« Le
Seigneur a envoyé la mort sur Jacob et elle est venue sur Israël. »
C’est
Isaïe 9, 7 qui annonce cette très mauvaise nouvelle.
La
mort, vraiment? Sur Jacob? Et sur Israël? Et c’est le Seigneur
Lui-même qui l’a « envoyée »?
C’est
bien le mot « mort » qui est employée dans la fameuse
traduction des Septante, établie vers 270 av. J.-C. à Alexandrie, à
la demande de Ptolémée II. La Septante (notée LXX) emploie en
effet le mot θάνατον,
thanaton, qui signifie « mort », sans doute
possible.
Mais
dans d’autres traductions, dédaignant cette leçon catastrophiste de
la LXX, le verset d’Isaïe est traduit plus neutralement par
« parole ».
La
Bible de Jérusalem donne ainsi: « Le Seigneur a jeté une parole
en Jacob, elle est tombée en Israël. »
Dans
la version originale, l’hébreu utilise le mot דָּבָר
,
davar,
dont le sens premier est « parole, mot ».
Mais
en effet, le dictionnaire nous apprend aussi que ce même mot, דָּבָר
,
davar,
peut signifier « peste » ou « mort », comme
dans Exode 9,3: « Une très forte peste » ou « une peste
très meurtrière ». Ici, la LXX donne θάνατος
μέγας, « une
grande mort ». Dans
Osée 13,14 le mot davar
signifie « les
pestes ».
Si
le substantif דָּבָר
,
davar,
porte cette étonnante
dualité de sens, le verbe דָּבַר,
davara,
la confirme en y ajoutant
une nuance de démesure. Davara
signifie « parler,
dire;
dire du mal, parler contre », mais aussi « détruire,
exterminer ».
Tout
se passe comme si la sphère du « parler »
et du « dire »,
était
d’emblée grosse
de menaces
ou d’agressions (verbales),
comme dans Nb 12,1 (« Miriam et Aaron parlèrent contre Moïse »)
ou dans Ps 78,19 (« Ils
parlèrent contre Dieu »), mais comme
si elle était toujours
lourde d’un potentiel,
fatal et mortifère
passage à l’acte,
comme dans II Chr 22,10 (« Elle extermina toute la race royale »)
ou dans Ps 2,5 (« Dans sa colère, il détruira leurs
puissants »).
Davar.
Parole,
Mot. Mort,
Extermination.
Une
telle ambivalence,
si radicale,
implique que l’on ne peut
réellement trancher la
compréhension du sens, effectuer
le choix entre
les acceptions
« parole
« et
« extermination« ,
qu’en analysant le contexte
plus large dans lequel le mot est employé
Par
exemple, dans le cas du verset d’Isaïe: « Le
Seigneur a envoyé
la mort sur Jacob et elle est venue sur Israël »,
il est important de souligner que le prophète continue un peu plus
loin à proférer de terribles prédictions,
plus sombres encore:
« L’Éternel
élèvera contre eux les ennemis de Retsin. Et il
armera leurs ennemis. Aram
à l’orient, les Philistins à l’occident, et
ils dévoreront Israël à pleine bouche. » (Isaïe 9, 10-11)
« Aussi
YHVH a retranché d’Israël tête et queue, palme et jonc, en un
jour. » (Isaïe 9,13)
« Par
l’emportement de YHVH Sabaot la terre a été brûlée et le peuple
est comme la proie du feu. » (Isaïe 9, 18)
Le
contexte, clairement, donne ici
du poids à une
interprétation de davar
comme « mort » et « extermination »,
et non comme simple « parole ».i
La
leçon de la LXX paraît correcte.
Une
autre question se pose alors.
Est-ce
que cette parole « exterminatrice » citée par Isaïe est
unique en son genre?
Un
autre prophète, Ézéchiel,
a lui aussi rapporté
de terribles menaces
proférées par Dieu contre Israël.
« Je
ferai de toi une ruine, un objet de raillerie parmi les nations qui
t’entourent, aux yeux de tous les passants. » (Ez 5,14)
« J’agirai
chez toi comme jamais je n’ai agi et comme je n’agirai plus jamais, à
cause de toutes tes abominations. » (Ez 5,9)
« Tu
seras un objet de railleries et d’outrages, un exemple et un objet de
stupeur pour les nations qui t’entourent,
lorsque de toi je fera justice avec colère et fureur, avec des
châtiments furieux. Moi, YHVH, j’ai dit. » (Ez 5,15)
« Et
je mettrai
les cadavres des Israélites devant leurs ordures, et je disperserai
leurs ossements tout autour de vos autels. Partout où vous habitez,
les villes seront détruites et les hauts lieux dévastés. » (Ez
6,5)
On
retrouve chez Ézéchiel le mot davar
employé dans le sens de « peste »:
« Ainsi
parle le Seigneur YHVH: bats des mains, frappe du pied et dis:
‘Hélas!’ sur toutes les abominations de la maison d’Israël qui va
tomber par l’épée, par la famine et par la peste (davar).
Celui qui est loin mourra par la peste (davar).
