Neurothéologie: à la recherche du point God


« Aldous Huxley ».

La neurothéologie associe la neurologie et la théologiei. Plus précisément, elle cherche à déterminer les parties du cerveau qui sont les plus actives (ou les moins actives) pendant certaines pratiques religieuses (comme la prière, la méditation, les rituels), et si l’on observe à cette occasion des différences significatives d’une personne à l’autre, c’est-à-dire si des personnes sont plus prédisposées ou plus sensibles que d’autres. Elle se base pour ce faire sur l’observation par imagerie numérique des différentes zones du cerveau, et sur l’interprétation des liens entre les états neurologiques des lobes cervicaux et les représentations subjectives des sujets qui, lors de ces pratiques religieuses, disent avoir une certaine expérience du « divin ».

Par exemple, des chercheurs ont observé le cerveau de moniales franciscaines en prière et de moines bouddhistes en méditation, et ils ont découvert qu’aux moments les plus intenses, une zone spécifique du cerveau présentait des signes similaires d’activité. Il en a été inféré que des expériences religieuses (en l’occurrence de catholiques et de bouddhistes) pouvaient impliquer les mêmes zones du cerveau, laissant supposer l’existence d’un lien plus général entre état « neurologique » et conscience « religieuse ».

La neurothéologie pose d’emblée nombre de questions d’ordre épistémologique, sur la méthodologie utilisée, les biais éventuels, ou les limites intrinsèques des systèmes d’imagerie utilisés, si « performants » soient-ils. Comment des méthodes d’objectivation expérimentale peuvent-elles être compatibles avec des sentiments aussi parfaitement subjectifs que ceux associés à une expérience religieuse ? Comment peut-on « objectiver » des phénomènes dont la littérature mondiale, depuis des millénaires, s’accorde à dire qu’ils relèvent précisément de « l’ineffable » ?

L’expérience religieuse se réduit-elle effectivement à l’activation d’un ensemble de cellules cérébrales et de synapses ? Ou bien suppose-t-elle aussi, nécessairement, l’existence d’une réalité « autre », une réalité spirituelle ou divine qui se situerait par nature dans une sphère extérieure à la sphère du monde matériel, et sans doute séparée de la réalité empirique?

Autrement dit, la « réalité » de l’expérience religieuse se passe-t-elle exclusivement dans le for intérieur du sujet, et s’inscrit-elle seulement dans les neurones de son cerveau, ou bien doit-on considérer que le cerveau est aussi une sorte d’« antenne », capable d’entrer en interaction avec une autre « réalité » totalement extérieure et indépendante de lui ? Cette hypothèse du cerveau-antenne a d’ailleurs été explicitement formulée par William Jamesii, il y a plus d’un siècle.

Le terme « neurothéologien » a été utilisé par Aldous Huxley, semble-t-il pour la première fois, dans son roman Islandiii, paru en 1962. Les recherches en neurothéologie ont commencé en 1975, quand Eugene d’Aquili et Charles Laughlin ont publié dans la revue Zygon leur article « The Biopsychological Determinants of Religious Ritual Behavior ». Le terme “neurotheology” a été utilisé pour la première fois par James Ashbrook dans un article publié dans la même revue en 1984, “Neurotheology: The Working Brain and the Work of Theology.”

La thèse de ces premiers chercheurs était que toute la phénoménologie religieuse pouvait être étudiée d’un point de vue qualifié de « biopsychologique » et de « neurothéologique ». Le développement de la neurothéologie proprement dite prit un nouvel essor avec la collaboration d’Eugene d’Aquili avec Andrew Newbergiv, un spécialiste de l’imagerie et de la médecine nucléaire. Ils affirmèrent que « L’expérience mystique est réelle, et observable du point de vue biologique et scientifique »v, notamment au moyen d’imageries numériques du cerveau.

