieu a créé un homme doté de conscience et pourquoi il cherche à atteindre Son but en lui. Sur ce point l’Ancien Testament, le Nouveau Testament et le bouddhisme concordent. Maître Eckhart dit que ‘Dieu n’est pas heureux dans sa divinité. Il lui faut naître en l’homme.’ C’est ce qui s’est passé avec Job : lecréateur se voit lui-même à travers les yeux de la conscience humaine. »v
Qu’implique, métaphysiquement, le fait que le Soi n’a pas une entière conscience de soi, et même qu’il semble plus inconscient que conscient ? Comment l’expliquer ? Le Soi est si infini qu’Il ne peut absolument pas avoir une conscience pleine, absolue, de Lui-même. Toute conscience implique une attention à soi, une focalisation sur elle-même. Ce serait donc contraire à l’essence d’une conscience, fut-elle infinie, qu’elle soit ‘consciente’ d’infiniment tout, à la fois, pour tous les temps infiniment à venir, et les temps infiniment passés.
L’idée d’une omniscience intégrale, d’une ‘omni-conscience’, met en contradiction le concept d’infini et celui de conscience. Si le Soi est réellement infini, il l’est à la fois en acte et en puissance. Or la conscience est seulement en acte, puisque le fait d’être conscient est un acte, non une puissance. En revanche, l’inconscient n’est pas en acte, mais en puissance.
On pourrait concevoir que le Soi peut se mettre en acte, partout dans le monde, au cœur de chaque homme. Mais on ne peut pas concevoir qu’il puisse mettre en acte, ici et maintenant, tout ce qu’il y a de puissance (non encore réalisée) dans l’infini des possibles. Le Soi ne peut pas se mettre ‘en acte’, dès aujourd’hui, dans l’esprit des hommes qui n’existent pas encore, dans l’esprit des hommes qui existeront demain, des hommes des innombrables générations à venir, qui sont encore ‘en puissance’ d’advenir à l’existence.
Il y a donc une importante part d’inconscient dans le Soi. Le Soi n’a pas une conscience totale, absolue, de soi, mais seulement une conscience de ce qui en Lui est en acte. Il a donc ‘besoin’ de réaliser la part d’inconscient qui est en Lui, qui reste en puissance, et dont il dépend du monde et de l’Homme qu’elle se réalise…
Le rôle de la réalité, du monde et de la triade ‘nom, forme, action’ est d’aider le Soi à réaliser sa part de puissance inconsciente.
Seule la ‘réalité’ peut ‘réaliser’ ce que le Soi attend d’elle. Cette ‘réalisation’ contribue à faire émerger la part d’inconscient, la part de puissance, que le Soi ‘cache’ dans son in-conscient in-fini.
Le Soi poursuit sa propre marche, depuis toute éternité, et la poursuivra dans les éternités à venir. Dans cette aventure in-finie, le Soi désire sortir de sa propre ‘présence’ à soi-même. Il veut ‘rêver’ à ce qu’il ‘sera’. Le Soi ‘rêve’ la création, le monde et l’Homme, pour continuer de faire advenir ‘en acte’ ce qui est encore ‘en puissance’ en Lui.
C’est de cette manière que le Soi se connaît mieux Lui-même, par l’existence de ce qui n’est pas le Soi, mais qui en participe. Le Soi en apprend ainsi plus sur Lui-même que s’il restait seul, mortellement seul. Son immortalité et son infinité viennent de cette puissance de renouveau, — un renouveau absolu puisqu’il vient de ce qui n’est pas absolument le Soi, mais de ce qui est autre que Lui (l’Homme, le monde).
Le monde et l’Homme sont dans le rêve du Dieu. Mais le Véda donne aussi à l’Homme le nom du Dieu, Puruṣa, qui est aussi le Seigneur des créatures, Prajāpati, et que les Upaniṣad nomme le Soi, ātman.
L’Homme est le rêve du Dieu qui rêve à ce qu’Il ne sait pas encore ce qu’Il sera. Ce n’est pas là une ignorance positive, mais seulement négative. Ce qui est ignoré c’est seulement l’in-fini d’un à-venir.
Ailleurs, sur le mont Horeb, le Soi a livré un autre de ses noms : « Je serai qui je serai. »vi אֶהְיֶה אֲשֶׁר אֶהְיֶה éhyéh acher éhyéh. Dieu se révéla à Moïse à travers un verbe à l’aspect ‘inaccompli’. La langue hébraïque permet de lever un pan du voile. Dieu est ‘inaccompli’, comme le verbe qui le nomme.
Dieu a fait un ‘pari’ en créant sa création, en acceptant que du non-Soi coexiste avec le Soi, dans le temps de Son rêve.
Quelle est la nature du pari divin ? C’est le pari que l’Homme, par les noms, par les formes, et par les actions, viendra aider la divinité à accomplir la réalisation du Soi, qui reste toujours à faire, toujours à créer, toujours en puissance.
Le Dieu rêve que l’Homme le délivrera de Son absence (à Lui-même).
Sa puissance dort d’un sommeil sans rêves, dans les infinies obscurités de Son in-conscient. Elle est ce à quoi rêve le Dieu qui, dans Sa lumière, ne connaît pas d’autre nuit que la sienne.
L’Osiris N. a été un humain, dont le nom n’importe plus. Pénétré de son néant face au Dieu qu’il invoque, sa conscience a oublié dans la mort jusqu’à son nom, mais il va découvrir qu’il est appelé à devenir le Dieu Osiris lui-mêmei…
Dans son De Mysteriis Aegyptiorumii, Jamblique explique que l’Égyptien, dans sa prière, « se couvrait de la divinité » et « revêtait le caractère d’un dieu ». Instruit par l’initiation, il prononçait les paroles sacrées qui exposaient les mystères divins, pour se les approprier.
D’où cette fière proclamation :
« Je suis hier et je connais demainiii. Je suis maître de renaître une seconde fois, mystère de l’âme créatrice des dieux et produisant les aliments pour ceux qui abordent à l’ouest du ciel, gouvernail de l’est, Seigneur des faces qui voient par son rayonnement, Seigneur de la résurrection sortant des ténèbres. Ô les éperviers sur leurs angles, qui écoutent les choses ! (…) Lui, c’est moi, et réciproquement. (…) Je m’approche du Dieu dont les paroles sont entendues par mes oreilles dans le Tiaou. (…) Je suis maître de l’âme qui m’enveloppe dans son sein. »iv
« L’éternité de la durée sera pour toi ! La récompense accordée, c’est l’agrandissement et l’amplification d’Osiris N., c’est d’arriver en paix, de prendre la bonne route vers le champs de l’alimentation. Osiris N. dit : j’y suis semblable au Dieu qui y est.»v
Dans son extase post-mortem, Osiris N. en vient à recouvrer toute sa conscience, et toute la mémoire du vivant qu’il était :
« Le mystère de mes formules me rend le souvenir, à moi qui n’étais plus rien. Je subsiste ; on me rend la dilatation du cœur et la paix. Je reçois les souffles, je suis en paix, en maître des souffles. (…) J’ai fait le vrai, je n’ai pas fait le mal.»vi
Qu’arrive-t-il après cette métamorphose, cette transformation, cette épiphanie ? Il advient un nouvel état de la conscience :
« L’Osiris N. dit : Je sers la triade divine. L’image divine, j’en viens. Je me dépouille de mes bandelettes, je me pare du vêtement de Ra au centre du ciel. Je sers les dieux. Je sers Ra au ciel. »vii
Conscient de la séparation de son âme et de son corps après la mort, N. supplie le Dieu de les réunir; il aspire à un nouveau niveau d’union de la conscience et du moi :
« Ô Dieu d’Héliopolis ! Ô coureur dans son temple ! Dieu grand, accorde que mon âme vienne à moi de tout lieu où elle est. Si elle tarde, amène-moi mon âme, en quelque lieu qu’elle soit. (…) Mon âme et mon intelligence m’ont été enlevées en tout lieu où j’ai été par tes affidés : qu’ils gardent le ciel pour mon âme. Si elle tarde, fais que mon âme voie mon corps. (…) L’âme ne se sépare pas de son corps, en vérité. »viii
La conscience d’Osiris N. interpelle le Dieu suprême, Toum (une autre forme d’Atoum), qu’il appelle son « père », et le prie de préserver son corps de la corruption des chairs, et de lui inspirer son souffle éternel :
« Salut à toi, mon père Toum. J’arrive, ayant fait embaumer ces miennes chairs. (…) Viens former mon corps en maître de mes souffles puisque tu es le Seigneur des souffles (…) accorde que je marche pour l’éternité, (…) étant celui qui ne périt pas. »ix
C’est à cette condition que l’âme glorifiée pourra revenir visiter sa momie laissée dans le monde d’en-bas. Elle voltigera au-dessus du corps momifié, à l’exemple d’Horus voletant au-dessus de son père Osiris.
Qu’il soit invoqué sous le nom de Ra, d’Osiris, de Toum ou d’Atoum, le Dieu suprême est le seul « Créateur du ciel et de la terre, Il a fait tous les êtres; les lois de l’existence dépendent de Lui. »x Il est « le Maître de ce qui existe et de ce qui n’existe pas, et le Seigneur des lois de l’existence. » Il est « Seigneur des êtres et des non-êtres »xi, « Celui qui existe par Lui-même », « Celui qui s’engendre Lui-même éternellement ».
Mais ce Dieu suprême est aussi celui qui, sous son nom d’Osiris, consent à se sacrifier sans cesse pour le salut éternel du monde. Il lui importe que l’homme prenne conscience de l’énormité du don divin, et qu’il ait conscience qu’il sera lui-même appelé à se métamorphoser en Osiris après sa mort, à condition d’en avoir en été jugé digne par les puissances divinesxii.
Le symbole par excellence du sacrifice divin est la mort d’Osiris, suivie du démembrement de son corps, et de l’éparpillement de ses membres dans toute l’Égypte et au-delà.
Ce sacrifice fut la condition de la naissance miraculeuse de l’Enfant Horus, le Fils d’Osiris et d’Isis, qui sera chargé de participer au gouvernement divin du monde, jusqu’au temps de la résurrection d’Osiris.
L’essence du sacrifice du Dieu n’est pas celui de sa vie propre, puisque sa nature est éternelle, et qu’étant « mort », il sera appelé à la « résurrection ». Son véritable sacrifice est essentiellement celui de sa nature singulière, – son unique conscience, et sa conscience d’être unique. Il sacrifie son unicité divine en engendrant éternellement un « Fils », qui est de même nature que lui, – un Dieu à la fois autre que Lui, et aussi Lui-même.
Par le sacrifice de la conscience du Dieu, en tant qu’elle est « unique », seront rendues possibles l’existence de la Création et la multiplicité des consciences vivantes. Par la Création, le Dieu unique lie de manière consubstantielle sa double nature de Dieu « unique » et de Créateur du « multiple », son essence de « Père » et de « Fils », d’« Engendreur » et d’« Engendré ».
De cette éternelle paternité, de cet éternel engendrement, de cet éternel sacrifice, – et de l’éternelle conscience sacrifiée qu’il implique, le Dieu tire une divine et ineffable félicité : «Il jouit en lui-même.»xiii Il faut entendre le mot « jouir » dans son sens le plus fort, ainsi qu’en atteste (fort graphiquement) l’étymologie des hiéroglyphesxiv de cette formule, dans le texte du Livre des Morts.
Dans sa jouissance, il perd sa conscience.
Une idée relativement analogue se trouve chez Maître Eckhart, qui lui donne cependant une portée plus large : « Dieu jouit de lui-même dans son œuvre. Mais dans la joie en laquelle il jouit de lui-même il jouit aussi de toutes les créatures – non en tant que créatures, mais en tant que Dieu : dans cette joie en laquelle il jouit de lui-même il jouit du monde entier. (…) Dieu est dans l’âme avec sa nature, son essence, sa divinité : et il n’est pourtant pas l’âme »xv
Dieu n’est pas l’âme, car il s’est essentiellement séparé, absenté, de l’être, par son sacrifice. Il a fait le sacrifice de son essence, le sacrifice de ne plus « être-le-seul-Être-Un », pour que puissent exister les myriades d’« êtres » et d’« âmes ». Il a fait le sacrifice de sa conscience divine, unique, en engendrant un autre Dieu, qui est aussi le Même, le « Dieu-Fils ». Il a fait le sacrifice de sa conscience « seule », pour créer la multiplicité des consciences dans la Création.
Le Dieu Un a donc sacrifié sa conscience doublement, en tant qu’elle était unique à être divine, et en tant qu’elle était divinement une.
De ce double sacrifice, on ne peut certes pas déduire que la religion de l’Égypte ancienne pourrait être définie comme un « polythéisme ». D’ailleurs, la croyance profonde à l’unité de l’Être suprême y est attestée par nombre de témoignages écrits ou lapidaires.
Au Musée égyptien de Berlin, une stèle de la dix-neuvième dynastie appelle le Dieu : « le seul Vivant en substance ». Une autre stèle, de la même époque, le nomme « seule Substance éternelle » et « seul Générateur dans le ciel et sur la terre, qui ne soit pas engendré. »
Ce Dieu Un, et seul, possède cependant deux personnes, celle de « Père » et celle de « Fils », celle de Générateur et d’Engendré. La stèle de Berlin déjà citée le nomme encore: « Dieu se faisant Dieu, existant par Lui-même; Être double, générateur dès le commencement. »
Dans le papyrus Harris, conservé au British Museum, un hymne de Ramsès III au Dieu Ammon, emploie des expressions analogues : « Être double, générateur dès le commencement; Dieu se faisant Dieu, s’engendrant Lui-même. »
La double figure du Père et du Fils n’est en rien contradictoire avec l’unité fondamentale du Dieu, décrite par la célèbre formule hiéroglyphique « ua en ua », littéralement « l’Un de l’Un », trouvée sur la pyramide votive du Musée de Leyde.xvi
Jamblique a traduit cette formule en grec : πρώτος τοῦ πρώτοῦ θεωῦ, protos tou protou theôu, (« le Premier du Premier Dieu ») qu’il applique à la seconde hypostase divine (Dieu le Fils)xvii.
Il est établi que le Dieu Un recevait différents noms dans les divers nomes d’Égypte, par exemple Phthah à Memphis, Ammon à Thèbes, Atoum à Héliopolis, Osiris à Abydos, Horus à Nekhen ou Hiérakonpolis.
Dans le Livre des Morts, le Dieu unique apparaît sous trois hypostases, qui ont pour noms Kheper, Atoum et Ra. Cette triple hypostase est symboliquement réunie dans la barque sacrée dont l’image figure au chapitre XVI du Livre des Morts.
Kheper signifie « être » et « engendrer ». C’est aussi le nom du scarabée, Kheper, qui était un des symboles du Dieu.
Atoum a pour racine tem qui dénote la négation. On peut interpréter ce nom comme signifiant « l’Inaccessible », « l’Inconnu ». A Thèbes, Atoum signifiait « le Mystère ». On dit qu’Atoum est « existant seul dans l’abîme », avant même l’apparition de la lumière. Atoum est aussi le prototype divin de l’homme, lequel devient un «Toum » après sa mort et sa résurrection.
Le nom divin Ra est employé pour dénoter l’essence même du Dieu, sa lumière, dont un autre nom encore est cette formule : « L’adoration de Ra et l’âme de Ra. »xviii
Les trois noms du Dieu distinguent ses hypostases, mais celles-ci sont appelées à fusionner.
Dans le Livre des Morts, Osiris « appelle » Ra et Ra vient. Alors Osiris et Ra s’unissent et fusionnent dans une complète égalité.
Si Ra est le Dieu qui est entré dans le temps et dans la lumière, après la Création, Osiris est le Dieu qui « est » avant l’origine, qui a précédé la lumière. Il est le Dieu du passé infini, intemporel. Il est le Créateur. Il incarne la loi des êtres et le principe du Bien.
Surtout, Osiris joue un rôle particulièrement mystérieux avec sa mort, puis avec sa résurrection.
Le Traité sur Isis et d’Osiris de Plutarque donne quelques éclaircissements sur le sacrifice du Dieu. Il montre toute la symbolique qu’il faut attacher à cette formule : « Le cœur d’Osiris est dans tous les sacrifices. »xix
On pourrait la gloser ainsi : le sacrifice (ou le cœur) originaire de la conscience divine est devenu la conscience (ou le cœur) de tous les sacrifices.
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iSeulement après que l’âme a été confrontée aux quatre esprits chargés du jugement. Elle leur adresse cette prière: « Ô Vous qui résidez sur le devant de la barque du soleil ! Vous qui apportez la justice au Seigneur universel ! Juges de mon châtiment ou de mon triomphe, vous qui réconciliez avec les dieux par le feu de vos bouches ! Vous qui recevez les offrandes des dieux et les dons destinés aux mânes ! Vous qui vivez de la justice, qui vous nourrissez d’une vérité sans détour et qui abhorrez les iniquités! Effacez toutes mes souillures, détruisez toutes mes iniquités ! Vous qui ne conservez aucune tache, accordez moi d’éviter Ammah, d’entrer dans Ra-Sta et de traverser les portes mystérieuses de l’Amenti. Donnez-moi donc les deux pains sacrés (Schensuet Peresu) comme aux autres esprits. » Les esprits répondent à l’âme suppliante : « Entre et sors, dans Ra-Sta ; traverse, viens ! Nous effaçons toutes tes souillures, nous détruisons toutes tes iniquités, etc. »
iiJamblique. Les Mystères d’Égypte. Trad. Édouard des Places. Édition des Belles Lettres, Paris, 1966
iiiDans une autre traduction : « Je suis hier et je connais le matin ». Cette formule est ainsi commentée par le Livre des morts: « Il l’explique : hier, c’est Osiris ; le matin, c’est Ra, dans ce jour où il a écrasé les ennemis du Seigneur universel, et où il a donné le gouvernement et le droit à son fils Horus. Autrement dit, c’est le jour où nous célébrons la rencontre du cercueil d’Osiris par son père Ra. » (Verset 5 du Chapitre XVII du Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.44) Emmanuel de Rougé a commenté ce commentaire : « La formule me paraît exprimer l’unité du temps par rapport à l’être éternel ; hier et le lendemain sont le passé et le futur également connus de Dieu. La glose introduit pour la première fois le mythe d’Osiris. Elle donne Osiris comme le type du passé sans limites qui précède la constitution de l’univers, accompagnée par la victoire du soleil sur les puissances désordonnées. Ra est ici une véritable transfiguration d’Osiris, puisque Horus est appelé son fils. La seconde glose nous montre, au contraire, Osiris comme fils de Ra. » (Ibid.)
ivLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. LXIV, l. 1-84. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 190-195
vLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. CIX, l. 10-11. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 327-328
viLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. CIX, l. 15 et l.17. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 329
viiLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. CX, l. 4. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 333
viiiLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. LXXXIX, l. 1-7. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 275-276
ixLe Livre des Morts des Anciens Égyptiens, d’après le Papyrus de Turin et les manuscrits du Louvre. Ch. CLIV, l. 1-5. Trad. Paul Pierret. Ed. Ernest Leroux, Paris, 1882, p. 533-534
xLe Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.75
xiLe Dieu unique des anciens Égyptiens est certes « créateur » (de tous les dieux, de tous les êtres, et de tous les mondes), mais loin de se « reposer » après avoir créé le monde, Il continue de se transformer et de s’engendrer Lui-même, en tant que principe divin. De même, Il désire rester toujours associé à Sa création, et impliqué dans son développement ultérieur. La création continue d’être impliquée dans un rapport avec le divin, rapport dont la nature peut varier, avec l’élévation du niveau de conscience général. L’auto-engendrement éternel du Dieu, ainsi que Son « association » avec Sa création, impliquent une forme de dualité ou de dialogue entre le Dieu et Lui-même, et implique aussi un rapport entre le Dieu et Sa création.Il y avait donc déjà dans l’Égypte ancienne cette intuition, assez élaborée, d’une « participation » immanente ou même d’une « alliance » transcendante du Dieu avec Sa création. Cette idée, fort ancienne puisqu’elle remonte aux premières dynasties égyptiennes, était déjà à cette époque reculée intrinsèquement révolutionnaire, et elle le reste de nos jours. Nous n’avons pas fini d’en considérer les retombées, historique, anthropologique, philosophique, théologique, eschatologique… L’idée de la participation divine dans la création implique en substance que le Dieu suprême ne reste pas « seul », dans Sa transcendance absolue, après avoir créé le monde et tous les êtres. Il ne reste pas « séparé », isolé, au-delà et en dehors de Sa création, mais Il renonce en quelque sorte à son statut suprême de divinité détaché de Tout, et Il s’incarne dans Sa propre création, et dans la conscience de l’homme. Ce faisant, Il s’humilie, pourrait-on dire, – si l’on se rappelle de la proximité étymologique entre homo et humus. Par la création, le Dieu suprême accorde aux êtres créés le fantastique don de l’être, mais aussi le don de participer à l’essence divine de son propre être, plus fantastique encore si l’on y réfléchit. Comme condition nécessaire de cette participation, le Dieu accorde aussi à Sa création et aux créatures, selon leurs capacités, une forme de liberté, essentielle, et surtout la conscience de leur rôle dans l’économie divine du salut. Cette liberté fondamentale, d’essence divine, est en relation et en cohérence avec le statut divin qui est attribué à l’essence de l’être. De par cette liberté, la Création en général et l’Homme en particulier ont une responsabilité active dans le devenir et dans la réalisation du projet divin. La Création fait partie du plan de Dieu, en ce qu’elle participe à Son éternel renouvellement, Son éternelle régénération. En donnant à Sa création une origine divine, de facto, Il lui donnait aussi vocation à se diviniser effectivement, toujours davantage, dans le long terme, par l’effet de sa propre liberté. Ce faisant, le Dieu Très-Haut a consenti à ce qu’il faut bien appeler un « sacrifice », le sacrifice de Sa sur-éminence, de Sa transcendance, en descendant dans le Très-Bas qu’est a priori la création, par rapport à Lui.
