
Comme dans les mouvements telluriques des orogenèses, la conscience se constitue sans cesse par l’action de couches sous-jacentes, les unes affleurantes, d’autres plus profondes, émergeant de l’inconscient par lentes extrusions ou faisant irruption en violentes coulées.
Techniquement, des mots nouveaux sont nécessaires pour décrire ces processus anciens.
Les strates hadales de la subconscience sont truffées de diapirs, de dykes et d’intrusions, ou coupées de sills, toutes métaphores qui auraient besoin pour être ici explicitées d’une psychologie des profondeurs, de celles qui seraient les moins inaccessibles à l’analyse.
Mais on ne peut s’arrêter à ces zones relativement crustales. Il faut s’enfoncer davantage.
D’autres strates psychiques, plus enfouies encore, donc plus inconscientes, sont peuplées de plutons ovoïdes, ces OVNI mentaux, massifs et cristallins ; elles s’irriguent aussi d’images fluides et magmatiques et d’intuitions métamorphiques, elles rêvent d’étranges migmatites, ces songes mi-liquides mi-solides, qui traversent lentement des abîmes dont les hommes aujourd’hui ne soupçonnent ni la profondeur ni l’origine.
Depuis le Précambrien, bien avant que toute conscience humaine eût été seulement possible, et tout au long de millions de millénaires, les subductions de l’inconscient mondial, végétal et animal, n’eurent rien d’humain, à vrai dire. Mais quelle infinie richesse ! Tous les souvenirs des vivants, l’immarcescible et impalpable mémoire des fungi et des oomycètes, des amibes et des oursins, des coraux et des lombrics, des ptérodactyles et des buses, des bisons et des aïsi, ont lentement constitué cet inconscient migmatique, originaire.
Maintenant la conscience humaine peut aller vers le bas et le profond, ou le lointain et le haut, se désenlacer du passé, et tenter de percevoir ce qui en elle toujours la précède et reste hors du temps. Elle trouvera peut-être bien des niveaux au-dessous de la pré-conscience même, et plus de niveaux encore au-dessus d’elle, dont le moi et le Soi s’affermissent, sans les deviner.
Planant fort au-dessus des strates archéo-psychiques, qu’elles soient chthoniennes, marines ou volatiles, on peut supputer qu’existent dans ce monde et ailleurs dans l’univers, d’autres sortes de consciences, dont l’exo-, ou la xéno-biologie donnent une faible idée.
Elles épieraient les mondes, les guetteraient, pour s’en nourrir ou les abreuver, les guérir ou les blesser, les faire vivre ou les dépasser.
Au-dessus de l’horizon, ces nuages inouïs de supra-conscience, ces épaisseurs sapientiales, ces organes éthérés, ces éclairs impalpables, tourbillonneraient en silence comme des autours.
D’un empilement si considérable de strates et de voiles, il n’est pas facile de rendre en mots la dynamique totale et la puissance des métamorphoses et des soubresauts.
D’où le recours à l’ellipse, à l’allusion, au trope.
Comme en géologie, tous ces niveaux de conscience ou de subconscience peuvent se plisser, plonger vers l’abîme ou s’élever vers les hauteurs, s’écarter ou se rejoindre.
Des couches plus élevées en s’abaissant, en s’enfonçant, viennent au contact des couches les plus oubliées. Se dépliant sans faille, ou se repliant en boule et comprimant en leur centre les couches du milieu, faites de granites psychiques ou de gabbros songeurs, les couches les plus stratosphériques de la supra-conscience enveloppent comme des langes fines les strates intermédiaires, et remuent aussi celles, en dessous, qui englobent en leur sein le feu chthonien et le centre du vide.
Ou alors, suivant une topologie inverse, mais similaire du point de vue de l’archétype de la boule, de la sphère, ou du ‘tout’, ce sont les couches profondes, chthoniennes, qui se plissent et qui enveloppent les niveaux de conscience intermédiaires, lesquels font surgir en leur cœur le feu qui engendre et réchauffe des sphères ultérieures, difficilement dicibles.
Que le Soi soit topologiquement au centre de la sphère unifiée, au cœur de l’Un total, ou qu’il soit lui-même l’Englobant, le Totalisant, revient au fond au même.