D’Aquili et Newberg n’hésitèrent pas à poser, d’une façon à la fois naïve et volontairement outrancière et provocatrice, la question : « Est-il possible de prendre une photo de Dieu ? ». Ils avaient en effet « photographié », ou plutôt « scanné », le cerveau de bouddhistes en méditation et de religieuses franciscaines en prière, et ils avaient observé des similarités frappantes.vi Ils constatèrent que, pendant la méditation ou la prière, une zone spécifique du cerveau (le lobe pariétal postérieur supérieur) était beaucoup moins irrigué par le flux sanguin cérébral, que les autres lobes cervicaux. Or cette zone est connue comme étant celle qui régule la capacité du moi à se situer dans l’espace et dans le temps. Des personnes atteintes d’une lésion à cet endroit du cerveau sont incapables de se déplacer, ou d’effectuer des gestes simples comme s’asseoir sur une chaise ou se coucher sur un lit. Les neurologues s’accordent à dire que cette zone permet de faire la distinction entre le «moi» et le « non moi ».

En observant une diminution notable du flux sanguin cérébral dans cette zone, d’Aquili et Newberg en ont déduit que c’était là une indication qu’y devaient alors s’affaiblir ou même disparaître les frontières entre le « moi » et le « monde extérieur », favorisant l’apparition du sentiment de « plongée océanique », souvent associé aux expériences mystiques. Si le sang circule moins dans cette partie du cerveau, il peut sembler logique que tout ou partie de la conscience du « moi » se sente « absorbée » par le reste du monde, et se vive comme immergée dans l’infini, en communion avec le reste du cosmos.

De cette première inférence, d’Aquili et Newberg ont induit une autre hypothèse, plus générale encore : « Le cerveau semble avoir une capacité intrinsèque à transcender la perception du moi individuel »vii.


Était-il justifié de généraliser les résultats obtenus en scannant le cerveau de quelques bouddhistes tibétains en méditation et de franciscaines en prière, et d’en conclure qu’avait été ainsi mise en évidence une base biologique commune à toutes les expériences religieuses ?

D’Aquili et Newberg en étaient persuadés, sur la base de leurs « preuves » expérimentales.

Outre ces expériences réalisées sur des personnes en méditation, ils ont également étudié diverses pratiques religieuses dans l’espoir de leur donner une même base neurologique. Ils ont tenté d’établir un lien empirique entre ces pratiques, différentes fonctions cérébrales et les zones cervicales correspondantes. Ils en ont inféré que c’était là la preuve que des conditions de possibilité des phénomènes religieux étaient inscrites dans la structure neuronale du cerveau.

Une conclusion analogue a été proposée par l’anthropologue français Pascal Boyer, quoique sur la base de considérations très différentes. Dans son ouvrage, La Religion expliquée. Les origines évolutionnaires de la pensée religieuseviii, il est parti du principe que la faculté humaine de penser est structurée de telle sorte qu’elle peut « inventer » des mythes ou des grands récits, cosmogoniques ou religieux, mais seulement dans le cadre de certaines contraintes. Il y a des limites a priori à ce que l’on peut imaginer, inventer, et plus encore à ce que l’on peut croire. L’imagination humaine serait naturellement limitée en raison de la structure même du cerveau. En cela rien de très neuf, d’ailleurs. Emmanuel Kant avait déjà analysé les antinomies de la raison pure, et la philosophie critique nous avait habitués à l’existence a priori de ces structures mentales. On pouvait maintenant élargir le champ de ces prédéterminations à l’ensemble des contraintes liées aux langues elles-mêmes, à leurs grammaires, et aux systèmes symboliques, qui dans chaque culture, déterminent les capacités d’expression, de cognition, et les possibilités de représentation.

Selon ces vues, toute expression religieuse trouverait son origine dans la sélection et la mise en scène de certaines expériences, favorisée par l’accumulation de souvenirs spécifiques, eux-mêmes favorisés, ou pré-arrangés par la structure même du cerveau, laquelle est aussi capable d’engendrer les systèmes linguistiques et symboliques qui lui sont adaptés.

