En persan, le mot goûr signifie à la fois onagre et tombeau.
Omari ne laissa pas échapper l’occasion.
« Bahrâm prenait les goûrs (onagres) au lacet.
– As-tu vu comment le goûr (tombeau) a pris Bahrâm ? »
Royale leçon !…
Il y a mille ans, Omar a dit :
« La vie est aussi brève qu’un soupir. »ii
« Jouis de cet instant fugitif qu’est la vie. »iii
« Pauvre homme, tu ne sauras jamais rien. »iv
« Ce soir ou demain, tu ne seras plus. »v
Si le tombeau est un onagre, pourquoi le rien et le néant ne seraient-ils pas tout autant piaffants, pleins de vie, et enceints du « tout »?
Du quatrain d’Omar, entr’ouvrons d’autres possibles:
« La vie est plus longue que l’avenir. »
« Jouis dès maintenant de la suite infinie des jours ».
« Homme sage, réjouis-toi, tu ne sais rien de ce qui t’attend. »
« Ce soir ou demain, tu seras bien plus que tu ne fus jamais. »
Omar a dit aussi, décidément pessimiste :
« Le vaste monde : un grain de poussière dans l’espace.
Toute la science des hommes : des mots.
Les peuples, les bêtes et les fleurs des sept climats : des ombres.
Le résultat de ta méditation perpétuelle : rien. »vi
Mais le printemps vient, et je me sens d’humeur plus radieuse:
« Le vaste monde : des myriades de soleils d’or dur.
Toute la science des anges : le moindre souffle, les douces brises.
Les dieux, les vivants et les morts des sept cieux: océans de lumière.
Le commencement de ta prière : seulement l’ombre du Tout. »
Le grand Omar Khayyâm a vitupéré, amer :
« Tout n’est que mensonge.
Du vin, vite ! J’ai déjà vieilli. »vii
J’ai répondu aussi sec :
« Le Tout est vrai. Vite, de l’eau !
J’ai si soif ! Je suis plus jeune que jadis. »
Le solitaire de Merv a assené :
« Conviction et doute, erreur et vérité
ne sont que des mots aussi vides qu’une bulle d’air.
Irisée ou terne, cette bulle est l’image de ta vie.»viii
J’ai rétorqué :
« Le pari et la foi, la courbe et la droite :
oriflammes et voiles au vent,
Hardi les gars ! Vire au guindeau ! »
Le sage de Nichapour a écrit :
« Pénètre-toi bien de ceci : un jour, ton âme tombera de ton corps,
et tu seras poussé derrière le voile qui flotte
entre l’univers et l’inconnaissable. En attendant, sois heureux !
Tu ne sais pas d’où tu viens. Tu ne sais pas où tu vas. »ix
Il m’est alors venu ces mots :
« Rêve et songe: une nuit, ton âme montera au-dessus de ton corps.
Tu seras aspiré par un vent aveuglant,
entre ce sombre ici et l’ineffable ailleurs.
En attendant, crois ce qu’il te plaît !
Qu’importe d’où tu viennes, et qui tu crois être.
Tu ne sais rien. Tu sauras et seras cela. »
L’ami d’enfance du Vieux de la Montagne, chef des Hashishins, a dit :
« Depuis des myriades de siècles, il y a des aurores et des crépuscules.
Depuis des myriades de siècles, les astres font leur ronde.
Foule la terre avec précaution, car cette petite motte que tu vas écraser
était peut-être l’œil alangui d’un adolescent. »x
J’ai vu qu’il suffisait d’un signe, inversé, pour changer la perspective…
« Depuis des milliards d’années, il y a des nuits et des jours,
Depuis des milliards d’années, les mondes changent de ronde.
Saisis la terre à pleines mains, pétris les mottes de tes doigts,
d’un œil acéré, pénètre la vie des âges et des anges. »
iOmar Khayyâm (1040-1123),
iiOmar Khayyâm, Rubaiyat. 63
iiiOmar Khayyâm, Rubaiyat. 43
ivOmar Khayyâm, Rubaiyat. 164
vOmar Khayyâm, Rubaiyat. 117
viOmar Khayyâm, Rubaiyat. 26. Traduit du persan par Franz Toussaint. L’édition d’art H. Piazza. Paris. 1980
viiOmar Khayyâm, Rubaiyat. 79
viiiOmar Khayyâm, Rubaiyat. 91
ixOmar Khayyâm, Rubaiyat. 28
xOmar Khayyâm, Rubaiyat. 48