xiiL’idée du sacrifice du Dieu suprême pour le bénéfice de la Création n’est pas propre à l’Égypte ancienne. On la retrouve dans le Véda, avec le sacrifice du Dieu suprême, Prajāpati, « Seigneur des créatures ». Le Dieu primordial, le Créateur suprême, Prajāpati, s’est sacrifié pour que l’univers, ainsi que l’ensemble des créatures vivantes, puissent advenir à l’être. Prajāpati fait don de son Être aux êtres. Son sacrifice vide Prajāpati de toute sa substance. « Quand Il eut créé tous les choses existantes, Prajāpati sentit qu’il était vidé ; il eut peur de la mort. » (Satapatha Brāhamaṇa X,4,2,2)
xiiiVerset 7 du Chapitre XVII du Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.45 .
xivLe mot comprend en particulier le hiéroglyphe de valeur phonétique met, représentant un phallus en érection, et éjaculant. Cf. E.A. Wallis Budge. An Egyptian Hieroglyphic Dictionary, Vol. I. Dover Publicatiobs, New York, 1920, p. cviii.
xvMaître Eckhart. Sermons-Traités. « De la sortie de l’esprit et de son retour chez lui ». Gallimard. 1942, p.117
xviEmmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, Note 3, p.75
xviiJamblique. Les Mystères d’Égypte. Trad. Édouard des Places. Édition des Belles Lettres, Paris, 1966
xviiiChapitre XVII du Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860
xixVerset 29 du Chapitre XVII du Livre des morts.Trad. Emmanuel de Rougé. Études sur le rituel funéraire des anciens Égyptiens. Librairie académique Didier, Paris, 1860, p.63.
Toute conscience veille, puis s’éveille. Elle vit alors d’une conscience nouvelle, elle vit de son éveil même.
Jadis Jérémie joua sur le mot « amandier » pour en faire la métaphore printanière de la veille et de l’éveil.
« La parole de YHVH me fut adressée en ces termes : ‘Que vois-tu, Jérémie ?’ Je répondis : ‘Je vois une branche d’amandier’. Alors YHVH me dit : ‘Tu as bien vu, car je veille sur ma parole, pour l’accomplir’. »i
Il y a là une allusion intraduisible. En hébreu, le mot שָׁקֵד, shaqed, « amandier », vient de la racine verbale שָׁקַד, « veiller », parce que, veillant sur l’arrivée du printemps, il fleurit le premier, avant les autres arbres.
Métaphoriquement, ce mot évoque aussi le Veilleur (שׁוֹקֵד, shôqed), qui est l’un des noms de Dieu, toujours en éveil, toujours vigilant.
Comme un amandier en hiver, la conscience veille à la venue du printemps qui la couvrira de fleurs. Elle rêve peut-être aussi de l’été qui les fera fructifier.
La conscience, plongée dans sa nuit, environnée d’hiver, veille. Elle attend son propre printemps, la venue de ce qui en elle est absent. Elle veille sur la révélation à venir.
Elle attend le moment de s’élever au-dessus de son essence, de son être de nature, et au-dessus de toute nature. Elle attend la manifestation de la sur-nature dans la nature.
Elle ne fuit pas l’expérience de la vie dans laquelle elle semble comme enfouie.
Elle veut plutôt la savourer dans son amplitude, la pressentir dans sa puissance, dans ses potentialités encore à paraître.
Dans l’obscur hiver, l’amandier sent-il en lui la sève montante ?
Sait-il le suc, lampe-t-il le lait de l’amande à venir?
Filons la métaphore de la sève, pour en savourer la saveur.
Il y a dans les plantes deux sortes de sèves, la sève « brute », qui « monte », et la sève « élaborée », qui « descend ».ii
La lumière est captée par des « antennes », elle est convertie en énergie, laquelle permet la synthèse des glucides, composant la sève « élaborée », nécessaire à la vie de la plante.iii En « descendant » cette sève prélève une partie de l’eau et des sels minéraux que contient la sève « montante ». Les deux sèves se croisent et collaborent pour nourrir la plante et la faire croître.
L’amandier, comme toutes les plantes, est une « antenne » arborescente, qui reçoit les signaux du ciel et de la terre, l’énergie de la lumière et de l’eau. En hiver, on l’a dit, il guette la venue du printemps. Dès qu’il en perçoit les signes annonciateurs, il en proclame la venue. Mobilisant la puissance de ses deux sèves, il bourgeonne, et se couvre de fleurs.
L’amandier « veilleur » est une métaphore de la conscience.
Tous deux, l’amandier et la conscience « veillent ».
Celui-là attend le printemps, la fleur et le fruit.
Celle-ci, l’élévation, la révélation et la transfiguration.
L’amandier a-t-il conscience de l’amande à venir ?
La conscience de l’homme, dès son origine, se lie au fœtus blotti dans l’amnios.
A-t-elle, dans sa nuit première, une subconscience qui veille sur elle ?
Après la naissance, elle vit comme un « enfant du monde »iv.
Rêve-t-elle dès lors à la venue présomptive d’une nouvelle mise au jour, d’une nouvelle venue à la vie ?
Comme l’amandier l’hiver, le philosophev, dans l’épochè, « suspend » la montée de sa conscience, la poussée de sa sève. La goûte-t-il alors dans cette attente ?
iiLa sève brute est une solution composée d’eau et de sels minéraux. Cette solution est absorbée au niveau des racines par les radicelles. Elle circule principalement dans le xylème, c’est-à-dire les vaisseaux du bois. Par le xylème, la plante faire monter la sève dans ses parties aériennes. Elle bénéficie pour ce faire d’un effet aspirant et de la pression racinaire.
L’effet aspirant est provoqué par les pertes d’eau (par transpiration et évaporation) au niveau des feuilles, ce qui entraîne une diminution de la pression. La baisse de pression attire alors l’eau du xylème vers le haut de la plante. La pression racinaire a lieu surtout la nuit. L’accumulation des sels minéraux dans la stèle de la racine provoque la venue de l’eau, une augmentation de la pression hydrique et l’ascension du liquide dans le xylème.
La sève élaborée est produite par la photosynthèse au niveau des feuilles, et se compose de saccharose. Elle descend pour être distribuée dans les divers organes de la plante, en empruntant un autre tissu conducteur, le phloème, à contre-courant de la sève brute, qui quant à elle monte dans le xylème. Cette double circulation permet aux molécules d’eau de passer du xylème vers le phloème. Cf. http://www.colvir.net/prof/chantal.proulx/BCB/circ-vegetaux.html#c-transport-de-la-sve-brute-
iii Les organismes qui utilisent la photosynthèse absorbent les photons lumineux dans des structures appelées « antennes ». Leur énergie excitent des électrons et provoquent leur migration sous forme d’excitons dont l’énergie sera ensuite convertie en énergie exploitable chimiquement. Ces « antennes » varient selon les organismes. Les bactéries utilisent des antennes en forme d’anneau, tandis que les plantes se servent des pigments de chlorophylle. Les études sur l’absorption des photons et le transfert d’électrons montrent une efficacité supérieure à 99 %, qui ne peut être expliquée par les modèles mécaniques classiques. On a donc théorisé que la cohérence quantique pouvait contribuer à l’efficacité exceptionnelle de la photosynthèse. Les recherches récentes sur la dynamique du transport suggèrent que les interactions entre les modes d’excitation électronique et vibratoire nécessitent une explication à la fois classique et quantique du transfert de l’énergie d’excitation. En d’autres termes, alors que la cohérence quantique domine initialement (et brièvement) le processus de transfert des excitons, une description classique est plus appropriée pour décrire leur comportement à long terme. Un autre processus de la photosynthèse qui a une efficacité de presque 100% est le transfert de charge, ce qui peut aussi justifier l’hypothèse que des phénomènes de mécanique quantique sont en jeu. Cf.Adriana Marais, Betony Adams, Andrew K. Ringsmuth et Marco Ferretti, « The Future of Quantum Biology », Journal of the Royal Society, Interface, vol. 15, no 148, 11 14, 2018.
ivSelon l’expression de E. Husserl. Philosophie première, t.II, Traduction de l’allemand par Arion Kelkel, PUF, 1972, p.173
vCf. E. Husserl. La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale. Gallimard, 1976, p.172
Plus une conscience est consciente d’elle-même, plus elle se constitue consciemment comme conscience, plus elle devient davantage conscience, plus elle s’ouvre à ce qui en elle est ‘conscience’, plus elle se livre à ce dont elle n’est pas encore consciente, et plus en elle s’immisce, surgit,apparaît une conscience obscure de ce dont elle est encore loin d’être consciente, et dont elle devient consciente qu’elle ignore presque tout…
Le propre de toute conscience, qu’elle soit humaine ou non-humaine, est de tendre à se dépasser toujours, à se hausser sans cesse.
Aristote dit qu’en tout être vivant, c’est l’âme (végétale ou animale) qui est le principe de vie. Mais il ne dit pas si ce principe est aussi source de la conscience, la conscience qu’un être vivant a d’être « vivant ». Les nombreuses formes du principe vital que l’on peut observer sont-elles associées à différentes formes de conscience ? Certaines formes de conscience sont-elles seulement dans l’immanence ? D’autres formes aspirent-elles, en revanche, à se dépasser, visent-elles, consciemment ou non, à se transcender ?
La vie, l’âme et la conscience de la vie, ont-elles une essence immanente ou transcendante? Vie, âme, conscience, sont-elles éminemment immanentes, ou aspirent-elles essentiellement au dépassement ?
Leur essence est-elle d’aspirer au dépassement de leur essence ?
La tradition biblique affirme qu’en l’homme, l’âme est le souffle de sa vie, et que l’esprit est un vent qui va où il veut. Mais quelle est la métaphore biblique de la conscience ? Élie tenta une formule audacieuse et délibérément antinomique, ‘qol demamah daqqah’… Mais comment la traduire ? « La voix d’un murmure ténu » ? « La parole d’un silence léger » ?i
Dans certaines traditions chamaniques, en Sibérie, ou chez les mystiques du Tibet, l’âme-souffle est comparée à une monture, et c’est l’esprit-conscience qui en est le cavalier.ii Les chamanes « chevauchent leurs tambours » dans leur voyage extatique.
La conscience peut-elle se chevaucher elle-même, et ainsi monter plus haut que tout ce dont elle a jamais eu conscience, et devenir autre qu’elle-même ?
Si les intuitions anciennes, sur lesquelles on reviendra, ont saisi la capacité extatique de la conscience chamanique, quelle leçon pourrait-on en tirer pour une définition universelle de la conscience, valable pour toutes les époques, et même pour le lointain avenir ?
Ma thèse fondamentale est que la conscience peut se dépasser sans cesse, et qu’elle trouve sa véritable essence dans ce dépassement : la conscience doit se dépasser absolument pour se connaître essentiellement. Réciproquement, elle doit se connaître absolument pour continuer de dépasser son essence.
Les états de conscience prennent diverses formes, qui peuvent être continues et continuelles, poétiques, mystiques, extatiques, métaphysiques, et bien d’autres.
Mais la conscience n’a pas vocation à demeurer en son état; elle se dépasse en se continuant et se continue en se dépassant. Il y a une complémentarité et une dualité entre sa tendance au même et son aspiration vers l’autre, qui est peut-être analogue à la dualité ondes/corpuscules des particules quantiques.
La conscience se sépare continuellement de son soi par son aspiration essentielle, et elle continue dans le même temps d’être en puissance tout ce qui la sépare encore de ce qu’elle croit pouvoir être, de ce qu’elle pense pouvoir devenir.
Tchouang-tseu : « Vouloir trop apprendre amène la ruine. Venez avec moi par-delà la grande lumière et vous parviendrez à la source de la lumière suprême. Franchissez avec moi la porte de l’obscurité et vous descendrez à la source de l’obscurité suprême. Le ciel et la terre ont leurs fonctions; l’obscurité et la lumière ont leurs ressources. »iii
La conscience a plusieurs sources, dont la lumière et l’obscurité sont deux métaphores. Mais il en est d’autres.
Sartre : « la conscience n’est pas ce qu’elle est et elle est ce qu’elle n’est pas ».
Voilà une formule statique, est/n’est pas, à la structure sophistique, selon une pseudo-dialectique à la Hegel, être/non-être…
Y manquent l’idée des flux de conscience, ainsi que celle de ses sauts (quantiques).
Le « quantique » dans la conscience est ce qu’est le virtuel par rapport au réel, ou la puissance par rapport à l’acte, – tout ce qui en elle est saltus angeli : écart, bond, envol, révélation, intuition, tout ce qui est autre en elle que ce qu’elle « continue » d’être.
Dans l’apparente diversité des idées de la conscience, l’antique, l’ontique ou la quantique, se tient toujours au fond la même structure duale, – l’être et le non-être, le moi et le non-moi, les paquets d’ondes et leurs « effondrements ».
Mais la conscience dépasse toute structure ; dans ses flux, elle bouillonne, bourgeonne, fourmille ; elle est, devient, s’efface, se jette, se recueille, s’endort, se rêve, s’éveille, s’illumine, s’effondre, s’assure, doute, s’enfuit, se sauve, se sacrifie, se transcende…
Cioran : « L’inconscience est une patrie; la conscience un exil. »iv
Belle formule, aux résonances bouddhiques. Mais Cioran, grand styliste, est trop calviniste à mon goût.v Et surtout je ne partage pas ce qui fonde cette artificielle opposition entre l’inconscience et la conscience : « Nous acceptons sans frayeur l’idée d’un sommeil ininterrompu, en revanche un éveil éternel (l’immortalité, si elle était concevable, serait bien cela), nous plonge dans l’effroi. »vi
Je préfère Maître Eckhart : »L’âme doit s’élever avec toute sa force au-dessus d’elle-même, elle doit être attirée au-delà du temps et au-delà de l’espace, dans l’immensité et l’amplitude où Dieu est entièrement présent à lui-même et proche. »vii
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iAinsi que rapporté en 1R 19,12, Élie entend sur le mont Horeb : קוֹל דְּמָמָה דַקָּה , Qol demamah daqqah, que l’on peut traduire mot à mot : la « voix d’un murmure ténu ». Dans la traduction de la Septante : phônê auras leptês, « le son d’une brise légère », dans celle du Targoum « la voix de ceux qui louent (Dieu) dans le secret (le silence) ». Le mot demamah vient de la racine verbale damam dont le sens premier est « se taire, faire silence ». On pourrait donc être enclin à traduire demamah par « silence ». Que signifierait alors dans ce contexte le mot qol, « voix, cri, son, bruit », et l’adjectif daqqah, « pulvérisé, fin, mince, ténu, maigre, léger » (et qui vient de la racine verbale daqaq, « écraser, broyer, réduire en poussière ») ? Il y a une alliance un peu contradictoire entre les notions de voix, de son, de bruit, de silence, ou de murmure, et de finesse, de ténuité. Cette triple alliance pourrait-elle être une métaphore de la conscience d’Élie?
ii« ‘Le souffle est la monture et l’esprit le cavalier ‘ répètent les mystiques du Tibet. ». Alexandra david-Néel. Mystiques et magiciens du Tibet. Plon, 1929. Ed. Pocket, p. 261
iiiTchouang-tseu. L’Oeuvre complète, XI. Trad. Liou Kia-Hway et Benedykt Grynpas. Gallimard, 1969. p.159
ivCioran. De l’inconvénient d’être né, VII. Œuvres. Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.828
v« Je crois avec ce fou de Calvin qu’on est prédestiné au salut ou à la réprobation dans le ventre de sa mère. On a déjà vécu sa vie avant de naître. » Cioran. De l’inconvénient d’être né, VI. Œuvres. Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.803
viCioran. De l’inconvénient d’être né, VII. Œuvres. Bibliothèque de la Pléiade, 2011, p.828
viiMaître Eckhart. Sermons, Traités, Poème. Sermon 7. Trad. Jeanne Ancelet-Hustache et Eric Mangin, Seuil, Paris, 2015, p.85
Le mot arabe تأويل , ta’wil, signifie « interprétation ». Il s’emploie notamment lors de l’étude du Coran, lorsque l’on rencontre des difficultés pour la compréhension de son sens profond, pour la pénétration de ses significations cachées.
Mais le mot ta’wil a aussi bien d’autres sens; il peut donc s’interpréter lui-même autrement que comme une simple « interprétation ». Autrement dit, l’ambiguïté de ce mot invite à réfléchir sur le sens profond du travail de l’interprétation… Il faut revenir à l’étymologie du mot ta’wil, pour nous efforcer de mieux comprendre comment la langue arabe met en scène, ou en contexte, la notion même d’interprétation.
En consultant le dictionnaire de référence qu’est le Kazimirski, je lis les définitions suivantes:
تأويل (ta’wil). 1. Vision, ce qu’on voit ou croit voir dans la nuit; spectre, fantôme. 2. Interprétation des songes, des visions. 3. interprétation du Coran, surtout quant au sens intérieur, allégorique ou mystique.
Kazimirski précise aussi, entre parenthèses, qu’à la différence de ta’wil, et par contraste, « le mot tafsir s’applique à l’interprétation du sens littéral et des difficultés du langage ».i Le tafsir s’intéresse au sens obvie, le ta’wil cherche à pénétrer le sens caché.
Mais on voit aussi que la notion première attachée au mot ta’wil n’offre guère, en soi, de sol sûr, puisqu’elle est liée aux « visions nocturnes », aux « songes », aux « spectres » et à tout « ce qu’on croit voir ». Le mot ta’wil de la langue arabe, dans sa tessiture même, fait planer une sorte de doute fondamental sur l’idée même d’interprétation.
Ce doute incite à se référer à l’étymologie même de ta’wil, — qui vient de la racine verbale أآل, a’al , laquelle se révèle étonnamment polysémique…
Dans la forme I, ce verbe offre d’emblée un buisson foisonnant de significations; ‘arriver, parvenir à un lieu, à quelque chose ; revenir ; être réduit à…; s’épaissir, devenir épais; gérer bien, administrer comme il faut; être chef, exercer le pouvoir sur un peuple; abandonner quelqu’un, se séparer de quelqu’un, faire défection; se sauver devant quelqu’un, lui échapper. Avec une autre vocalisation (awila), il signifie: ‘être en premier lieu, précéder, avoir lieu avant autre chose’. Dans la forme II, son sens est : ‘ramener, faire revenir quelqu’un à quelque chose ; expliquer, interpréter ; établir, instituer ; définir, déterminer’. Dans la forme V, il signifie ‘interpréter, expliquer (un discours, un passage difficile)’.ii
Si l’on considère dans son ensemble le nuage lexical qui environne le mot ta’wil, on voit qu’il s’agit fondamentalement de « revenir » vers un « lieu premier », vers un « commencement » (en arabe, awwal, mot qui fait lui aussi partie du même nuage lexical que ta’wil). Le ta’wil est originairement tourné vers la recherche de l’origine. Le travail de l’interprétation, le ta’wil, est dominé par la pensée de l’existence d’un lieu de sens originaire, où l’on doit s’efforcer de « revenir », pour s’y laisser « réduire », pour s’y « abandonner » et se soumettre au sens princeps qui a vocation à « exercer son pouvoir sur le peuple ».