Il reste cependant paradoxal que ces systèmes langagiers et symboliques puissent représenter, au moins de façon allusive, mais suffisamment prégnante et transmissible, le contenu d’expériences qui, en principe, relèvent de l’ineffable, de l’indicible.


Le pouvoir d’observer et d’enregistrer, à l’aide de systèmes d’imagerie, les états neurologiques correspondant à des expériences de méditation ou de prière chez des croyants de diverses obédiences, a donné à ces chercheurs l’espoir que la neurothéologie avait le potentiel d’analyser les pratiques religieuses dépendant de diverses théologies. Ils ont conçu en conséquence le projet de formuler les bases d’une épistémologie théologique, qualifiée de « méta-théologie », ou même de « théologie des théologies ». Ils ont considéré la neurothéologie comme une théorie biologique de la religion (et donc non comme une nouvelle théologie, mais comme une base scientifique et biologique pour l’analyse de tout discours théologique).
Toutes les grandes religions du monde – et, sans doute, le sentiment religieux lui-même – sont nées de la capacité du cerveau à transcender le moi limité des sujets individuels, et à percevoir une réalité plus vaste et plus fondamentale que celle dont le moi est habituellement le témoin.
Selon les chercheurs en neurothéologie, toutes les religions auraient donc la même base biologique et neuronale. Ce sont les mêmes régions du cerveau qui s’activent (ou plutôt se désactivent) chez chaque sujet pendant les prières et les méditations. Ils en déduisent que les différentes conceptions de Dieu ou du divin peuvent être ramenées à un état particulier du cerveau, lequel génère ensuite des représentations symboliques du divin dépendant des contextes culturels.

Cependant, cette insistance à « localiser » dans un lobe spécifique du cerveau la présence subjective du divin ne va pas de soi. Comment expliquer alors, non seulement la diversité des formes religieuses, mais l’hostilité latente et l’esprit de concurrence que les religions entretiennent entre elles ? Il se pourrait tout aussi bien que d’autres parties du cerveau, plus dominantes en dernière analyse, soit « responsables » de la tendance à la différenciation, voire à l’inimitié, entre des religions qui se jugent respectivement supérieures à leurs « concurrentes ».

D’Aquili et Newberg tentent d’expliquer cet exclusivisme théologique à partir de leurs conclusions : dans un état ressenti d’unicité absolue avec l’univers et avec le « divin », seule cette vérité-là (l’union) existe désormais pour le sujet qui en fait l’expérience. Il est absorbé par le « Tout », et il « sait » que cette union est la seule vérité qui désormais lui importe. Le « moi » n’existe plus en tant que tel. Mais lorsque la partie du cerveau qui est responsable de ce « sentiment océanique » est à nouveau irriguée normalement et donc réactivée, le sujet fait retour à l’expérience de sa propre subjectivité. Sa conception de la vérité redevient liée à celle du moi temporel, qui ne garde plus qu’un certain souvenir de la plongée océanique dans l’universel. Le retour aux limites du moi expliquerait les tendances à l’exclusion réciproque des religions, qui en principe, devraient se rejoindre sur l’essentiel, mais ne le font pas.

On pourrait cependant objecter qu’une fois que l’on a expérimenté la puissance d’une véritable expérience mystique, d’une authentique vision du « divin », l’impact de cette expérience fondatrice devrait continuer longtemps après qu’elle a été éprouvée.

Du moins c’est comme cela que l’on pourrait interpréter les expériences relatées par de grands mystiques comme Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, et bien d’autres. En d’autres termes, il semble plutôt étrange que ce soit seulement lorsque l’on prie ou médite, ou lorsque l’on fait l’expérience de l’unité avec le divin, que l’on reconnaisse que toutes les religions ont une base commune. Il est plus étrange encore que, lorsque l’on est « revenu à soi », l’on continue de revendiquer la vérité exclusive de sa propre religion, en semblant oublier la vision océanique de l’Un et du Tout.