Comme l’Ouroboros, ce serpent mystique, le Soi (ou le Dieu qui en est le symbole) se sacrifie lui-même en se dévorant par sa fin, et par son commencement, en nourrissant son centre par sa périphérie, pour que vivent ses mues.
Il faut apercevoir le processus dans sa totalité et le comprendre dans son essence, et non considérer seulement sa forme, éternellement fugace, qu’elle soit empilée, sphérique, serpentine, métamorphique ou migmatique.
Cette totalité en mouvement est sans doute animée d’une énergie originaire, primale, encore que conjecturale.
On peut se la représenter comme suit.
Toute conscience, la plus haute, la plus signifiante, ou la plus infime, la plus humble, est la manifestation locale, singulière, de cette énergie totale, commune, manifeste.
La conscience humaine n’est ni la plus haute, ni la plus humble. Elle est d’une nature intermédiaire, alliant et même fusionnant l’héritage biologique (l’instinct, la mémoire génétique, corporelle et sensorielle) et les formes psychiques, archétypales, qui hantent l’inconscient humain depuis les Préhumains, les hominidés et les homininésii.
Dans toute conscience humaine (et en toute psyché), vivent un moi ‘conscient’, mais aussi toute une mémoire ancienne, exogène, profonde – exsudant des proto-consciences et des pré-consciences d’innombrables Préhumains, dont ceux des genres Paranthropus, Australopithecus ou Homo.
Cette mémoire accumulée, récapitulative, se compose de l’ensemble des représentations de l’inconscient mondial, et des archétypes et des formes symboliques, immanentes, qui habitent et hantent la conscience d’Homo sapiens.
Les archétypes, ces grands symboles qui constellent l’inconscient des animaux supérieurs depuis des temps préhistoriques et préhumains, sont de nature psychique. Ils organisent et structurent la vie de la conscience animale, et en représentent les formes « instinctuelles »
Les formes « instinctuelles » sont de nature psychique, tandis que les formes « instinctives » restent liées au substrat biologique, et tiennent leur nature de la matière vivante, en tant que celle-ci est plus organisée, plus téléologique que la matière non vivante.
Les formes « instinctuelles » tirent, quant à elles, leur essence de ce qu’on pourrait appeler la substance psychique, dont il faut postuler l’existence et la vie. Cette substance immatérielle existe et vit, sans doute, séparément de la matière. On ne peut en effet la réduire ou l’assimiler à la matière, puisqu’elle paraît en être précisément le principe organisateur, le principe de mouvement et de métamorphose.
Je me fonde ici a priori sur ce principe de vie et de métamorphose continue des formes psychiques, à l’instar d’Ovide qui chanta jadis la métamorphose des corps.
« Je veux dire les formes changées en nouveaux corps.
Dieux, vous qui faites les changements, inspirez mon projet. »iii
La conscience ne connaît pas la nature de la matière, même si elle en subit les effets.
Elle ne connaît pas non plus la nature et l’essence des archétypes, même si ceux-ci la structurent et l’orientent.
On l’a dit, les archétypes sont d’une essence purement psychique, et la conscience, coincée dans son niveau de réalité propre, liant les niveaux biologique et psychique, n’a pas les moyens de se les représenter, puisque, bien au contraire, ce sont toutes ses représentations qui sont fondées sur eux, et induites par eux.
La conscience est moulée d’après un moule psychique dont la nature lui échappe entièrement. Comment la forme prise dans un ‘moule’ pourrait-elle concevoir l’essence de ce ‘moule’, et les conditions du ‘moulage’ ?
Comment une chose ‘mue’ pourrait-elle concevoir l’essence du ‘moteur’ qui la meut et l’anime ?
Cependant la conscience peut se représenter des idées, des images, des symboles, des formes. Mais elle ne peut pas se représenter d’où ces idées, ces images, ces symboles et ces formes émergent. Elle ne perçoit que les effets de l’énergie psychique dans laquelle elle est plongée entièrement.
Elle ne conçoit pas (ou peu) la nature de l’énergie qui la nourrit, ni son origine, et moins encore sa finalité.
Malgré leur différence de nature, peut-on chercher des éléments de comparaison entre les instincts (liés au substrat biologique) et les archétypes (qui appartiennent à une sphère englobant le psychique, sans nécessairement s’y limiter) ?
Y a-t-il quelque analogie possible entre les formes instinctives, biologiques, et les représentations symboliques, archétypales, psychologiques ?