Il me semble qu’avant même de se lancer dans le ta’wil des sourates coraniques, il faudrait donc procéder à une sorte de ta’wil du concept même de ta’wil , tel qu’il se laisse saisir étymologiquement dans la langue arabe.
Le ta’wil, on vient de le voir, est tout entier orienté vers la recherche du « commencement » et de « l’origine ». Or la création, la vie, l’Histoire, le monde, l’esprit, ne sont pas faits que de commencements… Ils sont aussi tissés de fins, de flux, de devenirs. Ils sont en puissance de sens, en puissance de possibles.
D’ailleurs, le retour à l’autorité du « commencement » est-il compatible avec la notion même, l’idée fondamentale de « commencement »? Tout « commencement » n’est-il pas en soi une invitation profonde à la liberté de ce qui va « commencer », une exhortation à se développer, à grandir et à évoluer?
On l’a vu, l’un des premiers sens de la racine verbale أآل est « abandonner ». Peut-être faudrait-il donc, pour s’exercer pleinement à l’interprétation du sens profond du travail de l’interprétation, pour se livrer au ta’wil du ta’wil, peut-être faudrait-il désirer abandonner les cécités, les répétitions, les injonctions, les mécanismes et les durcissements de la pensée. La vie doit être vivante, la pensée doit être pensante, et non soumise à la seule autorité, d’ailleurs éminemment putative, du « commencement ».
Peut-être faudrait-il libérer le ta’wil de toutes normes prétendant imposer a priori quelque vérité originaire, si précisément la vérité est dans la « vie », si la vérité est dans la « voie », et non pas seulement dans son commencement.
Peut-être faudrait-il, en un autre sens, qu’une pensée vraiment « critique » prenne librement son envol hors du monde ossifié, rabâcheur, sec, mort, de mots artificiellement figés, mais qui sont en réalité toujours vivants, d’une vie qui dépasse les commencements?
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i A. de Biberstein-Kazimirski, Dictionnaire Arabe-Français. Ed . Albouraq, Beyrouth, 2004, p. 71
Le Zohar fait nettement porter sur Eve la responsabilité du mal et de l’introduction de la mort dans le monde. « C’est pourquoi l’Écriture dit : ‘Et la femme vit que cet arbre était bon à manger’. Eve vit ce que cet arbre avait de bon, mais il ne lui suffit point de s’approprier le bien ; elle s’appropria le mal. Aussi l’Écriture ajoute-t-elle : ‘…Et elle prit de ses fruits et en mangea.’ L’Écriture ne dit pas ‘et elle en prit’, mais ‘elle prit de ses fruits’. C’est ainsi qu’elle s’attacha à l’endroit dont émane la mort ; et elle porta la mort dans le monde. Elle fit ainsi une division entre la vie et la mort. »i
On voit que, selon l’explication du Zohar, Eve aurait dû se contenter de manger de l’écorce ou du bois de l’arbre, dont elle avait vu qu’il était « bon à manger ». Mais elle voulut aussi manger de ses fruits, qui recélaient le mal et la source de la mort.
Le Zohar va même plus loin. Il amplifie sa critique d’Eve, en lui donnant une dimension métaphysique. A la suite de son péché, dit le Zohar, « Eve a séparé la ‘Voix’ du ‘Verbe’, qui ne doivent jamais être séparés. Quiconque sépare la ‘Voix’ du ‘Verbe’ deviendra muet et ne saura plus parler ; et quand il ne saura plus parler, il retournera à la terre. »ii
Dans le texte original, on lit les mots קוֹל, qol, et דִבּוּר, dibbour, qui sont traduits respectivement par ‘Voix’ et ‘Verbe’ par Jean de Pauly.
La dimension métaphysique du péché d’Eve dépasse donc son appropriation du mal, et l’introduction de la mort dans le monde. Elle est aussi responsable de la ‘séparation de la Voix et du Verbe’.
Le témoignage de Rabbi Siméon est cité par le Zohar, pour appuyer cette thèse. Rabbi Siméon dit : « Il est écrit (Ps. 39, 3) : ‘Je suis devenu muet et silencieux, [pour ne pas dire même] de bonnes choses; et ma douleur a été renouvelée.’ ‘Je suis devenu muet et silencieux’ est l’exclamation du ‘Synode d’Israël’ dans la captivité. Pourquoi Israël est-il devenu silencieux? Parce que c’est la ‘Voix’ (qol) qui parle (m’dabbar) du ‘Verbe’ (dibbour)iii. Or, depuis qu’Israël est en captivité (galouta’), la ‘Voix’ (qol) s’est séparée de lui ; aussi n’entend-il pas (lo’ ichttema‘) le ‘Verbe’ (millah)iv. C’est pourquoi il s’écrie : ‘Je suis devenu muet et silencieux’ ; pourquoi est-il silencieux ? L’Écriture répond : ‘[Parce que je suis privé] de bonnes choses’, [c’est-à-dire] de la « Voix » qui n’est plus dans Israël; et Israël dit (Ps. 65, 2): ‘C’est à vous (lekha) qu’il convient de rester en silence (doumiyyah) et de ne pas chanter de louange (tehillah) car Élohim est à Sion.’v L’Écriture veut dire qu’il ne sied plus à Israël de chanter les hymnes de David, puisqu’il est en captivité et privé de la ‘Voix’ (qol). Rabbi Isaac dit : [Les paroles de l’Écriture sont une exclamation qu’Israël adresse à la ‘Voix’;] car ‘lakh’ [c’est à vous], signifie ‘c’est par vous’. Israël dit à la ‘Voix’ : C’est à cause de vous, parce que vous vous êtes séparée de moi, que je suis silencieux. »vi
Le texte est serré, dense, mais somme toute assez clair. Résumons :
Israël est en captivité. Est-ce une référence à l’Exil à Babylone ? Sans doute. Mais cela pourrait avoir une portée plus large, intemporelle. En conséquence, la Voix s’est séparée d’Israël, et Israël est muet, silencieux. Mais ce silence muet ne l’empêche pas de s’adresser à la Voix, et de lui dire : « C’est à cause de Toi qui je suis réduit au silence, parce que Tu T’es séparée de moi. »
il y a semble-t-il une conséquence supplémentaire de cette séparation d’avec la Voix. Comme « c’est la Voix qui parle du Verbe », Israël n’entend ni la Voix (qol) ni le Verbe (dibbour), ni la Parole (millah).
Et tout cela, en dernière analyse, est dû à Eve, חַוָּה, Hawwāh, nom qui signifie la « Vivante ».
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iSepher ha-Zohar I, 36a, Traduction Jean de Pauly, Ed. Maisonneuve et Larose, Paris, 1985, p.224-225
iiSepher ha-Zohar I, 36a, Traduction Jean de Pauly, Ed. Maisonneuve et Larose, Paris, 1985, p.225
ivLe mot ‘voix’ traduit en français le mot קוֹל, qol, et le mot ‘verbe’ traduit ici les mots דִבּוּר, dibbour, ‘parole’,et מִלָּה, millah, ‘parole, discours’. Il n’est pas inutile de signaler un autre sens encore de millah, mot qui signifie aussi ‘circoncision’…
vLe Zohar ne cite que les trois premiers mots du verset du Ps. 65,2 : לְךָ דֻמִיָּה תְהִלָּה , littéralement : « Pour toi, silence, louange » (lekha doumiyyah tehillah), mais il ne mentionne pas les deux mots suivants du verset, אֱלֹהִים בְּצִיּוֹן, « Elohim [est] à Sion ». En revanche, dans sa traduction du Zohar, Jean de Pauly ajoute ces deux mots, qui complètent le premier hémistiche de ce verset, et les traduit ainsi: « car Elohim est à Sion ». Le verset Ps. 65,2 se lit en effet : לְךָ דֻמִיָּה תְהִלָּה אֱלֹהִים בְּצִיּוֹן , « lekha doumiyyah tehillah elohim b’tsion ». Si on traduit littéralement, on pourrait comprendre: « Pour Toi, Elohim, qui est à Sion, le silence est louange ».
Or, les traductions classiques de ce verset divergent fortement. La traduction dite de la « Bible du Rabbinat » (1899) donne : « A toi, ô Dieu, qui résides dans Sion, l’attente confiante, la louange! ». Dans la Bible de Jérusalem (15e édition, 1996) on trouve : « A toi la louange est due, ô Dieu, dans Sion ». En note, la Bible de Jérusalem précise : « ‘est due’ versions ; ‘le silence (est la louange)’ hébr. (simple différence de vocalisation). » Cette note fort cryptique, que je cite littéralement, et mot à mot, peut se traduire elle-même en français courant: « Il y a différentes versions de ce verset, qui viennent des différentes vocalisations du mot hébreu דֻמִיָּה doumiyyah. » Mais il y a manifestement une grande différence entre la version donnée par le Zohar, selon l’interprétation que Rabbi Siméon en fait, la traduction que Jean de Pauly en donne, et les diverses traductions du verset Ps 65,2 par le Rabbinat et par la Bible de Jérusalem. Le Dictionnaire Sander-Trenel donne pour le mot דֳּמִי domiy, qui semble être la version masculine de doumiyyah: « silence, repos », et cite en exemple Is. 62,6 « ne gardez point le silence » et Ps 83,2 « Dieu ! Ne reste point en repos ! » ( אֱלֹהִים אַל-דֳּמִי-לָךְ Elohim ‘al domiy lakh)
viSepher ha-Zohar I, 36a, Traduction Jean de Pauly, Ed. Maisonneuve et Larose, Paris, 1985, p.225
Les conceptions du ‘moi’, de la ‘personne’, du ‘sujet’, de l’‘individu’ et du ‘soi’, ont commencé de prendre une importance spécifique dans la philosophie occidentale depuis Descartes. Avec la formule du cogito, en affirmant « je pense », et plus encore « je doute », Descartes mit d’emblée l’existence singulière du pronom ‘je’ au centre de sa philosophie, et donc la précellence du ‘moi’. Ce n’est pas qu’avant lui d’autres philosophes n’eurent pas d’idées de leur ‘moi’, mais ils n’eurent pas aussi l’idée de fonder l’existence de ce ‘moi’ sur l’assurance de leur propre doute à son sujet.
Qu’on prenne l’exemple de Montaigne.
Pascal a décrit avec acuité la nature du doute qui assaillait l’auteur des Essais d’un doute si dubitatif qu’il le faisait douter même de son doute:
«[Montaigne] met toutes choses dans un doute universel et si général, que ce doute s’emporte soi-même, c’est-à-dire s’il doute, et doutant même de cette dernière proposition, son incertitude roule sur elle-même dans un cercle perpétuel et sans repos ; s’opposant également à ceux qui assurent que tout est incertain et à ceux qui assurent que tout ne l’est pas, parce qu’il ne veut rien assurer. C’est dans ce doute qui doute de soi et dans cette ignorance qui s’ignore, et qu’il appelle sa maîtresse forme, qu’est l’essence de son opinion, qu’il n’a pu exprimer par aucun terme positif. Car s’il dit qu’il doute, il se trahit, en assurant au moins qu’il doute ; ce qui étant formellement contre son intention, il n’a pu s’expliquer que par interrogation ; de sorte que, ne voulant pas dire « Je ne sais » il dit « Que sais-je ? » Dont il fait sa devise. »i
Après Descartes, les systèmes philosophiques, dits « modernes », qui s’ensuivirent, et tout particulièrement les philosophies idéalistes allemandes, amplifièrent l’intérêt pour les figures du ‘je’, du ‘moi’ et du ‘soi’. Ces pronoms personnels, dans leur trompeuse simplicité, incarnèrent diverses tentatives, littéralement sémantiques et grammaticales, de dénommer ce que l’être humain ‘est’, ou plutôt paraît être, et de désigner ainsi plus commodément, du moins en apparence, ‘ce qui fait de chacun de nous ce qu’il est’ii.
Or, comme on sait, il n’y a rien de moins indémodable que la « modernité ». Les philosophies modernes, dernières arrivées dans l’histoire de la pensée, sont aussi, on peut le prévoir, inéluctablement condamnées à devoir, dans quelque avenir plus ou moins proche, passer à leur tour la main. Dans leurs rutilances passagères, leur arrogance assertorique, leurs interrogations parcellaires, leurs thèses controuvées, elles ne peuvent jamais faire oublier que les conceptions qui les fondent n’ont en soi rien d’universel ni d’absolument nécessaire.
D’autres penseurs, dont nous n’avons aucune idée, sauront peut-être, dans les siècles prochains, proposer d’autres points de vue. Nul doute que, sur un sujet aussi obscur, profond, abyssal, que celui du sujet, ou de la conscience, des vues alternatives pourront proliférer et même fleurir, et porter des fruits nouveaux.
Si l’on jette un bref regard vers le passé, on peut noter que ni les Hébreux, ni les Grecs anciens, pour prendre ces deux exemples, n’attachaient aux pronoms personnels en usage dans les grammaires de leurs langues, respectivement sémitique et indo-européenne, un poids ontologique comparable à celui qu’il prit dans les philosophies modernes du ‘sujet’, comme celles de Descartes, Kant, Fichte ou Hegel. Mais à défaut de pesanteur ontologique, leurs pronoms possédaient d’autres qualités, plus évanescentes, intangibles ou implicites, peut-être, mais néanmoins fort signifiantes, allusives, interpellantes.
Pour ce qui concerne les anciens Hébreux, plusieurs traités grammaticaux n’épuiseraient pas le sujet du ‘sujet’. Pour donner un aperçu des ressources des formes grammaticales hébraïques, je me contenterai ici d’évoquer l’exemple des trois pronoms personnels accolés les uns à la suite des autres, אֲנִי אֲנִי הוּא, ani, ani, hu’, (« moi, moi, lui »), lorsque Dieu (YHVH) les utilisa pour se nommer lui-même dans le Deutéronome. Cet alliage trinitaire de deux ‘moi’ et d’un ‘lui’ semble fait pour révéler une sorte de béance fondamentale, une puissance latente, abyssale, dans la tessiture même de ces pronoms destinés à définir le Dieu. Je renvoie le lecteur à mon article Le Dieu « Moi, Moi, Lui » pour un développement plus détaillé.
Quant aux Grecs anciens, que ce soit chez Hésiode, Homère, les philosophes présocratiques ou Platon, le rôle du ‘moi’ n’est rien moins que simple ou élusif. Mais il n’est pas ‘moderne’.
Cependant, Frédérique Ildefonse, dans son livre récemment paru, Le multiple dans l’âme. Sur l’intériorité comme problème, tient à faire part de sa réticence de principe à utiliser le mot même de ‘moi’ dans le contexte de la mythologie ou de la philosophie grecques. Elle considère que l’usage philosophique du mot ‘moi’ y est déconseillé, car il équivaut à « reproduire dans l’ordre du concept des catégories grammaticales, en l’occurrence transformer en concept un pronom personnel »iii. Le ‘moi’ a, selon elle, un caractère de ‘fausse fin’. Il fixe ou fige prématurément la réflexion. « Le concept de moi vient plutôt bloquer artificiellement l’analyse, alors qu’elle pourrait être développée plus avant. »iv
Elle invoque à ce sujet Lacan qui, lui non plus, ne croit pas au ‘moi’. Lacan le qualifie d’une formule curieusement anglo-latine, ‘autonomous ego’, et il estime que la croyance en son existence relève d’une « folie assez commune »…
« A quelle nécessité intérieure répond le fait de dire qu’il doit y a avoir quelque part un autonomous ego ? Cette conviction dépasse la naïveté individuelle du sujet qui croit en soi, qui croit qu’il est lui – folie assez commune, et qui n’est pas une complète folie, car cela fait partie de l’ordre des croyances. Évidemment nous avons tous tendance à croire que nous sommes nous. Mais nous n’en sommes pas si sûrs que ça, regardez-y de bien près. En beaucoup de circonstances très précises, nous en doutons, et sans subir pour autant aucune dépersonnalisation. »v
Le mot latin ego vient du grec ἐγώ dont la racine indo-européenne est *aghamvi, laquelle a donné plusieurs autres dérivés dans diverses langues indo-européennes, dont le gothique ik, l’allemand ich et, plus originairement, le sanskrit अहम्, aham. Cette dernière forme est aussi, notons-le, à l’origine des pronoms ‘moi’ en français ou ‘me’ en anglais.
Nonobstant l’existence du mot ἐγώ, ‘moi’, la question reste débattue de savoir comment les Grecs anciens conceptualisaient la nature de ce qu’il recouvrait.
Par exemple, l’Athénien déclare dans les Lois de Platon, selon la traduction d’Auguste Diès : « L’âme est entièrement supérieure au corps, et, dans cette vie même, ce qui constitue notre moi n’est autre chose que l’âme : le corps n’est, pour chacun de nous, que l’image concomitante ; ainsi l’on a bien raison de dire que le corps sans vie n’est que l’image du mort, et que le moi réel de chacun de nous, ce que nous appelons l’âme immortelle, s’en va rendre ses comptes par-devant d’autres dieux, comme le déclare notre loi ancestrale. »vii
Dans cette traduction, on voit que le mot ‘moi’ apparaît deux fois, bien que le mot grec ἐγώ soit en réalité parfaitement absent de l’original grec…
Pour ce motif, F. Ildefonse critique les traductions classiques de Platonviii qui rendent l’expression ‘to parekhomenon hèmôn hékaston toût’eïnaï mêden all’ê tên psuken’ par : « ce qui constitue notre moi n’est autre chose que l’âme », ou qui utilisent l’expression « le moi réel de chacun de nous ».
Elle recommande de s’en tenir à une version plus littérale, et propose de traduire ‘to parekhomenon hèmôn hékaston toût’eïnaï’ par « ce qui fait que chacun de nous est ce qu’il est ».
Ce faisant, elle est d’ailleurs en plein accord avec la traduction de Léon Robin, publiée en 1950 dans la bibliothèque de la Pléiade, et qui est presque identique: « ce qui fait de chacun de nous ce qu’il est, n’est rien d’autre que son âme ».ix
F. Ildefonse cite également Michel Narcyx qui remet lui aussi en cause la traduction de ‘hèmôn hékaston’ par « moi ».
Rien dans le texte grec original ne permet de dire que, selon Platon, « le vrai moi, c’est l’âme ». Sans utiliser le mot ἐγώ, ‘moi’, Platon invite à explorer d’autres pistes, comme celle du « principe immortel de l’âme » (arkhen psukhès athanaton) ou celle du « démon » (daimon), intérieur, censé habiter l’âme.
A titre de comparaison avec ces idées platoniciennes, résolument non-modernes, Michel Narcy renvoie à la définition du moi telle que donnée par le Dictionnaire des sciences philosophiques d’Adolphe Franck :
« Le moi est le nom sous lequel les philosophes modernes ont coutume de désigner l’âme en tant qu’elle a conscience d’elle-même et qu’elle conçoit ses propres opérations, ou qu’elle est à la fois le sujet et l’objet de sa pensée. »xi
Cette définition établit un lien entre le concept de moi et celui de conscience, lien notoirement absent chez Platon.
La suite de l’article de Franck renforce l’idée d’une équation identitaire entre le moi, l’âme et la conscience, qui prendra dans la philosophie kantienne un sens plus abstrait, celui de moi pur ou de conscience qui se réfléchit elle-même. Chez Fichte, ce moi abstrait s’identifiera même à l’idée de l’absolu, en tant qu’il se pense lui-même, et chez Schelling et Hegel, il incarnera la forme ou la manifestation particulière de l’absolu en tant qu’elle le révèle à lui-même.
« Quand Descartes se définissait lui-même une chose qui pense, res cogitans, ou qu’il énonçait la fameuse proposition : Je pense, donc je suis, il mettait véritablement le moi à la place de l’âme; et cette substitution ou pour parler plus exactement cette équation, il ne se contente pas de l’établir dans le fond des choses, il la fait passer aussi dans le langage. ‘Pour ce que, d’un côté, dit-il (Sixième Méditation, § 8), j’ai une idée claire et distincte de moi-même en tant que je suis seulement une chose qui pense et non étendue, et que, d’un autre j’ai une idée distincte du corps en tant qu’il est seulement une chose étendue et qui ne pense point, il est certain que moi, c’est-à-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement et véritablement distincte de mon corps, et qu’elle peut être ou exister sans lui.’ Cependant, nous ne voyons pas que cette expression prenne jamais chez lui, ni chez aucun de ses disciples, le sens rigoureux et absolu qu’on y a attaché plus tard. Il dit bien, avec intention, moi, au lieu de dire mon âme mais il ne dit pas le moi, pour désigner l’âme ou l’esprit en général. Ce n’est guère que dans l’école allemande qu’on rencontre, pour la première fois, cette formule et c’est aussi là qu’elle arrive à un degré d’abstraction que la méthode psychologique ou expérimentale, apportée par Descartes, ne peut pas autoriser.