La neurothéologie part de l’a priori selon lequel le cerveau fonctionne à peu près de la même manière chez tout le monde. Si ce n’était pas le cas, cela ouvrirait d’ailleurs un nouveau champ de recherches, absolument fascinantes par ses implications à long terme…

Les chercheurs en neurothéologie affirment donc que les résultats de leurs recherches s’appliquent à tous les individus, quelle que soit la religion à laquelle ils adhèrent. En conséquence, ils estiment que la neurothéologie pourrait former la base de ce que certains d’entre eux appellent une « méta-théologie ». Cette « méta-théologie » serait en mesure de formuler des principes communs, sous-jacents à toutes les théologies, sans considération pour leurs différences respectives. La « méta-théologie » serait, par définition, dénuée de tout a priori théologique. Elle fournirait un cadre formel subsumant toutes les religions, et mettant en évidence leurs caractéristiques communes, leurs schèmes génératifs profonds, indépendamment de leurs dogmes proclamés.

La « méta-théologie » serait aussi capable de fournir des conditions préalables pour la validation de toute théologie, en mettant en évidence la conformité à la « norme » de son substrat biologique et neuronal.

La « méta-théologie » devrait aussi être en mesure d’expliquer le comment et le pourquoi des mythes, des pratiques, des rites inhérents à toute théologie. D’Aquili et Newberg ont estimé avoir pu détecter les fonctions cérébrales leur correspondant. Ils ont aussi évoqué la possibilité d’une « méga-théologie », découlant de la « méta-théologie ». La « méta-théologie » explique les formes et les structures a priori, et la « méga-théologie » identifiera les contenus capables de définir une sorte de théologie universelle, dépassant et unifiant toutes les théologies existantes, jugées partiales et partielles. Le contenu « méga-théologique » devra être si universel qu’il pourra être adopté par la plupart des grandes religions du monde sans porter atteinte à la signification profonde de leurs doctrines essentielles.


D’Aquili et Newberg ont donné quelques indications sur une possible interprétation théologique de la neurothéologie. Mais la question est loin d’être éclaircie. Il reste nécessaire d’examiner plus en profondeur tous les défis que la neurothéologie pose aux théologies, et en particulier à la théologie chrétienne (qui est une théologie de la révélation).

L’utilisation de scanners cérébraux mettant en évidence les zones du cerveau actives (ou inactives) lors d’expériences religieuses semble confirmer que le cerveau humain est bien capable d’expériences extatiques ou même divines. De ce point de vue, la neurothéologie offre une confirmation supplémentaire que des expériences psychiques fondamentales peuvent être corrélées à des états neurochimiques du cerveau.
Mais quel est le lien exact entre le contenu de telle expérience religieuse et ses fondements biologiques ou neurochimiques? Peut-on dépasser le simple constat d’une certaine corrélation entre des expériences religieuses et des phénomènes neurochimiques, et approfondir puis expliquer les mécanismes capables de produire ces expériences ?

Sur ces points, les interrogations abondent, quant à la méthodologie même des premières recherches en neurothéologie. Par exemple, on pourrait s’interroger sur la représentativité des sujets choisis, qui, dans les expériences citées, appartiennent à deux traditions religieuses, le catholicisme et le bouddhisme tibétain. Il faudrait de plus confronter le sentiment subjectif des personnes examinées avec les nombreux témoignages dont ces traditions disposent par ailleurs, quant aux états de conscience rencontrés lors d’extases ou de ravissements mystiques.

D’Aquili et Newberg s’appuient, on l’a dit, sur l’hypothèse que la réduction du flux sanguin cérébral se traduit par une perte de conscience du « moi ». Il serait donc bon de rappeler qu’une mystique comme Thérèse d’Avila, lors des états extrêmes de « ravissement » qu’elle a atteint dans les « septièmes demeures » de son château intérieur, affirme avoir toujours gardé une « petite fente » de conscience, alors même que son âme était intimement unie à Dieuix.