On peut faire deux hypothèses à ce sujet.
La première, c’est que les instincts et les archétypes sont tous des phénomènes énergétiques, et sont au fond de même nature. Quoique d’origine différente, ils pourraient représenter des modulations, à des fréquences très différentes, d’une même énergie, primale, fondamentale.
La seconde hypothèse trace par contraste une ligne de séparation radicale entre instincts et archétypes, entre matière et esprit.
Dans le premier cas, on peut conjecturer qu’une fusion intime ou une intrication partielle est possible entre instincts et archétypes, entre biosphère et noosphère, au sein du Tout. Ils ne représenteraient alors que des aspects différents d’une même réalité, d’une même substance.
Dans le second cas, le Tout comporterait en son sein une brisure interne, une solution de continuité, une coupure ontologique entre, d’une part, ce qui appartient à la matière et à la biologie, et d’autre part, ce qui relève de l’esprit et de la psychologie.
Dans les deux cas, l’archétype du Tout, présent en notre psyché, n’est pas remis en cause. Ce qui s’offre à la conjecture c’est la nature même de ce Tout.
Soit le Tout est une entité fusionnelle, mobile intérieurement en apparence, mais au fond statique : le Tout en tant qu’il est l’Un, l’unique Un, est l’Un-Tout et le Tout-Un.
Soit le Tout se renouvelle sans cesse par un jeu de forces contradictoires, accompagné de synthèses partielles, provisoires, ouvertes, et rien de sa puissance, de ses métamorphoses et de sa fin n’est connu ni connaissable. Tout reste possible, et le plus sûr c’est qu’éternellement du nouveau transfigurera le Tout en un Tout Autre..
Deux idées du Tout, donc : soit une fusion unifiée (et globalement statique), soit une polarisation vivante, agonistique et dialogique.
Ajoutons qu’avec ces deux modèles du Tout, ce sont aussi deux modèles archétypaux du divin qui se présentent: le modèle océanique (la fusion finale), et le modèle dual ou duel (le dialogue interne, infini, et toujours créateur du Theos avec le Cosmos et l’Anthropos).
Dans le modèle océanique, fusionnel, il faudra pouvoir expliquer la présence irréductible du mal comme voisin, proche du bien. Il faudra comprendre comment le mal pourra être in fine « résorbé » ou métabolisé par la victoire ultime de l’unité-totalité.
Dans le modèle dual ou duel, on pourrait considérer que les dialectiques bien/mal ou Dieu/Homme ne seraient que des représentations humaines d’une dialectique d’un ordre infiniment supérieur : celle du Divin avec Lui-même.
L’existence même d’une telle dialectique, interne et propre à la Divinité, impliquerait qu’elle ne soit pas « parfaite », qu’elle ne soit pas complète (à ses propres yeux, comme aux nôtres). Elle serait toujours en devenir, en acte d’auto-complétion et toujours en puissance de complétude, toujours en progression dans la mise en lumière de sa propre nuit, dans l’exploration de ses abysses et de ses cieux.
On pourrait supputer que le Divin inclut éternellement en Lui-même, dans sa source et son fond, dans son origine même, des entités comme le ‘néant’ ou le ‘mal’.
On déduirait qu’il tirerait du néant ou du mal en lui des éléments nouveaux pour sa vie en devenir, – autrement dit, il y trouverait de quoi toujours exercer à nouveau sa ‘volonté’ pour affermir son ‘règne’.
On sait depuis Jung, que la psyché vit essentiellement par et dans l’expression de la volonté. C’est la volonté qui est l’essence de la conscience.
Si l’on suppose que Dieu a une ‘psyché’, c’est-à-dire si l’on suppose qu’Il est ‘ Esprit’, alors l’essence de son Esprit est-elle sa volonté ?
Observons la conscience humaine. Elle ne peut pas prendre un point de vue sur elle-même qui lui soit extérieur. C’est seulement de son propre point de vue qu’elle peut s’observer elle-même. Si l’on observe scrupuleusement sa propre conscience, on prend vite conscience que celle-ci change de nature au moment même où elle prend conscience qu’elle s’observe elle-même. Comme l’instant, elle ne peut donc se saisir, en tant que telle, elle ne peut que se saisir en tant qu’elle se dérobe à elle-même.