Le moi, dans le système de Kant, n’est pas l’âme ou la personne humaine, mais la conscience seulement, la pensée en tant qu’elle se réfléchit elle-même, c’est-à-dire ses propres actes, et les phénomènes sur lesquels elle s’exerce. De là, pour le fondateur de la philosophie critique, deux sortes de moi : le moi pur(das reine ich) et le moi empirique. Le premier, comme nous venons de le dire, c’est la conscience que la pensée a d’elle-même et des fonctions qui lui sont entièrement propres; le second, c’est la conscience s’appliquant aux phénomènes de la sensibilité et de l’expérience. Fichte fait du moi l’être absolu lui-même, la pensée substituée à la puissance créatrice et tirant tout de son propre sein, l’esprit et la matière, l’âme et le corps, l’humanité et la nature, après qu’elle s’est faite elle-même, ou qu’elle a posé sa propre existence. Enfin, dans la doctrine de Schelling et de Hegel, le moi, ce n’est ni l’âme humaine, ni la conscience humaine, ni la pensée prise dans son unité absolue et mise à la place de Dieu; c’est seulement une des formes ou des manifestations de l’absolu, celle qui le révèle à lui-même, lorsqu’après s’être répandu en quelque sorte dans la nature, il revient à lui ou se recueille dans l’humanité. »xii
Pour autant, si l’on entreprenait de faire l’histoire générale du mot moi, et des conceptions à lui attachées, on pourrait sans doute déterminer que le moi n’a jamais été regardé comme étant parfaitement identique avec ce qu’on appelle l’âme ou la conscience. Le moi, certes, peut représenter l’âme, mais seulement lorsqu’elle est parvenue à un état de développement où elle a véritablement conscience d’elle-même et de ses diverses manières d’être. Mais le moi n’incarne pas l’essence même de l’âme, ni la gamme tout entière de ses manifestations. Il ne nous la montre pas dans tous ses possibles états et dans toutes les formes putatives de son existence. Il y a assurément des états où l’âme ne se connaît pas encore elle-même. Ainsi l’âme dans la première enfance, et auparavant lors de la vie utérine qui précède la naissance. Il y a aussi des états où elle cesse de se connaître, comme dans le temps des rêves, du sommeil profond, et des divers états d’inconscience qui peuvent affecter la vie, sans que nécessairement l’âme ait conscience d’être un moi.
Si l’on tient à affirmer que la notion de moi est liée formellement à celle de conscience, que devient alors l’identité de la personne humaine dans les cas où cette conscience n’est pas entière, ou se trouve plus ou moins obscurcie?
L’âme n’est-elle pas alors distincte du ‘moi’, lorsqu’elle est plongée dans les sensations obscures d’une inconscience relative ou absolue, ou lorsqu’elle est dominée par des facultés instinctives, où la conscience ne joue pas de rôle assuré?
La précellence moderne du ‘moi’ (de la conscience) sur la notion d’âme, ravalée au titre d’essence platonicienne, et désormais déconsidérée comme telle, est aujourd’hui apparemment irrécusable.
Pour combien de temps encore ? Les recherches en neurosciences n’ont pas trouvé dans les microtubules synaptiques la moindre trace d’âme. Est-ce la fin de l’histoire ? J’en doute.
Ce qui est sûr, en revanche, c’est que cette précellence du ‘moi’, non remise en cause, a conduit les modernes à induire précisément l’absence de l’âme dans la pensée, puis à postuler que la pensée était en quelque sorte identique au ‘moi’, celui-ci devenant le symbole ultime de la personne humaine arrivée au complet développement de sa ‘conscience’.
Et c’est aussi, sans doute, ce rôle éminent de la ‘conscience’ qui a également été l’une des raisons pour lesquelles la personne humaine a pu être considérée par les philosophies idéalistes, déjà citées, comme un simple mode de la pensée divine, prenant conscience d’elle-même.
Or bien d’autres voies s’ouvrent déjà, pour qui prend seulement la peine de sortir des sentiers battus.
D’abord, la conscience n’est pas un mode d’être du moi. Elle peut être considérée comme une pure énergie, et non comme un état, l’état d’un ‘sujet’. Son mouvement propre peut être conceptualisé, dès lors, comme étant essentiellement incessant, autonome, et partant, essentiellement infini. Le propre de l’énergie de la conscience est de se dépasser et de s’augmenter toujours, dans son propre monde, bien loin en tout cas du monde ontologiquement figé, où, dit-on, ‘rien ne se perd, rien ne se crée’.
D’autre part, l’âme existe, bel et bien. Son annihilation conceptuelle par les modernes sera elle-même conceptuellement annihilée, dans les prochains siècles, ou millénaires, sans doute du fait de découvertes aujourd’hui inimaginables.
Et, par ailleurs, l’on ne peut que trouver enfantines les conceptions des idéalistes allemands (Fichte, Hegel, Schelling) qui voient dans l’âme humaine une sorte de figure incarnée de l’Absolu. Leurs conclusions sont trop hâtives, trop simplistes. L’affaire est bien plus épineuse.
Aussi épineuse qu’un buisson d’épines ardentes.
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iPascal. L’entretien avec M. de Saci sur Épictète et Montaigne. Delagrave, Paris, 1875, p.25
iiPour reprendre l’expression employée par Platon, Lois XII, 959 a, dans la traduction de Léon Robin.
iiiFrédérique Ildefonse Le multiple dans l’âme. Sur l’intériorité comme problème. Vrin. Paris, 2022, p. 32
ivFrédérique Ildefonse Le multiple dans l’âme. Sur l’intériorité comme problème. Vrin. Paris, 2022, p. 32
vJ. Lacan. Le séminaire, Livre II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse. Paris, Seuil, 1978, p.24
viMichel Bréal et Anatole Bailly. Dictionnaire étymologique latin. Les Mots Latins, groupés d’après le sens et l’étymologie. Hachette, Paris, 1918, s.v. « ego ».
viiPlaton, Lois XII, 959 a-b, dans la traduction d’Auguste Diès, citée par F. Ildefonse.
viiiComme celles de Joseph de Maistre et d’Auguste Diès.
ix« Entre l’âme et le corps il y a une différence radicale, et dans la vie précisément, ce qui fait de chacun de nous ce qu’il est, n’est rien d’autre que son âme, tandis que le corps est un semblant dont chacun de nous est individuellement accompagné ; et c’est à juste titre que, du corps d’un homme mort, on dit que c’est un simulacre de cet homme, tandis que ce que chacun de nous est réellement, cette chose impérissable à laquelle on donne le nom d’âme, s’en va vers d’autres Dieux pour leur rendre ses comptes, ainsi que l’énoncent nos traditions nationales. » Platon, Lois XII, 959 a-b. Trad Léon Robin, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1950, p.1114
xM. Narcy, « En quête du moi chez Platon », dans Le moi et l’intériorité, p.58
xiDictionnaire des sciences philosophiques par une société de professeurs et de savants sous la direction de M. Adolphe Franck, Paris, Hachette, 1875, p.1122
xiiDictionnaire des sciences philosophiques par une société de professeurs et de savants sous la direction de M. Adolphe Franck, Paris, Hachette, 1875, p.1122
En 1904, William James a formellement exprimé ses doutes quant à la notion de conscience telle qu’elle est habituellement présentée dans les traités de psychologie.i La conscience y est regardée comme possédant une essence propre, distincte de l’essence des choses qui en sont dépourvues. Ces dernières « existent », en tant que telles, mais elles ne possèdent qu’une existence « brute », en quelque sorte. Pour faire partie du monde subjectif d’une conscience particulière, les choses doivent non seulement exister mais lui apparaître, en être perçues.
Il y a là un dualisme fondamental, le dualisme du sujet (conscient) et de l’objet (perçu par une conscience). Ce dualisme fondamental a été reconnu par toutes les écoles de pensée, scolastique, cartésienne, kantienne, phénoménologique, à l’exception peut-être de l’école positiviste. Celle-ci postule en théorie un monisme absolu de la « réalité ». Mais ce n’est en fait qu’un monisme verbal. La réalité des positivistes se présente encore sous deux aspects, un côté conscience et un côté matière.
Pour sa part, William James s’appuie sur la position de Berkeley qui se résume par la formule esse est percipi, « être c’est être perçu ». Pour James, nos sensations ne sont pas simplement des images sensorielles des choses, ce sont les choses elles-mêmes, en tant qu’elles nous apparaissent, en tant qu’elles nous sont rendues présentes.
On peut éventuellement conjecturer qu’il y a une vie cachée, ou pour ainsi dire une vie « privée » des choses. Mais par rapport à la conscience qui les observe, celle-ci, si même elle existe, ne joue pas de rôle particulier. Seule importe leur image « publique », leur représentation actuelle, à laquelle nous sommes effectivement confrontés.
Adoptant un point de vue absolument moniste, William James affirme que toutes les choses qui apparaissent à la conscience constituent la matière d’une seule réalité, homogène, qui fusionne en partie avec la vie intérieure des consciences.
La réalité perçue et la conscience qui perçoit fusionnent en une même réalité.
Les objections à cette thèse forte surgissent immédiatement. Quid de la rêverie, des songes, des souvenirs lointains ? Quid de la « pensée pure », abstraite, qui semble a priori détachée de toutes perceptions extérieures, et libérée des contingences de la réalité objective, de la réalité matérielle ?
William James estime qu’il ne faut pas opposer, comme on le fait habituellement, les objets extérieurs et les images « intérieures » que la conscience s’en fait.
Il ne faut pas considérer ces images seulement « comme de petites copies, comme des calques ou doubles, affaiblis » des objets, même si, quand l’objet et son image sont présents ensemble devant la conscience, l’objet occupe le premier plan, et l’image « recule » ou même « devient une chose absente »ii.
William James considère que l’objet et l’image sont faits de la même « étoffe » : « Cet objet présent, qu’est-il en lui-même ? De quelle étoffe est-il fait ? De la même étoffe que l’image. Il est fait de sensations ; il est chose perçue. Son être est d’être perçu, et lui et l’image sont génériquement homogènes. »iii
Comment cela se peut-il ? L’objet n’aurait-il d’autre essence que d’être seulement « perçu » par un sujet ? Se réduit-il à l’ensemble des « images » qu’il engendre dans une conscience qui le perçoit ?
William James affirme que les objets et les images conscientes qu’ils engendrent ne sont pas d’une essence différente. Ils sont essentiellement tissés de la même « étoffe », laquelle constitue la seule et unique « réalité », qu’il appelle « l’expérience en général ».
« Bien qu’il y ait un dualisme pratique, puisque les images se distinguent des objets, en tiennent lieu, et nous y mènent, il n’y a pas lieu de leur attribuer une différence de nature essentielle. Pensée et actualité sont faites d’une seule et même étoffe, qui est l’étoffe de l’expérience en général. »iv
Il n’y a pas lieu de distinguer la sensation provoquée par l’objet et l’idée que l’on s’en fait. « Qui peut faire la part, dans la table concrètement aperçue, de ce qui est sensation et de ce qui est idée ? L’externe et l’interne, l’étendu et l’inétendu, se fusionnent et font un mariage indissoluble. »
William James propose de prendre l’exemple des mises en scène en trompe-l’œil dans les musées, où sont mêlés indistinctement des objets réels et des images peintes.
« Cela rappelle ces panoramas circulaires où des objets réels, rochers, herbe, chariots brisés, etc., qui occupent l’avant-plan, sont si ingénieusement reliés à la toile qui fait le fond, et qui représente une bataille ou un vaste paysage, que l’on ne sait plus distinguer ce qui est objet de ce qui est peinture. Les coutures et les joints sont imperceptibles. »v
On pourrait objecter que ces raccords et ces joints sont imperceptibles, peut-être, mais que, néanmoins, ils existent effectivement. Faut-il les considérer comme non-existants du moment qu’on ne les distingue plus ?
La question est d’autant plus d’actualité que des représentations basées sur diverses sortes de « réalités augmentées » vont bientôt envahir la vie quotidienne. Les multiples « réalités augmentées » dans lesquelles nous serons amenés à vivre en permanence dans les prochaines décennies seraient peut-être de nature à conforter la position de William James tendant à les confondre en une seule et même « expérience générale ».
Du moins si l’on décidait de renoncer à tout esprit critique…
La question est en effet cruciale, et critique. Les scènes panoramiques en trompe-l’œil tout comme les « réalités augmentées » peuvent donner l’illusion de la continuité sans couture entre réalité et représentation, mais elles n’en effacent pas pour autant les essentielles différences ontologiques dont elles sont intimement tissées.
Or, la question de la réalité ontologique des phénomènes perçus ne préoccupe nullement William James. En pratique, il considère que sont indistinguables les objets réels, considérés en soi, et les mêmes objets en tant qu’ils sont perçus. « Il est très difficile, ou même absolument impossible, de savoir par la seule inspection intime de certains phénomènes, s’ils sont de nature physique, occupant de l’étendue, etc., ou s’ils sont de nature purement psychique et intérieure.»vi
Cette assertion me semble devoir attirer une attention critique. Il en conclut en effet que la conscience n’est qu’une « pure chimère ».
« Je crois que la conscience, telle que l’on se la représente communément, soit comme entité, soit comme activité pure, mais en tout cas comme fluide, inétendue, diaphane, vide de tout contenu propre, mais se connaissant directement elle-même, spirituelle en fin, je crois, dis-je, que cette conscience est une pure chimère, et que la somme de réalités concrètes que le mot conscience devrait couvrir mérite une tout autre description. »
Il faut, pense William James, renoncer absolument au dualisme. Il propose de considérer que la « réalité première » est « de nature neutre », et qu’on devrait l’appeler de quelque vocable volontairement ambigu comme le phénomène, le prédonné ou encore les expériences pures.
Dans le monisme qu’il préconise, et qu’il qualifie de « rudimentaire », les expériences pures se succèdent et « entrent dans des rapports infiniment variés les unes avec les autres ».vii, et ces rapports eux-mêmes entrent alors dans la trame continue de l’expérience.
De tout ceci découle la thèse principale de William James, selon laquelle on ne saurait traiter conscience et matière comme ayant des essences distinctes.
Un phénomène matériel donné devient conscient, parce que viennent s’y ajouter d’autres phénomènes (de perception, de conceptualisation). Par exemple, un stimulus objectif suscite des phénomènes de chaînes causales immanentes à tel ou tel sujet, le menant à des perceptions qui lui sont propres, ou même à la formation de connaissances, lorsque d’autres phénomènes, mentaux, entrent aussi en jeu.
Il n’y a donc pas de moi transcendantal, de Bewusstheit à la façon de Kant, qui surplomberait les phénomènes et en extrairait ce qu’il y a à en connaître. Il y a seulement un ensemble dynamique de productions phénoménales induisant continuellement des réactions elles-mêmes phénoménales.
William James affirme enfin, triomphalement, que le rapport à l’objet, que nous nommons connaissance, n’est donc qu’une suite d’expériences parfaitement concrètes, et qu’« il n’est nullement le mystère transcendant où se sont complu tant de philosophes. »viii
Résumant sa position, William James pose les six thèses suivantes :
1. La conscience n’existe pas. La matière n’existe pas non plus, d’ailleurs.
2. Ce qui existe en revanche, et qui forme la part de vérité que le mot « conscience » recouvre, ce sont des « expériences », lesquelles sont susceptibles d’être « perçues », « ressenties » ou « connues ».
3. Toutes les « expériences » qui existent sont susceptibles d’être reliées entre elles, de s’enchaîner les unes les autres, comme des expériences de choses « connues », ou bien comme des expériences de quelque sujet « connaissant ».
4. « Être connu » et « connaître » sont deux types d’expériences qui sont en quelque sorte analogues. Il n’est nul besoin d’invoquer un niveau transcendant pour les différencier.
5. La distinction entre sujet et objet est d’ordre pratique, fonctionnel, et n’implique en aucun cas une différence de nature ontologique.
6. Les choses et les pensées ne sont point de natures hétérogènes, elles sont faites de la même et indéfinissable « étoffe ». On peut l’appeler, si l’on veut, « l’étoffe de l’expérience ».ix
Je ne sais si William James avait en tête le mot de Prospéro dans La Tempête de Shakespeare : « Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil. »
Mais l’idée en est analogue, c’est celle d’un monisme intégral, où toutes les formes de réalités, objective, subjective, matérielle, idéelle, sont au fond des expressions d’une seule et même réalité, celle de « l’expérience en général ».
Je ne partage absolument pas l’opinion de William James. J’estime que dans le vaste univers, et dans tous les mondes dont nous ignorons l’existence même, il y a de multiples « niveaux de réalité » qui sont nettement et ontologiquement séparés les uns des autres. On peut certes imaginer qu’existent des passerelles, des échelles (de Jacob?) entre ces niveaux, mais il n’en reste pas moins qu’il y a des différences radicales dans les sortes d’êtres, et dans les sortes d’essences, dont ces mondes sont composés.
En appui, je voudrais citer Jacob von Uexküll qui a montré pour sa part que les points de vue « subjectifs » de toutes les formes de vie, des plus élémentaires aux plus évoluées, alimentent une infinie variété de mondes perceptifs. Tous ces mondes perceptifs sont certes intrinsèquement liés entre eux. Mais, point crucial, ils ne sont pas nécessairement communicants, et ils peuvent même être exclusifs les uns des autres.x
La notion d’« expérience générale » de William James est certes compatible avec celle de liaison intrinsèque des mondes perceptifs mise en évidence par Jacob von Uexküll.
Postuler que tous les mondes perceptifs sont « liés » entre eux correspond bien à l’intuition positiviste d’un monisme fondamental de la réalité.
En revanche, cette même notion d’« expérience générale » de William James n’est pas compatible avec l’idée de Jacob von Uexküll selon laquelle les mondes perceptifs ne sont pas nécessairement communicants, et qu’ils peuvent même être exclusifs les uns des autres.
Il me semble que les deux notions de « matière » (brute) et de « conscience » (qui perçoit, sent et conçoit) incarnent particulièrement bien l’idée qu’existent en parallèle divers niveaux de réalité, et qu’elles évoquent des puissances clairement différenciées de communication ou de non-communication, de fusion ou d’exclusion.
Nous sommes peut-être de l’étoffe dont les rêves sont faits, mais à cette étoffe se mêlent d’autres fils, d’or et de soie, dont aucun rêve n’eut jamais l’idée, et qui mènent à l’éveil.
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iWilliam James. Essais d’empirisme radical. « La notion de conscience ».Trad. G. Garretta et M. Girel. Ed. Flammarion, 2017, p. 159
iiWilliam James. Essais d’empirisme radical. « La notion de conscience ».Trad. G. Garretta et M. Girel. Ed. Flammarion, 2017, p. 163
iiiWilliam James. Essais d’empirisme radical. « La notion de conscience ».Trad. G. Garretta et M. Girel. Ed. Flammarion, 2017, p. 163
ivWilliam James. Essais d’empirisme radical. « La notion de conscience ».Trad. G. Garretta et M. Girel. Ed. Flammarion, 2017, p. 164
vWilliam James. Essais d’empirisme radical. « La notion de conscience ».Trad. G. Garretta et M. Girel. Ed. Flammarion, 2017, p. 164
viWilliam James. Essais d’empirisme radical. « La notion de conscience ».Trad. G. Garretta et M. Girel. Ed. Flammarion, 2017, p. 166
viiWilliam James. Essais d’empirisme radical. « La notion de conscience ».Trad. G. Garretta et M. Girel. Ed. Flammarion, 2017, p. 169
viiiWilliam James. Essais d’empirisme radical. « La notion de conscience ».Trad. G. Garretta et M. Girel. Ed. Flammarion, 2017, p. 171
ixWilliam James. Essais d’empirisme radical. « La notion de conscience ».Trad. G. Garretta et M. Girel. Ed. Flammarion, 2017, p. 172
xJacob von Uexküll. Milieu animal et milieu humain. Trad. C. Martin-Fréville. Payot-Rivages, 2010
L’aliéné est perdu, il est allé hors de lui-même, et là, il s’est perdu. D’où son nom, l’aliéné, le ‘devenu autre à lui-même’, ‘autre aux autres’. C’est du moins le diagnostic des spécialistes de la psychiatrie. Ce diagnostic, cet arrêt, semble si évident qu’il est repris par le poète même, qui en généralise la portée à d’autres genres d’aliénation.
