On trouve chez Platon des idées qui stupéfient, abasourdissent…
Marsile Ficin, l’un des premiers « modernes » de la Renaissance, présente cette idée platonicienne : « Tout ce qui agit dans le temps, soit corps, soit âme, reçoit continuellement la puissance d’opérer peu à peu, mais ne la possède jamais absolument tout entière. C’est pourquoi les Platoniciens jugent que l’âme non seulement existe toujours, mais même est toujours engendrée, c’est-à-dire qu’au fur et à mesure qu’elle puise sa force, elle déploie des formes intrinsèquement différentes et varie continuellement ses désirs et ses lois. »
Comment une telle idée pourrait-elle s’insérer dans le référentiel étriqué des « modernes » contemporains ?
Entre la Renaissance et aujourd’hui, le mot « moderne » a diamétralement changé de sens.
Notre époque, malgré ses progrès, est presque incapable de comprendre et d’intégrer des idées couramment admises par la fine fleur de l’intelligence philosophique du début de la Renaissance. Leçon de relativisme.
L’idée présentée par Ficin est simple. L’âme possède une mobilité intrinsèque, permanente, continuelle. L’idée de mobilité incessante est moderne dans son principe. Mais les modernes aujourd’hui ne connaissent pas « l’âme », ils ne connaissent que la « matière ».
Comment appliquer un principe moderne (la mobilité incessante) à une substance non-moderne ou a-moderne (l’âme) ?
La matière, dit-on souvent, est intrinsèquement mobile. Il suffit d’observer le mouvement infini des quarks, le stridulement suraigu des super-cordes. En reconnaissant cette mobilité, le moderne croit comprendre le secret de toutes choses, de l’infiniment petit aux confins des étoiles.
La matière et la mobilité incarnent ensemble pour la modernité le rôle de la substance et celui de l’âme, tout à la fois. Tout y est « mélange », forme et matière, mobilité et repos. Des catégories anciennes, comme l’âme et le corps, sont désormais confondues, fusionnées. Plus de discrimination, plus de séparation. A la place, simplement du commun, du même.
Mais la matière, le même, le commun, n’épuisent pas le mystère. Le même et le commun s’essoufflent vite, et le mystère court partout.
Prenez le cercle d’Euler. Rien de moderne, rien de matériel dans ce cercle abstrait, cette représentation mathématique enseignée au lycée. Mais, qui parmi les modernes, peut dire pourquoi la droite d’Euler relie l’orthocentre, le centre de gravité, et les deux centres du cercle circonscrit et du cercle d’Euler ?
Les modernes sont incapables de « voir » ces objets de pensée, pourtant peu complexes, et de qualifier leur nature, leur essence.
Pour Platon et Pythagore, c’était le contraire. Les nombres et les figures géométriques leur apparaissaient comme des puissances imaginaires, et même comme des forces divinesi.
La puissance des nombres et des formes mathématiques représentait pour eux le meilleur indice de l’existence du mystère.
Les modernes ne soupçonnent même plus que ce mystère (simplement mathématique) fut jadis physiquement et philosophiquement subodoré, pressenti, et en quelque sorte adoré par ces grands anciens.
C’est une leçon utile, je crois.
i Cf. Timée 31b-32c