Il semble que les chercheurs en neurothéologie ont présupposé leurs conclusions avant même d’avoir commencé leurs recherches, à savoir qu’il existe une base biologique commune à toutes les religions. En traitant de façon similaire des sujets dont le seul point commun était de « méditer », ou de « prier », ils supposaient que les expériences individuelles, singulières, éprouvées par des sujets différents, pouvaient être ramenées à une même expérience fondamentale, elle-même traduisible et identifiable à l’aide d’imageries similaires provenant de scanners. Au niveau biologique, cela semble être le cas, puisque le même lobe du cerveau serait, en l’occurrence, notablement inactif pendant les expériences religieuses.

Mais n’est-ce pas là une forme de réductionnisme de la pire espèce, arguant du constat d’une inactivité neurochimique « locale » pour en inférer la preuve d’une expérience divine, censée être « totale » ?

Il est vrai que dans un cadre expérimental, scientifique, la démarche réductionniste peut donner des résultats intéressants. On sait qu’en réduisant des phénomènes complexes à de petits ensembles d’observables, la science a pu faire d’énormes progrès au cours des derniers siècles.

Il ne faut cependant pas oublier que le cerveau humain fonctionne de manière très complexe, et que la méthode réductionniste s’applique mal lorsqu’il s’agit de ses fonctions les plus élevées.

Il faut souligner aussi que des expériences subjectives de haut niveau, comme celles liées à des « extases spirituelles » (sans doute extrêmement rares, d’ailleurs, et plus rares encore dans les conditions imposées à des sujets en laboratoire) impliquent probablement bien plus que le seul lobe pariétal postérieur supérieur, et qu’elles engagent tout le cerveau, et même l’ensemble du système nerveux, central et périphérique.

Toute expérience religieuse s’inscrit toujours dans une tradition culturelle particulière ; elle dépend de la psychologie de la personne qui la vit et elle est en partie déterminée par le contexte social dans lequel elle se déroule. L’expérience religieuse ne prend tout son sens que par ses liens avec toutes ces dimensions, culturelles, sociales, psychologiques et biologiques.

Il est donc évidemment fort simpliste de réduire l’extase de la conscience, ou même un état de méditation intérieure, à l’identification d’une certaine zone du cerveau, qui serait dès lors étiquetée comme la zone du « point Dieu », et d’où proviendraient les bases neurochimiques les différentes religions.

Quoiqu’en dise la neurothéologie, il est hautement improbable qu’une seule zone particulière du cerveau soit responsable de l’émergence du sentiment numineux dans l’homme. En revanche, il est vraisemblable que l’on puisse identifier l’implication de telle ou telle zone du cerveau dans certaines expériences religieuses, sans pouvoir en dire tellement plus.

Mais la question la plus importante reste en suspens : « Où est Dieu dans tout cela ? »

La science, évidemment, voudrait pouvoir se passer de la nécessité de se poser cette question, et plus encore d’y répondre. Le positivisme et le réductionnisme modernes tiennent à éliminer de facto le « facteur Dieu ».

Du point de vue scientifique, cette élimination est nécessaire si l’on s’en tient à la démarche empirique. Cependant, dans le cadre de la neurothéologie, il serait manifestement anti-scientifique d’éliminer a priori l’un des facteurs essentiels, fût-il putatif, entrant en jeu dans l’expérience subjective des sujets…

En d’autres termes, en éliminant a priori l’existence effective d’une réalité « autre », de nature spirituelle ou divine, et son rôle dans l’expérience, la démarche positiviste et réductionniste de la neurothéologie crée d’emblée un fossé absolu entre l’expérience « subjective » du sujet et l’explication « objective » qu’elle prétend en donner.