« L’aliéné à lui-même par maladie, l’aliéné à lui-même pour avoir pris une drogue hallucinogène, l’un comme l’autre a subi une perte, la conscience qu’il avait de son corps a subi une perte, bizarre, abrupte, énorme. »i
L’aliéné n’a plus de lieu. Il a perdu son corps. Ou plutôt c’est son corps qui s’est absenté.
« Avec son corps il a perdu ‘sa demeure’. Il a perdu toutes les demeures ; il a perdu la jouissance du phénomène ‘demeure’, il en a perdu le recueillement et presque l’idée… Sa pensée tourne maintenant autour du corps soustrait inexplicablement, d’une soustraction qui n’a pas de nom, d’une soustraction méchante, comme un ‘tu ne rentreras pas’ proféré indéfiniment. »ii
Mais est-ce que l’aliénation psychiatrique est formellement comparable aux effets des « drogues hallucinogènes» ? Ceci n’est pas établi. Michaux ne semble pas désireux de clarifier leur éventuelle différence de nature, si elle existe. Il tend à assimiler l’une à l’autre, l’aliénation (psychiatrique) et l’aliénation qui viendrait de l’emprise d’hallucinogènes. En effet, l’aliénation (psychiatrique) ne serait elle-même que le résultat de drogues endogènes, produites par le corps de l’aliéné…
« Celui qui a pris une drogue hallucinogène, et celui qui n’est victime que de la drogue sécrétée en son corps par ses organes mêmes, l’un comme l’autre il ne sait quoi de mouvant le traverse, fait de multiples, insaisissables, incessantes modifications. Fini le solide. Fini le continu et le calme. Une certaine infime danse est partout. »iii
L’une et l’autre se ressemblent en ce qu’elle produisent de façon comparable « un ébranlement vaste et stupide », une « désappropriation de soi et du monde », un « tremblement où tout se détériore et devient dérisoire », une « mouvance réductrice de réalité et de permanence », et des « surrections prodigieuses de panorama intérieur ».iv
Dans ce bric-à-brac, dans cette « Babel des sensations », il y a un point commun : « l’augmentation de l’impression de comprendre ». Apparaît aussi « le plus grave des pièges : celui qui va faire se refermer sur lui les portes de l’asile, le sentiment de la certitude totale »v…
L’aliéné se caractérise donc par « l’accroissement incomparable du sentiment de certitude »vi, lequel semble s’accompagner, fort paradoxalement et même contradictoirement, de pensées rien moins que stables, sûres et certaines d’elles-mêmes… « Pensées lysées. Pensées oscillatoires. Pensées xénopathiques. Pensées scotomisées. Évanouissement soudain de pensée.»vii
Comment peut-on être incomparablement certain de soi-même si le cerveau est une sorte d’auberge espagnole ?
« On entre et on sort dans son cerveau. On en fait sortir ce qu’on veut. On apporte. On emporte. On se sert. On place des idées étrangères. »viii
Quelle certitude est-elle possible quand on pense de façon incessamment instable, infiniment fluctuante, ce que Michaux appelle « penser à la vitesse c » ?
« A cette vitesse autrement excessive, les pensées filant à la file indienne, subissent un traitement, subissent des déchiquetages comme si elles étaient des objets… Pensée absolument instable, incessamment soumise à des déplacements, à des fluctuations infinies… Pensées brisées et brisantes… »ix
Quelle certitude est-elle possible devant ce « phénomène d’oblitération de la pensée »x ? Toute confiance disparaît alors. La conscience est « découragée », elle constate qu’« à rien il n’y a de sens, que le sens est du surajout, du plaqué… »xi.
Elle plonge, épouvantée, dans une angoisse essentielle, métaphysique, une « angoisse des angoisses », « à la fois confusion, lessivage, néant de connaissance, absence au monde et méchanceté intense »xii, et elle se trouve enfin confrontée au non-sens absolu, à l’« in-sens », qui est le substantif correspondant à l’insensé.
Bizarrement, dans sa confusion ou dans son épouvante, l’aliéné, ce « mutilé psychique », peut avoir l’occasion de faire « commerce avec l’infini », de devenir un « Homo metaphysicus », et même de se prendre pour Dieu :
« Excité, exalté, se voyant lui-même Dieu, ou angoissé de surnaturel ou collé à l’occulte ou grave et seul face à face avec le Grand Problème, ou cafouillant entre les souvenirs de son catéchisme ou tricheur et faux saint, l’Infini, l’Incommensurable, toujours occupe l’aliéné, le fascine, le terrorise, le traque ; lui est familier. Autant que le sexe et plus singulièrement, Dieu est libéré dans la folie. Le dieu immanent, le dieu expérimental. Il n’en sera plus lâché. Exilé dans l’Infini, privé du fini, dans une incessante défaite de son fini. »xiii
L’aliéné fait face au Plus Grand Problème qui soit, mais il y fait face seul, enfermé dans sa folie, sans autre armes intellectuelles que les miettes d’un « catéchisme » oublié, bafouillé. Il sait aussi qu’en fait il « triche », car il n’a rien du « saint », du vrai saint, qui, lui, a un rapport authentique avec Dieu. Cependant, malgré tout, et, là encore, c’est un véritable paradoxe, l’aliéné atteint des sommets dans sa « folie ». Ce ne sont pas des sommets de petites collines ou de montagnettes, mais les sommets de l’Infini et de l’Incommensurable. L’aliéné acquiert ainsi de facto une sorte de supériorité sur l’homme du commun, sur l’homme normal, le non-aliéné, qui n’est jamais monté si haut. L’aliéné se confronte effectivement à l’Infini, il lutte avec l’Infini, comme jadis Jacob avec l’Ange, et il finit par en être « brisé ».
« Plus que tout autre homme, — le saint excepté – l’Infini est sur lui. Infiltration en lui de l’Infini. Lutte qu’il mène avec lui pour sauvegarder son existence. Sans cesse l’Infini lèche l’enveloppe de son fini, ne lui laissant pas de trêve. Le secouant jusqu’à en faire une poupée brisée. Brisé par l’Infini. »xiv
Cette brisure n’est qu’un commencement. Les paradoxes (ou les contradictions?) vont continuer. L’aliéné, « brisé », est pourtant rien moins qu’humble, il est nullement effacé. Bien au contraire, il se montre arrogant, et même « impudent ». Il s’estime plus proche de Dieu que quiconque, en tout cas certainement plus proche que les autres hommes, et que tous ceux qui le prennent pour un aliéné, précisément.
« L’Infini est-il pour lui la personne de Dieu, presque jamais on ne le verra aller à Lui, avec dévotion, humilité, amour, comme pourtant on le lui a enseigné, mais plutôt avec impudence, ne se sentant pas très différent de Dieu, se sentant plus près de Dieu que de qui que ce soit. »xv
Il est si proche de Dieu que peut-être se prend-il pour Dieu lui-même. Michaux formule l’hypothèse. Mais, dans un même mouvement, il réduit l’aliéné à son énorme et navrante médiocrité.
« Lui, il y est arrivé : fier d’être Dieu. Combat de l’Incommensurable et du Médiocre, voilà le résultat pitoyable. »
Michaux n’a pas de pitié pour les errements métaphysiques de l’Homo metaphysicus, il raille les visions délirantes et trompeuses de l’aliéné égaré dans ses confusions.
Cependant, tout entière reste posée la question de « l’irruption inarrêtable », de la « masse d’énergie pure » avec ses « décharges effrayantes », qui réduisent la pensée en « charpie », bref, l’« essentielle insurrection psychique quoique sans âme »xviqui se produit dans l’intériorité de l’aliéné.
Les italiques sont de Michaux. Elles indiquent à quel point il dés-animise l’aliéné. L’aliéné n’a plus d’âme au sens propre, cette âme a été mise en miettes, elle a été réduite en charpie.
D’ailleurs, il n’y a pas d’âme qui puisse tenir, pense Michaux, devant « cet absolument sauvage, cet absolument immodéré » qui envahit « l’aliéné », et qui le fait aspirer « à se décharger de sa tension par n’importe quoi, presque indifféremment, mais plutôt par véhémence, violences, brisements, éclats, renversements de tout, de meubles, d’objets, de personnes, d’ordre installé, d’interdits sociaux ou familiaux ou personnels, par massacres, par destruction, de lui-même comme d’autres, par renversements, par écrasements, broiements, dislocations, par éventration (aussi bien d’ailleurs de matelas ou de coussins que de chiens ou de femmes). »xvii
L’énumération assez longue des agressions potentiellement subies par l’âme de l’aliéné se conclut sur une image viscéralement révulsive, et délibérément choisie par Michaux, celle de « l’éventration de femmes ».
Michaux ajoute alors, sans doute pour justifier le choix stylistique de cette image brutale, que « ça », la pulsion de dislocation et d’éventration, « ça » fait un « crime ». On pouvait s’en douter, mais c’est bien de le rappeler.
« ‘Ça’, qu’aucune dépense de force n’affaiblit, qui pourrait détruire un homme comme un rat »xviii, peut aussi « commettre le crime ». Et « à sa surprise extrême, le meurtre commis, il trouve le calme. »xix
Michaux en conclut que « tuer était donc l’action privilégiée et secrète cachée sous les troubles [de l’aliéné] »xx.
Mais peut-être cette pulsion de meurtre, si extrême soit-elle, ou si fantasmée, n’est-elle encore qu’une fulguration fugace, un éclair éphémère ? L’aliéné n’est-il pas, par définition, toujours ailleurs qu’en lui-même, et donc bien incapable de se rendre en personne au lieu de son acte ?
« Des idées passent, fulgurantes, mais qu’il ne reverra plus (inutilisables). Des impressions à changer toute une vie, mais aussitôt perdues dans les coulisses du néant. »xxi
Il faut prendre ces mots à la lettre. Il existe, en théorie, des idées qui sont capables de « changer toute une vie ». Des idées peuvent apparaître dans la pensée d’un homme, brillant comme des millions de soleils, et le métamorphoser. Mais ici, les idées de l’aliéné sont « inutilisables ». Et d’ailleurs elles sont « aussitôt perdues ». Alors, autant les oublier sans délai, ces idées condamnées à être sans avenir.
Cependant, et comme à regret, celui qui les a vues une fois, étincelantes en son cerveau, peut se dire que, même s’il n’en reste plus rien, il restera encore le souvenir persistant du fait même qu’il a eu en lui ces idées maintenant oubliées, et dont il se souvient qu’elles étaient à nulle autre pareilles.
Il les a eues, fugacement, et elles ont disparu sans retour, non sans laisser cependant la trace effacée, brûlante, inoubliable, de leur passage.
Mais, autre hypothèse encore, peut-être n’est-ce même pas lui qui les a pensées, ces idées, au fond ?
Peut-être n’est-il qu’un support passif pour le « ça » qui pense en lui, à sa place ?
« Idées fringantes, prodigieusement interrelationnées, tenant par vingt valences, éclairées à la lumière d’un phare invisible. Il voit, il a compris, mais dans un tournoiement tout disparaît… Ça pense, ça n’a pas besoin de lui pour penser. Ça se passe entièrement de lui. Ça le laisse en dehors. »xxii
L’aliéné est toujours en dehors de lui-même, et en dehors de sa propre pensée, qui n’est d’ailleurs pas la sienne, mais celle du « ça ». Où est-il alors ? Il reste en dehors de lui, c’est-à-dire dans l’immense, dans un immense Immense, que l’on a déjà rencontré, et qu’on a nommé Infini.
« Immense est autour de lui, est en lui, est sur lui. Immense le traverse. (Comment ? Pourquoi ? Pour qui ?) Immense coexistant. Quel immense ? Une tête manque à cette gestation énorme… »xxiii
Cet immense est inconnaissable, incommensurable. Si la conscience ne peut le connaître, ni seulement évaluer l’étendue de son immensité, pour leur part le subconscient et, a fortiori, l’inconscient, peuvent du moins le désirer.xxiv
A cet égard, il faut « laisser faire » le subconscient, et « donner des vacances à la conscience ».
La vérité, c’est que, pour Michaux, le subconscient importe plus que la conscience. Cette dernière, au fond, est « facultative ».
« La conscience, il faut avoir pris une drogue, pour savoir comme c’est facultatif, comme c’est peu indiqué, comme ça se met en travers, comme c’est peu ‘nous’ et encore moins notre bien, conscient qui nous lie les mains, qu’il faut savoir dépasser, pour une conscience seconde, conscient tantôt à endormir à contretemps, tantôt à réveiller à contretemps, conscient qu’il faut apprendre à lâcher, quand il se montre, et à ranimer quand il disparaît, que surtout dans les états exceptionnels des états parapsychiques ou presque miraculeux, il ne faut pas laisser disparaître, à moins que de se contenter là-dessus du savoir d’hommes sans doute extraordinaires mais aux idées préconçues, préreçues, prédirigées ; conscient enfin qui laisse échapper à peu près tous les mécanismes du mental normal, pourtant singuliers, extraordinaires, méconnus, que (si on tient à les détecter) il va donc falloir prendre en traître et avec l’artillerie qui convient. »xxv
Le conscient « se met en travers », il « nous lie les mains ». Il faut le « dépasser », le « lâcher », l’« endormir » ou le « réveiller », suivant les cas, et toujours à contretemps.
Le point essentiel, c’est que même dans l’acmé des « états miraculeux », il ne faut pas laisser disparaître le conscient. Dans l’acmé même, il reste le dernier phare, la dernière balise.
Cette leçon-là est radicalement contraire à celle du « lâcher prise » des philosophies orientales, ou de celles de ces hommes « extraordinaires » dont les idées sont, au jugement de Michaux, « préconçues, préreçues, prédirigées ».
Elle est aussi détachée de tous les mécanismes du « mental normal », qui, en cette occurrence, n’ont plus guère d’usage.
La conscience, en effet, dans ces moments extrêmes, reste consciente même quand elle se sent « engloutie »xxvi, même quand elle est consciente qu’elle est devenue une sorte de « gélatine », une substance protoplasmique, « demi-liquide ».
On sait que le subconscient et l’inconscient ont leurs propres mystères, abyssaux, et qu’ils sont liés à l’Infini, à l’Incommensurable. Mais la conscience elle aussi, et malgré toutes les apparences, est un mystère à elle-même, peut-être plus profond encore. Elle n’est jamais fixe, elle est assaillie d’ « imprévisibles résonances », quand « des instants-pics traversent des étalements sourds ».xxvii La conscience, qui devrait être le rocher du moi, se révèle dérivante, migrante, exilée d’elle-même.xxviii Pour seule « résidence », pour seul socle ferme, où elle puisse demeurer, elle revendique un unique désir. Ce désir est son rocher, son lieu. C’est le désir, sans doute destiné à n’être jamais assouvi, d’une « évidence essentielle ».xxix
Cette évidence assurée, inaltérable, lui est refusée. Au lieu de celle-ci, elle ne trouve, au loin, au-delà d’étendues sans fin, des consciences, d’autres consciences. Il en est des myriades, de ces consciences autres, qui pourtant tiennent lieu d’évidence.
Parmi elles, il y a des consciences « infimes », destinées à l’immédiat néant de leurs « courtes vies ».
Il y a aussi, par contraste, des consciences « immenses », absolument « énormes », parfaitement hors d’atteinte. Mais celles-ci souffrent de certains handicaps : leur énormité même ne leur permet pas de « percer le mystère des infiniment petits. »xxx
Tout se passe comme si les consciences, infimes ou immenses, avaient leurs propres « champs » de validité. Aux consciences infimes revient le royaume de l’infinitésimal, de l’ultra-fugace. Aux consciences immenses sont attribués les énormes dimensions, les cosmos tentaculaires, qui ignorent les détails de ce qui se trame dans leurs entrailles.
Toutes ces myriades de consciences se côtoient en un sens, et s’ignorent aussi en un autre sens, mais toutes sont, peut-être, à leur manière immanente, des « larves de la transcendance »xxxi. Grouillent en elles des formes inouïes de divin, d’un divin caché, non dicible, dont les théologies anthropomorphes ignorent tout, naturellement, tant elles sont parties explorer, inexorablement, leurs propres sentes, mais s’y réduisant alors.
De ces multiplicités de consciences entrelacées, enchevêtrées, inconscientes de leurs treillis, de leurs lacis, de leurs synchronicités, on peut à loisir former des représentations, qui n’engagent jamais que les vrais rêveurs. On peut imaginer par exemple que certaines consciences s’attirent de fort loin, à l’échelle des cosmos, comme sous l’action de phéromones, ou bien s’évitent absolument, dominées par des pressentiments d’incompatibilité radicale.
On peut se les représenter comme autant de rus clairets et de ruisseaux mousseux, comme des rivières alanguies ou des torrents impétueux, visant tous à s’écouler cependant vers le bas, c’est-à-dire vers l’abîme de quelque mer, vers les profondeurs d’un océan primordial qui les accueillerait sans fin, non pour les noyer en lui, mais pour leur donner une autre vie, sous l’action de soleils surpuissants.
On peut imaginer que des milliards de myriades de consciences pulvérisées, malaxées à des échelles pan-cosmiques, aspirées vers le haut par des nébuleuses psychiques, ressusciteront une à une comme de nouveaux agrégats de consciences, d’autres ‘moi’ et d’autres ‘soi’, d’autres glus.
Qu’auront-elles reconnu et gardé de leurs passés anciens, ailés ou tourmentés, ces nouvelles glus ?
Que sauront-elles de leurs immanences silencieuses ? De la danse de leurs transcendances ?
Presque rien sans doute, tant leur mémoire aura été sublimée en quelques granularités quantiques.
Presque tout peut-être, si elles cherchaient leur lieu dans le chœur atonal des synchronicités.
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iHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.97
iiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.98
iiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.101-102
ivHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.103
vHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.118
viHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.119
viiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.120
viiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.121
ixHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.121
xHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.124
xiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.124
xiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.126
xiii Henri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.128
xivHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.128
xvHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.128
xvi Henri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.130
xviiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 131
xviiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 131
xixHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 132
xxHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 132
xxiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 133
xxiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 134
xxiiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 136
xxiv« Le subconscient, le conscient second a différentes profondeurs. Plus on est loin de la conscience première, plus la conscience B ou conscience seconde a prise profonde, plus elle a accès à une connaissance étendue, mais toujours à la condition qu’il y ait un immense désir de l’incommensurable. Sinon il n’y a que vide ou foire dans la conscience seconde… Le subconscient, tout ce qui est aspiration insatisfaite s’y trouve, subconscient désirant, subconscient savant aussi… » Henri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 151
xxvHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 152
xxviHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Appendice. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 160. « Ce qui est intéressant, c’est qu’on puisse être constamment conscient d’être englouti. Je suis devenu une gélatine psychique ( …) Je reste occupé par une immense chose… qui lutte contre ‘Michaux existe’.»
xxviiHenri Michaux.Vents et poussières, VII. « Le Champ de ma conscience ».Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 208.
xxviii« Depuis le long temps que je vis, en ma conscience ne s’est pas bâti de résidence. » Ibid.
xxix« Depuis le long temps que je vis, en ma conscience ne s’est pas bâti de résidence. Seulement s’y trouve, s’y retrouve un persistant désir d’évidence, d’une évidence essentielle, au sein de laquelle je pourrai enfin trouver résidence. Vain vouloir. Dans le champ de ma conscience, il y a surtout d’indéfinies, d’incessantes intermittences. » Ibid.
xxxHenri Michaux.Vents et poussières, VII. « Le Champ de ma conscience ».Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p. 211
Peut me chaut, je me dois de le dire, le qu’en dira-t-on. Mais, il me semble nécessaire d’affirmer que Michaux échoua, dans ses « misérables miracles ». Il monta, certes, mais il chut, il chuta même. Quoique excellent écrivain, je le concède. Poète délié, styliste précis, aux savants phrasés. Et dessinateur franc, audacieux. Il sut, avec aplomb, autodérision, faire le « barbare en Asie ». Il affronta la turbulence de l’infini. De ce côté, rien à dire, il eut du génie verbal, de la pureté de ton, de l’exigence nette, le courage d’être qui il était, et de n’être pas qui il n’était pas.