Il est difficile, pour la conscience, d’apercevoir ses limites et sa portée. Où s’arrête son pouvoir d’élucidation ? Porteuse d’une lumière autonome, peut-elle se déplacer librement, vers les plus hauts sommets, et jusqu’au fond des abîmes ? Peut-elle déterminer si ce fond abyssal existe en fait, ou s’il est en réalité sans limite ?
S’explorant, la psyché se révèle-t-elle à elle-même comme finalement ‘infinie’, de même qu’est ‘infinie’ la divinité créatrice, qui l’a créée ‘à son image’ et ‘à sa ressemblance’ (selon l’enseignement de la tradition biblique) ?
Il est tout aussi difficile pour la conscience de déterminer les conditions de son ancrage dans la matière vivante, qui forme son substrat biologique. Il faudrait, pour ce faire, qu’elle soit capable de se placer à l’extérieur d’elle-même, pour considérer objectivement ce qui en elle rend possible l’articulation entre le biologique et le psychique, entre la matière vivante et la conscience vivante. Leurs ‘vies’ respectives sont-elles de même nature ? Ou sont-ce deux formes de vie distinctes, analogues en apparence, mais en réalité, d’essence séparée ?
La psyché ne se représente pas clairement elle-même, elle ne se représente pas bien le flou de sa frontière avec la matière et avec le monde de l’instinct, ni son interface non moins incertaine avec l’esprit (et avec le royaume des archétypes).
Elle ne se représente pas bien, surtout, ni ce qui l’anime ni la nature de sa volonté.
La volonté qui se déploie dans la conscience a besoin d’une supra-conscience ou d’une méta-noèse pour prendre conscience d’elle-même, et pour se ‘voir’ effectuer des choix, et le cas échéant, être en mesure de les modifier ou de les confirmer.
La volonté consciente doit avoir en elle-même et pour elle-même une représentation de ce qu’elle ‘veut’ mais aussi une représentation de ce qu’elle ne ‘veut pas’, ou de ce qu’elle ne ‘veut plus’, représentations qu’elle doit garder subconsciemment en mémoire, à fleur de conscience, pour se donner le moyen de reprendre sa liberté à tout moment, si l’envie lui en prend.
Mais, d’ailleurs, cette envie nouvelle, d’où lui viendrait-elle ?
Comment cette conscience de soi, cette ‘autorité’ supérieure de la conscience, cette ‘connaissance’ consciente émergent-elles ? Comment se forgent-elles un autre but qu’instinctuel ? Comment cette ‘envie’ de liberté prend-elle à nouveau le dessus ?
La conscience est un flux d’énergie continu, coulant vers le haut, vers le bas et dans toutes les directions. Elle est un flux sans fin de vagues et d’ondes, formées de plis et de replis. Quand un pli de conscience se replie sur lui-même, deux niveaux ou deux états différents de conscience se frôlent alors, se touchent et se mêlent tout en se différenciant.
D’où de nouveaux potentiels psychiques, et de soudaines étincelles… De nouvelles vues, de nouvelles envies…
Voyage au très long cours, Odyssée sans fin. Et notre âme est une nef, du nom d’Argo. Et Jason, son capitaine, est notre conscience.
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i Aï: Paresseux tridactyle. Quadrupède d’ Amérique du Sud, mammifère de la famille des édentés, du genre Bradypus, qui se déplace avec une extrême lenteur .
ii« La lignée des Préchimpanzés et celle des Préhumains se sont séparées il y a une dizaine de millions d’années, la seconde s’établissant dans un milieu moins boisé que la première. On y voit ces Préhumains se mettre debout, marcher mais grimper encore. Six genres et une douzaine d’espèces illustrent ainsi cette extraordinaire radiation qui s’épanouit de 7 à 2 millions d’années dans l’arc intertropical, du Tchad à l’Afrique du Sud en passant par l’Éthiopie, le Kenya, la Tanzanie et le Malawi. » Yves Coppens et Amélie Vialet (Dir.). Un bouquet d’ancêtres. Premiers humains: qui était qui, qui a fait quoi, où et quand? Académie pontificale des Sciences et CNRS Éditions. Paris, 2021
iiiOvide. Les Métamorphoses. Livre I, 1-2. Traduit du latin par Marie Cosnay. Ed. De l’Ogre, 2017
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