Peut-on raisonnablement croire expliquer un phénomène mystique par la réduction du débit sanguin dans le lobe pariétal postérieur supérieur ?

En sens contraire, le fait de supposer qu’une entité divine puisse se manifester à la conscience du sujet d’une façon indécelable par les scanners va aussi très loin, et ouvre des pistes complètement nouvelles, sans doute hors d’atteinte pour la science contemporaine.

En tout état de cause, la neurothéologie, par sa démarche même, oblige à poser cette question : considère-t-elle qu’il y a encore un rôle pour la transcendance divine dans une expérience mystique? Et, si oui, est-elle en mesure de l’objectiver ?

Les mystiques qui ont fait l’effort de communiquer leurs expériences ont toujours soutenu que l’unité avec le « divin » ne peut être vécue que si le sujet réussit à transcender la condition subjective de sa propre conscience, pour s’identifier à un « Dieu », ou s’absorber en un « Tout », qui la dépasse entièrement, et la transforme en profondeur.

En revanche, se passant de toute médiation transcendantale, la neurothéologie prétend pouvoir relier directement certains états du cerveau au divin ou à l’ineffable. Elle prétend donc a priori faire l’impasse sur ce qui, dans le cas particulier du christianisme comme dans celui du bouddhisme, se rapporte à une réalité historiquement révélée.

La notion de révélation ne joue aucun rôle dans la démarche neurothéologique. La « méta- théologie » ne fait dépendre la « vérité » d’une religion que de l’observation de phénomènes religieux dûment sélectionnés, en tant qu’ils s’inscrivent dans le cadre de normes statistiques, elles-mêmes déterminées empiriquement. Il n’y a plus aucun rôle donné à la « tradition » ou à la « révélation ». Il n’y a plus non plus aucune reconnaissance donnée à la singularité absolue des individus qui sont les sujets de l’expérience religieuse, mais dont la parole même, ou le témoignage intérieur, ne sont jugés pertinents, parce que ne se laissant pas saisir par le scanner.

Dieu, le grand Tout, ou l’Entité saisie par l’expérience mystique, n’existent plus indépendamment de l’expérience empirique qui en est faite, et à laquelle tout se résume.


Si l’expérience religieuse est censée jeter un pont entre le sujet et le Tout Autre, l’Un, le grand Tout, ou le Vide primordial, alors elle devrait aussi s’accompagner de la conviction accrue que cet Autre, cet Un, ce Tout, ou ce Vide, est à l’origine de la conscience religieuse elle-même, et la surplombe.

L’entité qui s’est fait ainsi connaître dans la conscience du sujet, s’affirme dès lors comme résidant bien au-delà de la zone particulière du cerveau de l’homme qui en a fait l’expérience.

Il devient évident que deux idées radicalement opposées s’affrontent ici.

L’idée que la religion est un simple produit de l’imagination de l’homme, ou qu’elle résulterait d’un certain état neurochimique, s’oppose absolument à l’idée que la conscience humaine est capable de vivre réellement une rencontre avec une altérité radicale, qu’elle est capable d’une vision effectivement transcendante, et, pour cette raison même, échappant aux radars et aux scanners.

L’existence avérée de consciences singulières, capables d’expériences religieuses, et même mystiques, n’est pas non plus incompatible avec le fait que les grandes religions ont transmis leurs traditions et leurs sagesses depuis des millénaires, comme un héritage ou un « trésor » dont on ne peut pas disposer à sa convenance, et que l’on peut encore moins « réduire » empiriquement.
 