Mais cela ne suffit pourtant pas.
J’ai peine à le confesser. Michaux me choque dans ses hauteurs et dans ses « gouffres ». Dans leur prétendue « connaissance », à mes yeux il déchut. Il déçoit, moins par ce qu’il en dit, que par ce qu’il n’en dit pas, par ce qu’il tait.
Mais, peut-être se tut-il parce que ce qu’il eut fallu voir et savoir, il ne le sut ?
Oh ! Ce n’est pas qu’il n’ait pas tenté son risque. Il prit des « drogues dures », comme il dit. Mais dans tout ce dur, Michaux mollit, je pense. La Psilocybine, la Mescaline, le Haschich, et bien d’autres encore, il s’en délecte, mais il s’y ennuiei. Il note, il griffonne, il gribouille, mais il oublie l’essentiel, tout ce qu’il n’a pas atteint, tout ce qu’il n’a pas vu, tout ce qu’il n’a pas pu ou su voir.
Il vola haut, mais il s’abattit vite, comme un ange à terre, aux ailes coupées, un moineau démuni de moignons.
Il vit le ciel, mais comme un moinillon ne pesant pas, se pendant en vain aux battants des cloches de l’abbatiale, et celles-ci ne sonnant pas, ne résonnant pas.
Michaux, je l’admire pourtant, que cela soit clair.
Écrivain rare, il fait honneur à la plume, c’est entendu.
Je ne cherche pas la polémique, ici.
Mon but, c’est de continuer sa recherche, la prolonger peut-être.
C’est de témoigner qu’il n’a pas volé suffisamment haut, qu’il n’est pas allé assez loin, qu’il n’a pas plongé assez profond.
Je cherche seulement à évoquer, par allusions, ce qui manque je crois, ce qui est tu, ce qu’il n’a pas vu, ce qu’il n’a pas su.
Malgré sa renommée, ses livres, son talent, comme explorateur des mondes supérieurs, comme visionnaire des paradis, ou des empyrées, non, il n’est pas, lui, un foudre.
Le paradis, d’ailleurs, quand il l’aperçoit, d’emblée il l’abandonne. Il recule.
« Paradis, c’est-à-dire abandon. Vous subissez de multiples, de différentes invitations à lâcher… Voilà ce que les drogues fortes ont en commun et aussi que c’est toujours le cerveau qui prend les coups, qui observe ses coulisses, ses ficelles, qui joue petit et grand jeu, et qui, ensuite, prend du recul, un singulier recul. »ii
Il ne faut pas reculer ici. Il faut avancer. Et singulièrement dépasser. Il y a d’autres coups à prendre. La bataille est sans fin.
« Je parlerai surtout de la mescaline … spectaculaire, nette , brusque, brutale…faite pour violer le cerveau, pour ‘donner’ ses secrets et le secret des états rares. Pour démystifier.. »iii
Je n’aime pas la métaphore du viol. Parfaitement impropre en général, et tout à fait déplacée ici. Le cerveau n’est pas un corps asservi de femme, un sexe meurtri par un autre sexe. Qu’il puisse y avoir une violence putative de la chimie, je n’en doute pas. Il y a des cas. Mais ce n’est pas ici le sujet. Il y a autre chose à dire du cerveau et de ses envols. Je vais tenter de m’en faire l’interprète, avec d’autres métaphores que celles choisies par Michaux.
Comment un ‘viol’ pourrait-il ‘donner’ un secret, je le demande, et surtout le ‘secret des états rares’ ? Comment un ‘viol’ démystifierait-il ce qui est mystère? Non, vraiment, l’idée me choque. Michaux me déçoit, par ce mot ici déplacé de viol.
Il est vrai qu’il est venu à résipiscence, un peu plus tard.
« Le cambriolage de la psyché, le tripatouillage, le viol de la machine des fonctions de l’esprit, je ne le provoque plus. Finie la chimie de ses procédés annihilateurs et divisionnaires. »iv
Il affirma avoir renoncé au « massacre péremptoire et délicieux ou terrible de l’ego, de tout ego, de toutes les unités constructrices de l’ego »v ; tout cela était désormais du passé – mais il en restait quand même, avoua-t-il, des « traces ».
Ces signes labiles, passés, ne comptent plus guère. Ce ne sont que les faibles balises, les feux voilés des « ondes cérébrales, vagues, vaguelettes, oscillations, ondulations »vi, dont il fut submergé. Quel bric à brac que ces « visions d’ornements » , de « grimaces », de « ruines », de « montagnes », de « pic »s, de « couteaux », de « minarets » , de « rires » et même d’« infini » (un « tracassier infini, infinissant tout »).vii
Michaux note à propos de cet infini-là : « Cette infinitisation, si inattendue, sans mesure et sans choix et sans préférence (…) sans doute vient-elle des neurones, et d’un mouvement périodique contraignant, plutôt que d’un contact avec un autre monde ; elle n’en rend pas moins à sa façon quelque chose de l’Infini, qui, loin de la banlieue à dieux, est éternel dépassement, hors de toute prise, hors de tout repos (…) brisant, écartelant, toujours au-delà, au-delà de toute personne, si divine qu’on la veuille, au-delà de quelque façon que ce soit, au-delà, au-delà, inaccessible, échappant vertigineusement à toute enclave provenant d’un esprit d’homme. »viii
Ah ! Les neurones ! Puissance infinie des neurones ! Au moins, eux, ils n’habitent pas quelque « autre monde », ils ne résident pas dans la « banlieue à dieux ». Ils sont directement branchés, ces neurones, au cœur de « l’Infini », avec un I majuscule, s’il vous plaît. Mais ainsi liés, curieusement, ils se débranchent aussitôt, ils se mettent « hors de toute prise », et se « dépassent » eux-mêmes éternellement, et vont « toujours au-delà », « au-delà, au-delà », « échappant vertigineusement », ces neurones cervicaux, à l’« esprit d’homme » dont ils fuient « l’enclave ».
Mais les neurones n’expliquent pas le mystère. Il faut y revenir, à nouveau. Comment s’explique-t-il ? Assez simplement. « Le moins qu’on puisse imaginer est un phénomène périodique affectant la cellule nerveuse, comme serait une succession plus rapide de polarisations et de dépolarisations. »ix
La conscience (du mystère) ne serait-elle donc qu’un « état oscillatoire » ? Oui, sans doute, passagèrement. Mais un autre état, bien supérieur, l’attend, « où la conscience dans une totalité inouïe règne sans antagonisme aucun. Extase (ou cosmique ou d’amour, ou érotique, ou diabolique).
L’extase et l’extase seule ouvre l’absolument sans mélange, l’absolument non interrompu par la plus infime opposition ou impureté qui soit le moindrement, même allusivement, autre. Univers pur, d’une totale homogénéité énergétique où vit ensemble, et en flots, l’absolument de même race, de même signe, de même orientation.
Cela, cela seulement est « le grand jeu » (…) hors des lois mentales, dans une mer de félicité. »x
Un univers totalement homogène, « pur », « de même race », « de même orientation », sans aucune « opposition ». C’est donc cela la « mer de félicité », rester entre soi ?
Il faut entrer dans le détail des expériences de Michaux, comme celle faite en 1958, sous le contrôle du célèbre professeur Roger Heim. Heim avait collaboré avec le non moins célèbre R. Gordon Wasson, et avait identifié un champignon sacré auquel il avait donné son nom, le psilocybe mexicana Heim. Son principe actif, la psilocybine, avait été bientôt isolé par une autre célébrité encore, Albert Hoffmann, l’inventeur du LSD.
Que vit Michaux en 1958 ? Cela ne monta pas bien haut pour le coup. Il vit successivement Mcmillan immobile, un soldat soviétique, un poisson à dent unique au-dessus et au-dessous (qui s’avèra, précisa-t-il, être un « baliste », Balistes vetulus), un vagin denté, des murs cyclopéens, un prie-Dieu, des êtres pacifiés, des « coulmas » (Michaux ne sait pas ce que c’est), des bouches à cinq suçoirs, … On est loin de l’Infini, mais ça dépayse un peu.
Quant au sentiment général, ce ne fut pas l’euphorie non plus. « Mon corps autour de moi avait fondu », nota-t-il. « Mon être m’apparaissait ‘comme est une amibe’, il est traversé par des ‘serpents de force’ ». Il est comme dans un « hammam psychique »xi.
En fait l’expérience fut bien décevante, il le reconnut lui-même, ainsi que les médecins qui le surveillaient.
« Le champignon sacré (…) m’enlevait mon originalité. (Un des docteurs, visiblement déçu, en fit plus tard la remarque.) »xii
Loin d’offrir l’aventure attendue, elle l’oblitère.
« La psilocybine supprime le sentiment aventureux, elle coupe de l’avenir … elle élimine le chasseur en l’homme. Elle démobilise. »xiii
Michaux admet que c’est un « ratage ».
« Champignon contre l’indépendance. Contre la singularité. Je me sentais devenir quelconque. Je n’avais plus mon style. Mon style n’avait plus ses « soudains »… Je ne suis pas assez liant. Rencontre assez ratée. »xiv
Donc exit le champignon sacré. Il faut essayer autre chose. Par exemple la mescaline.
A priori, ce fut moins ordinaire. Il y eut du bruit et de la saveur.
Ce « bruit » en réalité se révélera être une musique assez spéciale, une musique à problèmes, mais non dépourvue de quelque élan.
« Soumise à de mauvais traitements, pervertie, ridiculisée et ridiculisante, cette musique lèse-musique avait des élans que n’a pas le plus grand lyrisme. (…) Une jouissance ignoble était son centre, sa nature, son secret, jouissance omniprésente, spasmodique, insoutenable.»xvi
Ce n’est pas fini, la jouissance éjaculatoire ne fait que commencer.
« Carnaval subversif, éjaculations de joie, fait de jouissances comme des écroulements, comme des défénestrations, affolante exaspération, que rien, rien jamais ne pourrait apaiser. (…)
Les cataractes immenses d’un très grand fleuve, qui se serait trouvé être aussi l’énorme corps jouisseur d’une géante étendue aux mille fissures amoureuses, appelant et donnant amour, c’eût été quelque chose de pareil. »xvii
On ne dira pas non plus, là, que l’Infini fut atteint, même si les mille fissures de la géante en donnèrent peut-être une sorte d’idée.
Il fallait donc chercher autre chose. Pourquoi ne pas essayer le Cannabis indica, cet autre nom du chanvre, ou du haschish ?
Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter par avance, pensait Michaux. « Comparé aux autres hallucinogènes le haschich est faible, dépourvu de la toute grande envergure, mais maniable, commode, répétable, sans danger immédiat. »xviii
Sans danger immédiat ? Tout dépend de la dose. Le haschich tue, aussi. Michaux savait y faire, il avait ses précautions. Surtout, il jouait petit, peut-être. Petitement tourné vers lui-même.
« Avec le chanvre espionner l’esprit. Avec le chanvre s’espionner soi-même.
Et ce dernier PLUS doit être dépassé lui aussi, à son tour
Michaux demanda à son éditeur de placer ici quatre belles barres noires, qui s’épaississaient progressivement. On peut supposer qu’en laissant la drogue agir, les barres noires de plus en plus larges finirait pas noyer la page, et le livre, de leur encre.
Dans le même temps, avec tous ces « plus », l’infime paraît lui aussi.
« Je suis stupéfait du détail, de tous ces détails. »xxiv
Mais au moins on peut les décrire, tous ces détails, les énumérer.
« Pour moi, dans les scènes visionnaires que j’ai connues, se sont placés des milliers de jaillissements, d’éclaboussements, d’explosions, de jets, d’envols. Le chanvre décoche, lance, darde, éparpille, fait éclater, fait irruption, soit dans l’ensemble (c’est plus rare) soit, ce qui déconcerte, dans une petite partie seulement de la vision où son brio filiforme n’en est que plus surprenant, plus véhément, plus ardent. On assiste stupéfait à ces sporadiques éruptions, fluettes, folles fontaines, à ces jets d’eau, plus jets qu’eau, avant tout jaillissements, surcroîts punctiformes de forces, spectacle délirant de la geysérisation intérieure, signes de l’augmentation prodigieuse du potentiel des neurones, de leurs soudaines décharges nerveuses, signes de déclenchements précipités, de micro-mouvements, d’amorces de mouvements, de « mouvements naissants » et de micro-impulsions incoercibles, incessantes, qui finiront chez certains par donner de l’agitation maniaque. »xxv
C’était là un premier signe d’alarme. Le chanvre peut mener à « l’agitation maniaque ». Mais n’en tenons pas compte. Il procure surtout le « voyage du pauvre »xxvi, il met l’accent plus particulièrement sur les « matières ». Il ne dédaigne pas, cependant, l’élévation.
« Suis soulevé
élévation
élévation extrême
(…)
L’ascension demeure une des aventures de celui qui prend du chanvre. »xxvii
Enfin, il s’agit de monter, de s’élever. Comme jadis Hénoch, Élie, ou même Jésus, qui en firent l’expérience, à leur façon, mais sans la relater, Michaux vit pour lui-même l’aventure de « l’ascension ».
Et jusqu’où monta-t-il ? On ne sait.
Ou plutôt si. Il s’agit d’une sorte de paradis, qui ne serait pas sans rapport avec le paradis mahométan.
Rêvant devant une photo de femme qui se mit à vivre devant lui, Michaux écrit ; « Je venais de découvrir le paradis haschichin, dont on fait tant d’histoires, qui a des rapports avec le paradis de Mahomet, à l’usage des simples. »xxviii
Mais en somme, ce paradis des simples ne fut pas complètement à son goût.
Sa conscience découvrit sa (propre) pauvreté.
« Je devais en prendre conscience, avec ma conscience en loques prendre la mesure de mon inconscience. »
Car la conscience, ce n’est pas grand-chose. Le Graal est dans l’inconscient. Mais, là aussi, gare à la déception, en maraude.
« Tout ou presque tout chez l’homme est inconscience, efforts en surface et contentement de même. Une très révérée sainte subitement m’est montrée. Je suis bien déçu. »xxix
Cette déception, je la ressens aussi, me mettant à sa place. Michaux a frôlé les gouffres, et y a même peut-être plongé. Mais la moisson fut pauvre. Il a été agressé et a même connu ce qu’il appelle « l’aliénation mentale ». Et tout ça pour quoi ?
« Celui qui par la mescaline a été agressé par le dedans, …
a connu l’aliénation mentale, est devenu en mille choses impuissant, … »
Son esprit « s’est trouvé à sa débandade et à ses dislocations et à sa dissolution ».
Mais, quand même, … « Il sait à présent… Il est comme s’il était né une seconde fois »xxx.
Que sait-il donc, à présent ?
« Il sait maintenant, en ayant été la proie et l’observateur, qu’il existe un fonctionnement mental autre, tout différent de l’habituel, mais fonctionnement tout de même. Il voit que la folie est un équilibre, une prodigieuse, prodigieusement difficile tentative pour s’allier à un état disloquant, désespérant, continuellement désastreux, avec lequel il faut, il faut bien que l’aliéné fasse ménage, affreux et innommable ménage. »xxxi
En somme, la « connaissance par les gouffres » est celle de l’aliénation.
Henri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.3
ii Henri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.3
iii Henri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.3-4
iv Henri Michaux. Émergences, résurgences. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.686
v Henri Michaux. Émergences, résurgences. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.686
vi Henri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.6
viiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.8-13
viii Henri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, en note, p.12
ix Henri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, en note, p.14
xHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.15
xiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.21
xiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.23
xiiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.30
xivHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.34
xvHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « La Mescaline et la musique ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.38
xviHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « La Mescaline et la musique ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.45
xviiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « La Mescaline et la musique ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.45
xviiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Cannabis indica ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, note, p.46
xixHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Cannabis indica ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.46
xxHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Cannabis indica ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.47
xxiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Cannabis indica ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.49
xxiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Cannabis indica ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.50-51
xxiiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « SYSTÈME DOUÉ D’UN POUVOIR AUTONOME DE RIDICULISATION DU SYSTÈME». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.63
xxivHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « SYSTÈME DOUÉ D’UN POUVOIR AUTONOME DE RIDICULISATION DU SYSTÈME». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.64
xxvHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « SYSTÈME DOUÉ D’UN POUVOIR AUTONOME DE RIDICULISATION DU SYSTÈME». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.66
xxviHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Cannabis indica ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.71
xxviiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Cannabis indica ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.72
xxviiiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Cannabis indica ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.78
xxixHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.93-94
xxxHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.96
xxxiHenri Michaux. Connaissance par les gouffres. « Situations-gouffres ». Œuvres complètes Tome III. Bibliothèque de la Pléiade. Gallimard, 2004, p.96
Le chamanisme n’est pas une « religion » au sens habituel du mot, un ensemble déterminé et transmissible de croyances et de rites.
Il s’agit d’abord d’une pratique, essentiellement individuelle, mais s’exerçant de façon privilégiée dans un cadre familial et tribal. Tournée vers l’appréhension et la mobilisation effective d’un monde de la surnature, la pratique chamanique catalyse aussi en retour, en ce monde-ci, de profondes transformations personnelles et collectives. Différents niveaux de réalité peuvent entrer en jeu, d’ordre physiologique, biologique, neurochimique, psychologique, linguistique, culturel et sociétal, se traduisant par des comportements physiques et des vécus extrêmes, et induisant aussi des représentations mentales et conceptuelles, dont certaines pourraient être qualifiées de cosmologiques, de philosophiques et de théologiques, pour autant que ces mots d’origine grecque puissent convenir, même approximativement, dans le contexte de cultures tout autres.
Pour le dire autrement, les pratiques chamaniques ouvrent des portes inattendues vers d’autres univers de conscience. Par leur nombre, leur ancienneté, leur universalité, elles dénotent l’effort réflexif des premières consciences humaines pour se saisir de quelques-uns des mystères objectifs de l’univers, mais aussi de leur propre mystère, celui de l’abysse subjectif que toute conscience porte en elle, de façon immanente.
L’expérience chamanique requiert, d’emblée, de toute personne qui la pratique, une « sortie du soi », littéralement une « extase » si l’on se rapporte au sens de ce mot en grec, et elle implique, concomitamment, une liaison active, dynamique, une capacité de synergie avec la totalité de la vie, telle qu’elle croît et s’étale sur cette planète, et aussi telle qu’elle peut se concevoir et être perçue peut-être, à travers l’univers entier, le cosmos total.
C’est un fait dûment observé historiquement (et, fort probablement, expérimenté depuis les temps longs de la Préhistoire) que les pratiques chamaniques, sous toutes les latitudes, ont pu bénéficier des puissantes propriétés psychotropes de diverses plantes et fungi alcaloïdes, et en subir la puissance nue, bouleversante, s’imposant de facto aux corps et aux cerveaux d’Homo sapiens, et avant lui, à ceux des lignées d’homininés et d’hominines dont il est issu.
C’est aussi un fait que des plantes alcaloïdes sont aujourd’hui couramment ingérées par toutes sortes de mammifères et de primates, comme cela a été fait depuis des millions d’années par nombre d’espèces d’hominoïdes et d’hominidés.
Les plantes alcaloïdes contiennent des molécules chimiquement actives, aux très diverses propriétés, analgésiques, calmantes, dormitives, mais aussi toniques, stimulantes, dopantes, et enfin, psychoactives et psychotropes… Des noms d’alcaloïdes comme la caféine, la nicotine, l’atropine, la morphine, la cocaïne ou l’ibogaïne, donnent une idée de la gamme, de la puissance et de la toxicité éventuelle des effets provoqués.
Le fait que des molécules issues de végétaux alcaloïdes soient actives, et même particulièrement efficaces, chez les animaux et les humains, implique une réceptivité spéciale de leurs systèmes nerveux et neuronaux vis-à-vis de ces molécules. On peut en induire une complémentarité biochimique entre les deux règnes, le végétal et l’animal, capable de produire de puissantes synergies, sans doute basées sur l’existence de structures communes, de résonances partagées, de vibrations fondamentales, comme celles observées dans ces composés organiques aromatiques hétérocycliques, les indoles.