Celui qui est proche tombera sous le glaive. Ce qui aura été
préservé et épargné mourra de faim car j’assouvirai ma fureur
contre eux. » (Ez 6,11-12)
Dieu
ne plaisante pas. Cette peste n’est pas « seulement » un
fléau de plus.
C’est la perspective d’une extermination, d’une annihilation, de la
fin finale.
« Ainsi
parle le Seigneur YHVH à la terre d’Israël: Fini! La fin vient sur
les quatre coins du pays. C’est maintenant la fin pour toi. Je vais
lâcher ma colère contre toi pour te juger selon ta conduite. (…)
Ainsi parle le Seigneur YHVH: Voici que vient un malheur, un seul
malheur. La fin approche, la fin approche, elle s’éveille en ta
direction, la voici qui vient. » (Ez 7, 2-5)
Devant
cette accumulation de menaces d’extermination du peuple d’Israël
proférées par le Seigneur YHVH, une
question plus profonde
encore se
pose.
Pourquoi
un Dieu
créateur des mondes,
ayant « élu » Israël, décide-t-il de lui envoyer
la « mort », menaçant
de lui assurer la « fin »
?
C’est
une question de simple
logique qui se
pose, d’abord.
Pourquoi
un Dieu omnipotent et
omniscient crée-t-il un monde et des peuples qui lui semblent, après
coup, si mauvais, si pervers, si corrompus, qu’il décide alors
de les exterminer?
Si
Dieu est omniscient, il
aurait dû toujours déjà avoir su
que sa création finirait par provoquer sa fureur inextinguible,
n’est-ce pas?
S’il
est omnipotent, pourquoi n’a-t-il pas d’emblée fait d’Israël un
peuple suffisamment satisfaisant, à ses yeux, pour au moins lui
éviter la peine de devoir lui envoyer,
quelque siècles plus
tard, la mort et
l’extermination?
Il
s’agit là d’une question qui dépasse en fait la question du rapport
entre Dieu et Israël, mais qui touche au problème plus vaste du
rapport entre Dieu et sa Création.
Pourquoi
un Dieu « créateur » est-il aussi amené à devenir, après
coup, un Dieu
« exterminateur ».
Il
y a seulement deux réponses possibles.
Soit
Dieu est effectivement omniscient et omnipotent, et alors il est
nécessairement aussi
cruel et pervers, ainsi
que le révèle son
intention d’exterminer un peuple qu’il a (sciemment)
créé « mauvais »
et « corrompu », afin de pouvoir ensuite l’ « exterminer ».
Soit
Dieu n’est pas omniscient et il n’est pas omnipotent. Il a fait, en
créant le monde, une sorte de « sacrifice », le sacrifice de
son omnipotence et son omniscience.
Il
a fait ce sacrifice pour élever ses créatures à son niveau, en
leur donnant la liberté, une liberté telle qu’elle échappe d’une
certaine et étrange façon, à
la « science » et à la connaissance » divines.
Notons
que c’était déjà, là
aussi,
l’intuition profonde du Véda telle que représentée par
le sacrifice de Prajāpati,
le Dieu suprême, le Seigneur des Créatures.
Mais
pourquoi un Dieu suprême, créateur des Mondes, décide-t-il de
sacrifier son omnipotence et son omniscience, pour des créatures
qui, on le voit, finissent par se conduire de telle manière que ce
Dieu suprême, étant en quelque sorte retombé sur terre, doive se
résoudre à leur envoyer ensuite
la « mort » et
leur promettre la « fin »?
Il
y a une seule explication, à mon humble avis.
C’est
que l’ensemble [Dieu
+ Cosmos + Humanité]
est d’une manière mystérieuse,
plus profonde, et en un
sens infiniment plus
« divine » que la
« divinité d’un Dieu
tout court, d’un Dieu
« seul ».
Seul
le sacrifice de Dieu, le
sacrifice du Dieu « seul », malgré tous
les risques abondamment décrits par Isaïe ou Ézéchiel, rend
possible une « augmentation » de sa propre divinité,
lorsqu’il la partage avec
sa Création, et lorsqu’il
y ajoute les puissances propres du Monde et de l’Homme.
Cette
piste de recherche est fascinante. Elle implique que nous avons une
responsabilité quasi-divine à propos de l’avenir du monde, et pour
commencer, à propos de l’avenir de cette petite planète.
iIl est instructif de noter que ce débat sur le sens à donner à davar dans ce verset a fait couler des flots d’encre. Théodoret de Cyr note: « Il faut savoir que les autres interprètes ont dit que c’est une « parole » et non la « mort » qui a été envoyée. Néanmoins leur interprétation n’offre pas de désaccord:ils ont donné le nom de « parole » à la décision de châtier. » Basile adopte λόγον (« parole »), et propose une autre interprétation que Théodoret: il s’agirait du Verbe divin envoyé aux plus démunis, symbolisés par Jacob. Cyrille donne aussi λόγον,mais aboutit à la même conclusion que Théodoret: la « parole » comme annonce du châtiment. Cf.Théodoret de Cyr , Commentaires sur Isaïe. Trad. Jean-Noël Guinot. Ed. Cerf. 1982, p.13
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