Il est fort probable que les religions ne sont pas nées simplement parce que nous avons certaines structures dans notre cerveau qui semblent s’y prêter. Il faut admettre, au moins comme une hypothèse digne d’intérêt, dans le cadre d’une éventuelle « méta-théologie » à venir, qu’il y ait pu avoir, à certaines époques, des formes de « révélation » dont certains individus humains ont été les témoins, puis les transmetteurs. Chercher la cause de la religion seulement dans la conformation des lobes du cerveau humain est une forme inacceptable de réductionnisme, qui ne peut pas être acceptée dans le cadre d’une discipline qui s’autoproclame « neurothéologique »…
 
L’approche réductionniste de la religion conduit à ne pas considérer la religion en tant que phénomène numineux, ou en tant que révélation, mais à n’en expliquer que certaines représentations et comportements, sans chercher à aller plus loin. Attribuer le nom de « Dieu » à l’expérience d’unité océanique décrite par la neurothéologie reste donc une interprétation très partielle, très insuffisante, relevant d’une sorte de « neurologie théologisée ».

Du point de vue des grandes religions mondiales (comme le bouddhisme, les monothéismes, mais aussi les divers chamanismes), il est évident que la neurothéologie, dans sa méthode même, ne laisse aucune place pour un concept tel que celui de « révélation », qu’elle soit collective ou personnelle.

Réciproquement, et même si l’on se place du point de vue de la neurothéologie, il semble éminemment réducteur de poser que les grandes religions sont apparues dans l’histoire du monde simplement parce que le cerveau humain serait doté a priori de certaines structures cérébrales.

Du point de vue d’une neurothéologie plus « éclairée », il serait tout à fait possible de penser que les structures du cerveau humain se sont constituées au cours d’une longue évolution, parsemées d’expériences « proto-religieuses » singulières, réalisées par des individus privilégiés, et sans doute déjà prédisposés génétiquement. Ces expériences, dont certaines ont pu d’ailleurs avoir été provoquées par l’ingestion de plantes alcaloïdes ou de fungi enthéogènes, ont contribué, au long de dizaines de millénaires, à faire évoluer les structures cérébrales d’Homo sapiens, d’autant plus qu’elles étaient, en essence, réellement transformatrices, ou inspiratrices.

Poussons ce raisonnement plus loin. D’où vient l’extase mystique ? D’où vient ce que l’on appelle la « révélation » dans les grandes religions mondiales ? Quelle est l’essence de l’expérience du divin ? La neurothéologie ne peut certes pas répondre à ces questions. Ce serait faire trop d’honneur au lobe pariétal postérieur supérieur que de le croire capable d’engendrer ces mystères à lui seul. Les théologies elles-mêmes, notamment juive et chrétienne, mais aussi bouddhiste, n’hésitent pas à prôner une approche « négative » du mystère : elles n’osent parler du Divin qu’en termes prudemment « apophatiques », en se contentant d’essayer de dire ce qu’il n’est pas, ce qu’il ne pourrait pas être.

Peut-être qu’un jour, la science et la théologie se rejoindront sur ce point, se mettront d’accord pour reconnaître l’existence du mystère en tant que tel, et admettront, chacune pour leur part, qu’elles ne pourront jamais visualiser l’invisible, mettre la main sur l’insaisissable, mesurer l’incommensurable, exprimer l’ineffable.

La révélation, l’expérience de la transcendance absolue, le rôle de la tradition comme préservation d’un trésor jadis dispensé, et qu’il ne faut pas laisser disparaître de l’horizon de la conscience, l’importance des communautés humaines dans l’accompagnement des expériences religieuses, le rôle d’une réflexion rigoureuse sur les aspects que les théologies elles-mêmes hésitent à critiquer intellectuellement, ne sont décidément pas pris en compte par la neurothéologie, qui s’en tient à un réductionnisme empirique.

Cependant, il ne faut pas s’en tenir à une position seulement critique contre toute neurothéologie possible.
La neurothéologie ne doit pas être complètement dévalorisée en tant que science en devenir. Mais c’est son appellation qui devrait être révisée. Loin d’être « théologique », ou « méta-théologique », la neurothéologie semble servir malgré tout un objectif humaniste, un objectif en quelque sorte « hypo-théologique » ou « para-théologique ». En recherchant une base biologique commune aux religions du monde (ou du moins un « plus grand dénominateur biologique commun »), la neurothéologie offre cet avantage de viser à les rapprocher toutes, en une quête analogue. Elle s’attaque avec ses propres moyens à ce qui reste un immense défi de la recherche, celui de l’inscription de l’esprit et de la conscience dans la matière vivante.