C’est là un constat qui traverse les règnes et les espèces. Les champignons et les lichens, les vaches et les rennes, les primates et les humains partagent des formes analogues de réceptivité biochimique, et arborent des sensibilités (certes différenciées, mais biochimiquement comparables) à certaines réactions spécifiques au niveau intramoléculaire. Ces réactions moléculaires sont susceptibles d’entrer en résonance à des échelles de plus en grandes, jusqu’à s’imposer macroscopiquement dans les réseaux des hyphes chez les champignons, dans les systèmes nerveux des animaux ou à l’ensemble des synapses du cerveau des humains.
Partant du constat que des composés aromatiques de simples plantes alcaloïdes peuvent avoir un puissant impact sur les états de conscience de Homo sapiens, aujourd’hui, on est en droit de demander quel rôle ces plantes à effet psychotrope ont pu jouer, à la suite de leur consommation depuis des dizaines ou des centaines de milliers d’années, dans l’émergence des rites, des croyances, des cultes, des cultures, des langues et des religions?
Dans les commencements, plus ou moins par hasard, mais avec de fortes probabilités tout de même, compte-tenu de l’abondance relative de plantes alcaloïdes à effet psychotrope dans la nature, de vives fulgurations synaptiques, de brillantes illuminations extra-sensorielles, violentes mais ponctuelles ou transitoires, ont pu être biochimiquement initiées chez les homininés et les hominines, les pré-humains et les premiers humains, par le seul effet des molécules psychotropes sur les cellules neuronales du cerveau.
Par la suite, favorisés par l’accoutumance, par l’augmentation progressive de la consommation de plantes psychotropes en qualité comme en quantité, et surtout par l’adaptation, culturelle et cultuelle, à des chocs biochimiques irradiant les systèmes synaptiques, certes peu préparés a priori à les subir, mais capables a posteriori d’adaptation épigénétique, les premiers éclairs synaptiques relativement localisés dans tel ou tel lobe cervical, ont commencé à entrer en résonance, à se multiplier et à s’intensifier, jusqu’à s’étendre au cerveau tout entier et à provoquer des formes d’illumination de la conscience elle-même, et jusqu’à favoriser son émergence elle-même.
Une étape irréversible fut alors franchie : la conscience prit conscience d’elle-même, elle prit conscience de sa propre immanence, elle prit du même coup conscience de la naissance en elle du moi, qui restait à consolider, à enrichir et à adosser aux profondeurs du soi.
L’embrasement total de la conscience a été facilité par l’action des psychotropes, mais ne peut se réduire à leurs seuls effets, entre incendie et lumière.
Pour changer de métaphore, les réseaux de synapses et les facultés systémiques du cerveau humain ont dû nécessairement jouer leur propre partition dans cette symphonie générale, où la biochimie des psychotropes a pu donner un tempo initial à l’orchestre, et participer à l’éclat de ses cuivres, sur fond de percussions, mais où d’autres instruments, les cordes du mental et les bois du psychisme, devaient assurer, pour leur part, la progression des harmonies et le déploiement des thèmes mélodiques.
Les explosions des résonances synaptiques ont catalysé la genèse d’une conscience de plus en plus accomplie de la conscience par elle-même. Mais la conscience, on le suppute, ne peut être seulement un phénomène biochimique ou neuro-synaptique, c’est-à-dire un phénomène seulement matériel. En effet, les pointes les plus élevées atteintes par la conscience, les extases et les illuminations qu’elle est capable de vivre, selon de multiples et anciens témoignages, l’emmènent vers des mondes absolument séparés de la matière, et seulement constitués de pures énergies, de dépassements en devenir, de volontés en vol, d’initiations aux réalités de la surnature.
Les expériences d’illumination extatique, répétées par d’innombrables générations d’Homo sapiens, ont sans doute contribué à de nouvelles formes de développement épigénétique du cerveau. Par effet de rétroaction positive, elles ont tiré avantage de sa plasticité et de sa malléabilité intrinsèques, pour l’inciter à aller toujours plus loin dans cette quête extatique.
Elles ont engendré la possibilité d’états de conscience toujours plus ultérieurs, elles ont facilité des niveaux de conscience bien supérieurs, par des dépassements toujours plus audacieux, jusqu’à l’entrée (longtemps considérée impensable, et improbable) dans la transcendance même, — bien loin de la seule immanence des lichens, très loin de la sourde activité des levains et des levures, ou de la vibration des indoles, mais n’en perdant cependant pas le souvenir, ni l’antique ancrage.
Quel a été l’effet mondial, global, de cette promotion progressive d’hominidés foudroyés par la chime des alcaloïdes, puis d’humains « extasiés » par leur truchement, dans l’ordre implicite de la nature ?
L’exposition prolongée à l’expérience extatique, la rupture répétée des points de vue terrestres et des références quotidiennes, ont été des conditions de possibilité pour un accès soudain, brutal, envahissant, à l’extase, et, par elle, à un point de vue incluant une forme d’aperception de ce que l’on ne peut qu’appeler le Tout Autre.
Homo sapiens est apparu sur terre il y a environ 100 000 ans. Mais Homo abilis et Homo erectus, apparus il y a plus d’un million d’années, ont sans doute, comme les Primates d’aujourd’hui, su consommer eux aussi des alcaloïdes. Ce faisant, ces générations oubliées de proto-humains, et d’autres générations d’ancêtres plus oubliées encore, depuis des millions d’années, ont contribué à transformer, dissoudre, reformer, réformer, puis élever, exacerber, sublimer, transcender, ce qui tenait lieu de « proto- ego » chez les Hominoidea (Hominoïdés), les Hominidae (Hominidés), les Homininae (Homininés), les Hominini (Hominines)i, avant que se constitue enfin l’« ego » des Homo sapiensii, qui firent eux aussi l’expérience de l’extase, mais surent la nourrir et la cultiver davantage, l’approfondir par le langage, l’art et la religion…
L’utilisation de plantes psychotropes dans un contexte d’initiation chamanique peut, dans certains cas, dissoudre la structure nouée de l’ego en un sentiment indifférencié du soi, que la philosophie orientale appelle le Tao.
Mais cette dissolution de l’ego, si elle a lieu, peut n’être aussi que transitoire et relative. Elle peut donner alors naissance à une capacité analytique et critique aiguë, une capacité d’atteindre et de pénétrer intimement l’essence même de ce dont témoignent le fait religieux et les divers systèmes philosophiques qui lui sont associés.
R. Gordon Wasson fut certes pionnieriii lorsqu’il affirma, sur la base de travaux d’ethnobotanique et d’ethnomycologie initiés dès les années 1930, et publiés dans les années 1950, que la religion est née lorsque les premiers humains ont rencontré et apprivoisé la puissance des alcaloïdes hallucinogènes.iv
En cela il se montrait par avance en profond désaccord avec les thèses de Mircea Eliade. Celui-ci, dans son étude sur le chamanismev, parue plusieurs années après les travaux de R. Gordon Wasson, considérait ce qu’il appelait le chamanisme « narcotique » comme étant « décadent ». Des chamans qui ne peuvent pas atteindre l’extase sans psychotropes sont le symptôme, selon Eliade, que leur culture a perdu son authentique saveur, et qu’elle est probablement dans une phase terminale.
R. Gordon Wasson, s’appuyant sur des travaux datant de l’occupation du Mexique par les Espagnols comme ceux du père franciscain Bernardino De Sahagúnvi, rappelle que les Aztèques appelaient leurs champignons teo-nanácatl, la « chair de Dieu ». Il ne résista pas, bien sûr, à faire aussitôt un rapprochement, ou ce qu’il appela un « parallèle troublant », avec la conception chrétienne de l’Eucharistie, célébrant la mémoire de la Cènevii.
Il y a cependant une différence, note-t-il, entre la consommation du champignon, « chair de Dieu », et celle de l’hostie, « corps du Christ ». « Le chrétien orthodoxe doit accepter par la foi le miracle de la conversion du pain en chair de Dieu ; c’est ce que signifie la doctrine de la transsubstantiation. En revanche, le champignon des Aztèques est porteur d’une conviction propre : chaque communiant témoigne du miracle qu’il vit effectivement. Dans la langue des Mazatèques, les champignons sacrés sont appelés ‘nti šitho’. Le premier mot, nti, est une particule exprimant la révérence et l’affection. Le second élément signifie ‘ce qui jaillit’. »viii
Voulant en avoir le coeur net, R. Gordon Wasson a demandé à un Indien mexicain, illettré mais parlant espagnol, pourquoi les champignons sacrés étaient appelés ‘ce qui jaillit’.
« Sa réponse, époustouflante de sincérité et de sentiment, était empreinte de la poésie de la religion, et je la cite mot à mot telle qu’il l’a donnée :
‘El honguillo viene por si mismo, no se sabe de dónde, como el viento que viene sin saber de dónde ni porqué’. »ix
« Le petit champignon vient de lui-même, personne ne sait d’où, comme le vent vient, on ne sait d’où ni pourquoi. »
Les puissantes propriétés de ces champignons sacrés leur ont permis de recevoir, chez les Aztèques, la noble dénomination, aux connotations autant métaphysiques que mystiques, de « chair de Dieu ». Pourtant, le mystère de la transsubstantiation de la chair champignonnesque en visions divines n’a, somme toute, qu’une origine purement biochimique, du moins les esprits positivistes peuvent le penser.
Ayant été associé aux recherches en ethnomycologie de Gordon Wasson, et ayant voyagé avec lui sur le terrain au Mexique, le célèbre Dr Albert Hoffmann, de la firme pharmaceutique suisse Sandoz, réussit à isoler et identifier les principes actifs de ces champignons mexicains. Ils se révélèrent être la psilocybine et la psilocine, deux tryptamines de la famille des indoles.x On sait qu’Albert Hoffmann synthétisa aussi le LSD avec Arthur Stoll en 1938, à partir de l’ergot de seigle (Claviceps purpurea), un champignon qui affecte l’épi de céréales comme le seigle ou le blé, et dont on connaissait déjà les effets psychotropes au Moyen-âge, et certainement aussi depuis des temps bien plus reculés.
Dans une de ses publications sur les champignons hallucinogènes du Mexiquexi, R. Gordon Wasson estima que les ‘visions’ de William Blake n’étaient pas sans rapport avec celles provoquées par les champignons. Bien qu’il ne fût pas dans son intention d’affirmer positivement que William Blake connaissait les effets psychotropes des champignons, il ne put s’empêcher d’établir un lien avec le « récit poignant » que William Blake fit de ses ‘visions’ :
« Les prophètes décrivirent ce qu’ils ont vu en vision comme des hommes réels et existants, des hommes qu’ils ont vus avec leurs organes imaginatifs et immortels; les apôtres firent de même ; plus l’organe est clair, plus l’objet est distinct. Un Esprit et une Vision ne sont pas, comme le suppose la philosophie moderne, une vapeur trouble, ou un rien : ils sont organisés et minutieusement articulés au-delà de tout ce que peut produire la nature mortelle et périssable. Celui qui n’imagine pas selon des perspectives plus fortes et meilleures, et dans une lumière plus forte et meilleure que celle que son œil périssable peut voir, n’imagine pas du tout ».xii
Wasson commente ainsi ce texte de William Blake:
« Cela doit paraître énigmatique à celui qui ne partage pas la vision de Blake ou qui n’a pas pris le champignon. L’avantage du champignon est qu’il permet à beaucoup (sinon à tout le monde) d’accéder à cet état sans avoir à subir les mortifications de Blake et de S. Jean. Il vous permet de voir, plus clairement que ne peut le faire notre œil de mortel en perdition, des panoramas au-delà des horizons de cette vie, de voyager dans le temps, de pénétrer dans d’autres plans d’existence, et même (comme le disent les Indiens) de connaître Dieu. Il n’est pas étonnant que vos émotions soient profondément affectées et que vous sentiez qu’un lien indissoluble vous unit à ceux qui ont partagé avec vous l’agapé sacrée. »xiii
Puis Wasson élargit sa réflexion, et développe une théorie de l’extase et de la rencontre avec le Divin:
« Vous savez enfin ce qu’est l’ineffable, et ce que signifie l’extase. L’extase ! L’esprit remonte à l’origine de ce mot. Pour les Grecs, l’ekstasis signifiait la fuite de l’âme hors du corps. Pouvez-vous trouver un meilleur mot que celui-là pour décrire l’état d’extase ? Dans le langage courant, parmi les nombreuses personnes qui n’ont pas connu l’extase, l’idée d’extase semble amusante, récréative, et on me demande souvent pourquoi je ne prends pas de champignons tous les soirs. Mais l’extase n’est pas amusante. Votre âme même est saisie et secouée jusqu’à ce qu’elle tremble et frissonne. Après tout, qui choisira volontiers de ressentir une terreur à l’état pur, ou de flotter à travers cette porte là-bas qui mène dans la Présence Divine ? Le vulgaire ignorant abuse de ce mot, mais nous devons être conscient de son véritable sens, qui est terrifiant. … Lorsque l’homme émergea de son passé brutal, il y a des milliers d’années, il y eut un stade dans l’évolution de sa conscience où la découverte d’un champignon (ou était-ce une plante supérieure ?) aux propriétés miraculeuses fut une révélation pour lui, un véritable détonateur pour son âme, éveillant en lui des sentiments de crainte et de révérence, de douceur et d’amour, au plus haut degré dont l’humanité est capable, tous ces sentiments et ces vertus que l’homme a toujours considérés depuis comme l’attribut le plus noble de son espèce. Elle lui a fait voir ce que cet œil mortel en perdition ne peut voir. Comme les Grecs avaient raison d’entourer ce Mystère, cette absorption de la potion, de secret et de surveillance ! ».xiv
Dans un autre texte, R. Gordon Wasson rapporte que, selon les Indiens Nashua du Mexique, le champignon sacré « parle » (es habla). « Il parle de beaucoup de choses, de Dieu, du futur, de la vie et de la mort, et il peut aussi dire où se trouvent les choses qu’on a perdues. On voit toutes choses, et on voit aussi où Dieu est. »xv
Il est fort curieux que les métaphores de la « chair de Dieu » et de la « parole » puissent être ainsi attribuées aux champignons sacrés du Mexique.
Prenant un peu de recul, et cherchant à adopter un point de vue structurel, on peut voir se nouer une sorte de noeud serré entre le niveau moléculaire, immanent, objectif et en un sens « matériel », des indoles et des groupes aromatiques, le niveau organique et « existentiel » des lichens et des hyphes, des champignons et des plantes alacaloïdes, le niveau subjectif et « phénoménologique » s’exprimant dans la proto-conscience d’animaux et de primates et dans la conscience des humains, et enfin le niveau littéralement « surnaturel », essentiellement « spirituel », que ceux qui ne l’ont pas connu ne peuvent concevoir, et dont on ne peut rien dire de certain, sauf à s’en rapporter à des témoignages de toutes sortes, de toutes les époques et de tous les horizons culturels.
Mais leur lecture critique et synoptique incite à les faire converger, en somme, sur l’attestation de l’existence réelle et effective du Divin, dans toute sa puissance et son ineffabilité.
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iCf. les ouvrages de Michael Benton. Vertebrate Paleontology, (2000), Guillaume Lecointre et Hervé Le Guyader, La classification phylogénétique du vivant (2001), Colin Tudge, dans The Variety of Life, Oxford University Press (2000), pour une discussion technique sur ces classifications, résumée ici.
iiCf. Steven Mithen. The Prehistory of the Mind. A Search for the origins of art, religion and science. Thames and Udson, London, 1886. « The appearnce of Homo sapiens sapiens in the fossil record at 100.000 years ago. » (p.178)
iiiRoger Heim, du Muséum national d’histoire naturelle, écrit : « C’est à M. et Mme WASSON que revient le mérite d’avoir, les premiers parmi les Blancs, participé directement aux cérémonies indiennes, absorbé au moins deux des espèces de champignons sacrés — Psilocybe mexicana et caerulescens var. Mazatecorum —, éprouvé les étonnants symptômes que les auteurs espagnols des xvi e et xvii e siècles avaient signalés d’après les relations des indigènes, décrit en détail ces sensations. » in Roger Heim et R. Gordon Wasson. Les champignons hallucinogènes du Mexique. Archives du Muséum national d’histoire naturelle, Paris, 1958
ivR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.142-144 . « Our own remote ancestors, perhaps 4,000 years ago, worshipped a divine mushroom. It seemed to us that this might explain the phenomenon of mycophilia vs. mycophobia, for which we found an abundance of supporting evidence in philology and folklore. (…) In the fall of 1952 we learned that the 16th century writers, describing the Indian cultures of Mexico, had recorded that certain mushrooms played a divinatory rôle in the religion of the natives (…) This Middle American cult of a divine mushroom, this cult of ‘God’s flesh’ as the Indians in pre-Columbian times called it, can be traced back to about B.C. 1500 (…)Thus we find a mushroom in the center of the cult with perhaps the oldest continuous history in the world. (…) I will give you the distinctive traits of this cult of a divine mushroom, which we have found a revelation, in the true meaning of that abused word, but which for the Indians is an every-day feature, albeit a Holy Mystery, of their lives ».
vMircéa Eliade, Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase. Payot, 1968
viBernardino De Sahagún, Historia General de las Cosas de Nueva España . « Un champignon est appelé teo-nanácatl. Il pousse dans les endroits incultes, sous l’herbe. Le chapeau est rond, le pied est allongé. Par son âcreté, il fait mal, il fait mal à la gorge. Il enivre, donne des étourdissements, rend violent. Il soulage dans les fièvres et la goutte. Il ne faut en manger que deux ou trois. Il fait souffrir, cause de l’affliction, rend inquiet, incite à s’enfuir, effraye, pousse à se cacher. Celui qui en mange beaucoup voit beaucoup de choses. Il terrifie les gens, les fait rire. Il s’étrangle, se précipite d’endroits élevés, pleure, est épouvanté. Quand il le mange dans le miel, il dit : «Je mange des champignons, je me champignonise . » On dit du fanfaron, du vantard, du vaniteux : « Il se champignonise. »
viiDans l’Évangile de Luc : « Prenant du pain, il rendit grâces, le rompit et le leur donna en disant : ceci est mon corps livré pour vous; faites cela en mémoire de moi. » Il fit de même pour la coupe après le repas, disant : » Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ». » (Luc 22, 14-20) Dans l’Évangile de Matthieu : » Pendant qu’ils mangeaient, Jésus prit du pain; et, après avoir rendu grâces, il le rompit, et le donna aux disciples, en disant: Prenez, mangez, ceci est mon corps. Buvez en tous, car ceci est mon sang, le sang de l’Alliance qui va être répandu pour une multitude en rémission des péchés. » (Matthieu 26, 26-27)
viiiR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.146 .
ixR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.147
xAlbert Hoffmann, The Chemistry of Natural Products, Aug. 18, 1960, Proceedings of the I.U.P.A.C. Symposium, Melbourne.
xiR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.154
xiiThe Writings of William Blake ed. by Geoffrey Keynes, vol. III, p. 108
xiiiR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.154
xivR. Gordon Wasson. The Hallucinogenic Fungi of Mexico : An Inquiry into the Origins of the Religious Idea among Primitive Peoples. Botanical Museum Leaflets. Harvard University. Cambridge. 1961, p.157
xv« The mushroom itself ‘is speech’, es habla, [Aurelio] would say, and it speaks of many things, of God, of the future, of life and death, and also it tells where to find things that are lost. One sees everything, one sees where God is also-.se ve todo; se ve donde está Dios tambien. » Valentina Pavlovna Wasson et R. Gordon Wasson. Mushrooms, Russia and History, Pantheon Books, New York, Vol. II, 1957,p.253
Les anciens Égyptiens honoraient les mystères d’Osiris, les Grecs vénéraient ceux de Delphes, d’Éleusis et de Samothrace. D’autres mystères ont été célébrés, ailleurs, à Sumer, en Transoxiane, dans le bassin de l’Indus, mais aussi, depuis des temps immémoriaux, lors de séances chamaniques, dans les toundras sibériennes, dans les forêts amazoniennes, dans les déserts nord-américains…
De par le monde, dans la suite des temps, des chamanes d’Asie centrale et du Nord, des sorciers africains, des prêtres védiques, des saints bouddhistes, des mystiques juifs, chrétiens ou soufis, et des «initiés» de toutes obédiences, ont vu, chacun selon sa voie et ses moyens, se déployer dans leur esprit des pans épars d’un voile vivant, découvrant ou révélant l’un des innombrables visages du Mystère.