La neurothéologie ne cherche pas seulement à rapprocher, par sa méthodologie, les différentes religions, mais elle relance également le débat sur la relation entre la science et la religion. En cela, la neurothéologie va à l’encontre de l’esprit du temps, qui a trop tendance à accentuer la séparation et l’antagonisme entre différents types de « discours », entre sciences « dures » et sciences « molles », oubliant le fait que si la réalité existe bel et bien en tant que réalité, il devra exister un jour quelque théorie unifiée correspondant à cette unique réalité…


La neurothéologie, en développant des méthodes d’observation basées sur des techniques d’imagerie de plus en plus pointues, ouvre également des champs immenses pour la recherche sur la conscience. Elle permet de s’attaquer à des phénomènes singuliers, exceptionnels, par les moyens de l’objectivation scientifique, alors qu’ils sont non repérables en tant que tels dans les cadres habituels des expériences religieuses de la méditation et de la prière.

Elle met enfin en valeur ce fait, dont on est loin d’avoir épuisé la substantifique moelle : la capacité de la conscience humaine à se dépasser elle-même, à s’outrepasser infiniment, pour se perdre dans le Tout Autre, sans abandonner pour autant son humanité, son individualité, sa personnalité, et tout ce qui en elle ouvre sa singularité à la transcendance.

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iJe remercie le Professeur M. Buydens (Univ. Libre de Bruxelles et Univ. de Liège) de m’avoir communiqué à ce sujet l’article de Kristien Justaert, Faculteit Theologie en Religiewetenschappen, K.U.Leuven, Neurotheology. An Exploration and Theological Assessment, in Collationes n°4 Decembre 2011.

iiWilliam James. Human Immortality. 1898. Ed. Houghton, Mifflin and Company, The Riverside Press, Cambridge.

iii« Don’t ask me », she answered. « That’s a question for a neurotheologian. » « Meaning what? » he asked. « Meaning precisely what it says. Somebody who thinks about people in terms, simultaneously, of the Clear Light of the Void and the vegetative nervous system. The grown-ups are a mixture of Mind and physiology. » Aldous Huxley. Island.

ivCf. aussi Andrew Newberg, Mark Robert Waldman.How God Changes Your Brain: Breakthrough Findings from a Leading Neuroscientist, 2010, ainsi que les travaux de Michael Persinger, Vilayanur Ramachandran, Michael l. Spezio, H. Rodney Holmes, Rawn Joseph, James Ashbrook et Carol R. Albright.

v« Mystical experience is biologically, observably and scientifically real ». Andrew Newberg, Eugene G. D’Aquili. Why God Won’t Go Away: Brain Science and the Biology of Belief. Ballantine Books, 2001, p.7

viAndrew Newberg, Eugene G. D’Aquili. Why God Won’t Go Away: Brain Science and the Biology of Belief. Ballantine Books, 2001

viiAndrew Newberg, Eugene G. D’Aquili. Why God Won’t Go Away: Brain Science and the Biology of Belief. Ballantine Books, 2001, p.174

viii Pascal Boyer. Religion Explained– The Evolutionary Origins of Religious Thought. 2002

ix« Dieu seul et l’âme jouissent l’un de l’autre dans un très profond silence. Il n’y a ici ni acte ni recherche de la part de l’entendement. Le Maître qui l’a créé le tient en repos ; mais il lui permet de voir, comme par une petite fente, ce qui se passe. » Thérèse d’Avila.Le Château intérieur. Traduit de l’espagnol par Marcel Bouix. Ed. Payot et Rivages, Paris, 1998, p.363