Dans leur ferveur, pendant leur extase, ces prêtres, ces saints, ces mystes, ces élus, ces initiés, n’ont sans doute pas pu prendre toute la mesure de son essence, infinie, ineffable. Ce n’est en rien diminuer le mérite de leurs expériences que de dire qu’ils n’ont jamais eu, en somme, que de puissantes mais brèves illuminations de la conscience, élevant certes celle-ci fort haut en direction de l’Absolu, mais toujours à la condition d’un retour ultérieur à la réalité d’ici-bas. Ils ont dû, peut-être, convenir alors, dans leur for intime, qu’ils avaient en fait été confrontés, n’en pouvant mais, à un Infini réellement infini, un Infini vraiment vivant, un Infini se dépassant infiniment de lui-même, en lui-même, pour lui-même, toujours.
Aujourd’hui, les modernes, surtout « occidentaux », ne croient plus tellement au divin, ni à ses saints. Ils ont d’autres soucis, liés à une civilisation matérialiste, nominaliste, positiviste. Pour les alléger transitoirement, ce n’est pas qu’ils ne succombent pas d’ailleurs à l’attrait occasionnel ou addictif de l’herbe, du shit ou de la cocaïne. Mais ils ne pensent pas généralement avoir besoin de champignons chamaniques, ni de pratiques extatiques. Ils n’envisagent ni n’espèrent des visions divines, ou des révélations métaphysiques.
Mais si les modernes ne croient plus à l’extase, n’en auraient-ils pas en fait davantage besoin, plus que jamais ? Pour pallier leur manque de visions et leur absence de révélation, ne devraient-ils pas être tentés, au moins en théorie, d’en savoir plus sur ce que recouvrent des expériences plurimillénaires conduisant à des ravissements extatiques, ou encore ces transports chamaniques, parfois facilités par l’ingestion rituelle de traditionnelles substances psychotropes, lors de rigoureuses initiations. Ne devraient-ils pas chercher à en savoir plus, tenter de percevoir ce dont elles ont été, sont et seront capables, et surtout à quoi elles servent d’intermédiaires, — la révélation, ou même la présence, du Mystère?
Les bien-pensants, confits de certitudes, refusent a priori, instinctivement, la facilité (perçue) des extases « provoquées » et condamnent la « décadence spirituelle » qu’elles semblent dénoter et impliquer. Ils sont choqués que les barrières à l’entrée du grandiose Temple des mystères, l’accès à la source des commencements originaires et à la vision des fins dernières, puissent s’ouvrir si aisément lors de la « consommation » de telles ou telles plantes psychotropes.
Comment concevoir que des plantes naturelles, il est vrai « psychoactives », puissent initier quiconque, en quelques heures, apparemment sans mérite supposé, à ce dont toutes les religions, depuis l’aube des temps, ont tenté aussi d’approcher, précautionneusement, par leurs rites, leurs dogmes et leurs traditions ?
Quel inconcevable abaissement du « niveau » exigé pour entrer en présence de la divinité suprême ! Quelle subversive abolition des lois et des œuvres, que cet accès direct au plus haut des cieux !
Quel scandale, quelle folie, que ces (« soi-disant », disent-ils) visions de la lumière infinie et ces révélations des mystères cosmiques, dispensées de façon si gratuite, si imméritée, si aléatoire !
Comment se peut-il que de simples plantes, disposant certes de principes actifs (désormais dûment étudiés et même chimiquement reproductibles), de simples plantes répandues dans la nature, dans le monde entier, puissent si aisément faire naître dans les cerveaux l’indescriptible, l’ineffable, l’extase ?
Comment et pourquoi des plantes « naturelles » entretiennent-elles ce rapport de proximité, et même de causalité, avec l’obtention de ce que l’on pourrait appeler une profusion de « grâce naturelle » ?
C’est un fait que tout le monde « peut », sinon devenir chaman, du moins faire l’expérience de l’extase de type chamanique.
Il faut ici redire, avec Mircéa Eliade, que la ‘possession’ par les esprits, documentée scientifiquement par l’anthropologie, est un autre aspect du chamanisme, qui a son importance, mais qui ne semble pas en être le phénomène essentiel. La visée suprême du chaman est bien d’abandonner (provisoirement) son corps, puis de s’élever au « ciel », ou bien de descendre en « enfer », ces deux termes n’étant que de bien pauvres métaphores, aussi éloignées de la réalité vécue que le caniche qui aboie diffère de la constellation Canis Major (le « Grand Chien »).
On peut comprendre que le chaman qui entreprend son « voyage », lequel peut n’être pas sans danger, n’a aucun intérêt à se laisser ‘posséder’ par des esprits, des démons ou des âmes de morts. Il peut en recevoir une forme d’assistance, à la rigueur, mais il aspire plutôt à les maîtriser, ces esprits ou ces « daimon », à les dépasser complètement, à monter bien plus haut, toujours plus haut, pour atteindre quelque septième ou quelque neuvième ciel, et découvrir que ce ciel ultime, justement ne contient lui-même aucune limite, et s’ouvre encore.
Dans leurs transes, les chamans partent pour un voyage lointain – vers des cieux toujours plus ultimes, où ils disent,, à leur retour que « réside » un Dieu, le Dieu suprême. Peut-être faudrait appeler ce Dieu par des euphémismes, ou des attributs, comme le « Divin », le « Brillant », «le « Nom » (ha-Chem), ou seulement « Lui » (huwa), faute de meilleures expressions.
Pourquoi, d’ailleurs , une telle supra-entité « résiderait-elle » ici ou là? Car ce « Dieu », ce « Lui », n’est pas le Dieu d’un « lieu ». De plus, on peut arguer qu’il ne peut « résider », ou « demeurer », puisque toujours il « devient ».
Enfin, il n’est pas nommable. Il n’est ni « le Nom », ni « Lui », « Il » ou « Elle », ou « Cela ». Il n’est pas distinctement dicible, ni grammaticalement formulable, en quelque langue, « sacrée » ou non, que ce soit.
L’extase chamanique en elle-même, par laquelle on est amené à saisir une extrêmement petite part de cette réalité, essentiellement insaisissable par quelque grammaire que ce soit, n’est en soi ni agréable ni désagréable. Elle se situe sur un tout autre plan. La félicité ou la panique dans laquelle l’extase peut plonger « l’extatique » n’est qu’un à côté accessoire, secondaire, par rapport au fait même de l’extase, sa substance interne, par rapport à ce qu’elle révèle, et qui restera désormais marqué au fer rouge, pour toujours, au fond de la conscience, comme un absolu appel, une déchirure dissolvant toutes les apparences et les préconceptions.
Lorsqu’on est en état d’extase, l’âme semble fort loin du corps, elle se déplace rapidement et s’éloigne de ce monde-ci de plusieurs niveaux de réalité à la fois. Elle se sépare successivement de diverses épaisseurs de « cieux » : trois cieux (selon S. Pauli), sept (disent certains chamans) ou même neuf (dans certaines extases tibétaines et bouddhistes). Ces témoignages sont apparemment divergents, mais au fond convergent sur l’essentiel.
Qui contrôle le « vol » extatique ? Est-ce le « moi », avec sa conscience ? Est-ce le « Soi » et le « subconscient » ? Ou est-ce, de manière plus subtile, une combinaison de conscience alerte, de subconscience sapientiale, d’inconscience en veille souterraine, accompagnées de surcroit de la présence protectrice de quelques « puissances » psychiques, démoniques, angéliques?
Je ne saurais le dire, mais je penche pour la troisième hypothèse.
Ce qui est sûr, c’est qu’il ne fait certes pas nuit noire sous le soleil de ces cieux silencieux, si éblouissants.
On ne cesse, dans l’extase, de découvrir toujours davantage des réalités que l’on n’a jamais vues ou seulement imaginées. Malgré leur profond génie, Homère, Virgile, Dante ou Milton n’en ont rendu qu’une infime parcelle, une piètre part. Leurs mots sont presque vides de sens face à la plénitude du Sens. Mais au moins leurs mots, leurs images, sont présents, dans notre mémoire ou notre inconscient, et servent de phares et d’amers dans l’océan déchaîné de l’esprit, non pour dire ou exprimer ce qui est en soi indicible et ineffable, mais au moins pour permettre, pendant l’orage absolu, d’évoquer subliminalement comment le soi se rappelle être le « soi », avec son souvenir de ce qui fut vécu, l’expérience de ce qui se vit là et maintenant, et qui, désormais, fera aussi partie de tout ce qui se vivra, dans l’avenir.
La Vérité ultime contient cette incise que toute la vérité est toujours ouverte que ce qu’elle révèle.
Sa Voie est infinie, sa Vie vivifie toute vie, et elle se vivifie elle-même, comme un suc s’affine, un esprit se délie, une âme se délivre.
L’extase, l’émerveillement, la félicité, ce n’est jamais qu’un commencement, une renaissance, et tout reste à vivre, et cette vie en puissance n’aura pas de fin.
Tout cela, on le conçoit, est difficile à croire, et plus difficile encore à comprendre. Mais c’est un fait. Cela fait partie de la nature humaine, et tous, nous passerons par cette voie étroite, per angusta, innocents ou coupables, humbles ou orgueilleux, sages ou fous, et nous devrons vivre à nouveau, de cette vie nouvelle, qui n’a que peu de rapport avec la vie ici-bas, sauf peut-être, la vision, le désir, l’amour et le rêve.
Chacun des humains extatiques qui en ont fait l’expérience vit l’extase à sa manière, et jamais deux fois de la même façon. L’extase est l’essence même du chamanisme, comme elle l’est la lumière du yoga, l’illumination du bouddhisme, la révélation du mystique, l’incandescence du soufisme.
L’extase, le phénomène humain par excellence, ouvre et dévoile la voie, celle qui s’élève, elle révèle la voix, qui parle en vérité. Les Védiques l’appelaient वाच् (vāc), les Hébreux דְבַר (devar), les Grecs λόγος (logos). Mais ce ne sont là que des mots. La vraie voie, la vraie voix, les précèdent en silence.
In the 1970s, the neurologist Benjamin Libet sought to determine the precise timing between conscious awareness of a voluntary decision and electrical activity in the brain.i
Common sense normally expects that the awareness of a decision to act precedes the neural activity allowing the action itself. The very surprising result of Libet’s experiments is that it seems to be the opposite…
These experiments, which are now famous, involved the observation of the temporal link between the subjective sensation associated with the decisional « threshold » (the moment of « awareness » of the decision) and the neural activity associated with the motor movements that are supposed to follow this decision.
The results of Libet’s experiments, which are highly paradoxical and have been confirmed many times, have been commented on by neuroscientists, mostly as a confirmation of the internal autonomy of the brain with respect to consciousness, and subsequently as a confirmation of the absence of free will…
These results can be summarized as follows: unconscious cerebral events precede by a time that can vary from several tenths of a second to several seconds, the conscious sensation of having made a voluntary decision to perform a motor action (for example, pressing a button)ii.
These « unconscious brain events » are observable in the form of electrical potentials, called « readiness potentials » or « premotor potentials ». These electrical potentials measure the activity of the motor cortex and of the brain region involved in the preparation of voluntary muscle movements.
For most commentators, Libet’s experiments confirm the absence of any human free will, because, according to them, they highlight the fact that the brain itself autonomously produces « preparatory potentials » for motor movement before the decision to act reaches consciousness.
Everything happens, therefore, as if the « consciousness of acting » were a simple « illusion », consecutive to the decision taken unconsciously by the brain itself, independently of any conscious involvement of the subjectiii.
In other words, unconscious neurological processes would first provoke the motor act (its preparation and initialization) and then the « conscious » sensation in the subject of having taken the decision to act, by his own (« conscious ») will.
The general conclusion drawn by Libet from these observations is that brain processes determine decisions, which are then perceived as subjective by the brain through the phenomenon of consciousness.
Libet does, however, consider the notion of a veto – the ability of « consciousness » to block an act that is being prepared or even already committed – as possible. This would be the only space of free will or « free will » that remains at the disposal of « consciousness », that of blocking the action, always possibly possible in the very short time (a few hundred milliseconds) that takes place between the subjective perception of the decision and the execution of the act itself.
The deterministic interpretation of Libet’s findings, culminating in the radical questioning of the idea of free will, is currently largely predominant among neuroscientists and biologists. Biologist Anthony Cashmore summarizes the majority thinking by saying that belief in free will « is nothing less than a continuation of belief in vitalism »iv.
There are some skeptics, however, who still resist.
Some question the implicit assumption that decisions must be initiated by consciousness in order to be considered « free ». The idea is that ultimately free will is not related to consciousness but only to « control », and that one could assume the existence of a « pre-conscious free will « .v
Others consider that the role of the experimental context should not be neglected, in particular the conscious choice, made by the subjects undergoing the experiments, to pay special attention to bodily signals which usually remain subconscious.
On the other hand, it must be emphasized, as Alexander Wendt does, that no one really knows what « readiness potentials » are, or how they can be the cause of a behaviorvi. For example, they might only serve to present the occurrence of a choice (rather than embodying the choice itself), which would amount to saving the idea of free will.
Alexander Wendt believes that quantum perspectives potentially renew the debate around Libet’s experiments, but that precisely they have never been considered for their interpretation until now. However, he mentions Roger Penrose’s opinion that these results show the inadequacy of the classical conception of time. Penrose suggests that Libet’s results could be explained by a kind of « retro-causation » or « advanced action » that is allowed by quantum theory.vii
For his part, Henry Stapp establishes a link between the Libet experiments and the Einstein-Podolsky-Rosen paradox on the question of non-locality. Stuart Hameroff, based on his own theory of the quantum brain, believes that « non-local temporality and the backward time referral of quantum information [advanced action] can provide real-time conscious control of a voluntary action ».viii
The most argued criticism of Libet’s results on the basis of quantum theories is that of Fred Alan Wolfix who also relies on the quantum notion of temporal non-locality. But he adds considerations related to the evolutionary advantage. Being able to sense an impending experience has an obvious value in terms of survival chances in case of danger, especially if this pre-awareness capacity allows to gain more than half a second, without waiting for full consciousness to be acquired. Furthermore, he proposes the image of the brain as « a giant delayed choice machine ». Finally, Wolf shows that the time-symmetric quantum perspective can explain an important anomaly in Libet’s experiment: the subjective anti-dating. In fact, not only does the quantum perspective account for it, but it predicts it.
Concluding his study on this question, Alexander Wendt clearly states his rejection of deterministic and materialistic theories: « So my point is not that human behavior cannot be made more predictable – more ‘classical’ – through coercion, discipline, or incentives, but rather that no matter how successful such schemes are, there is a spontaneous vital force in the human being that fundamentally eludes causal determination »x.
Would Wendt demonstrate « vitalism »? I would opt for the belief in an irreducible entity, present in the depths of the human being. By consulting the multi-millennial traditions of humanity, one can note the multiple ways in which one has given an account, since the dawn of humanity, of this irreducible entity, constitutive of our deepest being, this absolute, secret, hidden, abyssal entity, which stands in the depths of the being, and which is infinitely more original than what we call the « me », or the « consciousness ».
The Veda calls it ātman, the Hebrew Bible uses several words, which have their own nuances, נִשְׁמַת (neshmah), נֶפֶשׁ (néfèsh), רוּחַ (rouaḥ), the Greeks speak of νοῦς (noûs) and ψυχή (psyche).
To make an image, we could call it the « self », the « soul », or the « fine point of the spirit ». The word is not the most important thing, it is the idea itself that is important, – the idea that all cultures have known how to express it in their own way, by means of words that have all in some way their own genius.
Only modern science, positivist, causalist (but also with a strong materialist and determinist tendency) has not only no word but no conception of this « entity », by nature immaterial (thus obviously escaping EEG, fMRI, PET Scan, TMS…), and above all conceptually elusive in the frame of reference of science, namely the experimental and rationalist epistemology.
I would only like, in the framework of this short article, to indicate briefly, but forcefully, that the results of Libet’s experiment could perfectly well be interpreted in a way that is radically opposed to the conventional interpretation (causalist, materialist, physicalist… and determinist).
Let us assume for a moment, for the purpose of establishing my hypothesis, that:
Far below the immense, abysmal depths of consciousness, far beyond even that underlying continent, the Unconscious, which Sigmund Freud and C.-G. Jung, the first explorers, the first cartographers, only scratched the surface of, there exists, for each of us, an entity that I will call « ι » (the Greek iota).
Why this name?
This entity, named » ι « , summarizes in a way a great number of concepts already consecrated by the tradition. A few expressions can be quoted, chosen in their multiplicity: scintilla animae (« spark of the soul »), scintilla conscientiae (« spark of the conscience »)xi, « fine point of the soul » (Teresa of Avila), « living flame » or even « hair » (John of the Cross)xii.
In De Veritate, Thomas Aquinas states: « Just as the spark is the purest thing in fire and the highest thing in the judgment of the conscience ».xiii
Master Eckhart also uses the image of the spark, but to refine it by reducing it to freedom itself, freedom seen as an absolutely one and simple entity: « This little stronghold of the soul, I said it was a spark, but now I say this: it is free of all names, devoid of all forms, absolutely uncluttered and free, as God is uncluttered and free in himself. He is as absolutely one and simple as God is one and simple. »
Francis de Sales speaks of « the point of the spirit », « the depth of the soul » or « the high region of the spirit ».
To gather this bundle of approaches, in a simple and unique image, I propose to concentrate them in this » ι « , this Greek iota. Totally immaterial, infinitely elusive, » ι » is the initial spark that makes you yourself, and not another. It is the first germ around which the successive layers of consciousness and being have slowly accumulated, since conception, and which have not ceased, day after day, to grow, to unfold, to become more complex by epigenesis. This » ι » is the tiny seed, resisting to all the storms, to all the winds, to all the storms, and which, stubborn, trusting, ineradicable, pushes at every moment in the solitude of its own I-ness. This » ι » remains , as I remain. The » ι » remains, but in order to leave, to fly towards the top, towards the elsewhere, towards the absolutely-other.
Let us consider now the relation between the » ι « , the consciousness and the (neuronal) brain.
The » ι » holds under its calm glance the whole of the abysses of the unconscious, just like the lapping of the consciousness. The » ι » is alive, the very spark of the life. The » ι » lives and wants, freely. There is no one freer than him. What « ι » really wants, God also wants, I would even say. It is their very alliance.
What happens then in a human brain, when the « ι » of such and such a particular person, starts to « want », either to escape in urgency from a hungry tiger, or to dedicate himself to some distant goal, or to participate in a neurological experiment of the good professor Libet?
Well, the « ι » enters in quantum resonance (in a non-local and intricate way) with the whole of the receptors of its « body » (for example the micro-tubules whose putative role in the emergence of consciousness we owe to Roger Penrose and Stuart Hameroff). This results in a rapid mobilization of the « preparation potentials », the premotor potentials acting on the motor cortex, and a parallel mobilization of the « consciousness » initiating centers (there are several of them, which function in parallel, but which are activated in conscious mode only when necessary, often remaining in subconscious mode, and most of the time in unconscious mode)
Here is my provisional interpretation of Libet’s experiments: the fact that the activation of the preparatory potentials precedes by 350ms the sensation of « awareness » has no meaning in relation to the hidden, undetectable, but implacably prevalent presence of the « ι ».
The » ι » is there. It watches. It wants. It lives. It always lives.
All the rest, the microtubules, the neurons, the cortex, the self, the consciousness, are simply its devoted, more or less obedient, skillful or sleepy, servants.
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iBenjamin Libet (1985), « Unconscious Cerebral Initiative and the Role of Conscious Will in Voluntary Action », The Behavioral and Brain Sciences, 8(4), 529-566. Benjamin Libet (2004), Mind Time, Harvard University Press, Cambridge, MA.
iiBenjamin Libet found that the readiness potential appears 350-400ms before the awareness of the intention to act and 550ms before the initiation of the act itself.
iiiCf. Daniel Wegner (2002). The Illusion of Conscious Will, MIT Press, Cambridge MA.
ivQuoted by Sven Walter, « Willusionism, Epiphenomenalism and the Feeling of the Conscious Will », Synthese, 191(10), 2215-2238
vCf. Alexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 186, Note 59.
viAlexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 186
viiRoger Penrose (1994), Shadows of the Mind : A Search for the Missing Science of Consciousness, Oxford University Press, p. 383-390
viiiStuart Hameroff, « How Quantum Brain Biology Can Rescue Conscious Free Will », Frontiers in Integrative Neuroscience, 6, article 93, p. 14, quoted buy Alexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 187
ixFred Alan Wolf (1998), « The Timing of Conscious Experience », Journal of Scientific Exploration, 12(4), 511-542
xAlexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 188