
Le corps humain est constitué d’organes, eux-mêmes composés de molécules et d’atomes, et en dernière analyse, de particules, lesquelles sont régies par les lois universelles de la mécanique quantique.
Le comportement dûment observé des particules quantiques offre d’intéressantes (et paradoxales) perspectives de réflexion philosophique. Ainsi le principe d’incertitude de Heisenberg impose des limites fondamentales à la mesure et à l’observation, comme lors de la saisie et de la détermination de la position et de la vitesse d’une particule. Plus mystérieuse encore, est la non-séparabilité de deux particules ayant interagi, et restant désormais « intriquées » quelle que soit la distance qui les sépare.
Mais l’une des thèses les plus audacieuses quant à ce qu’on pourrait appeler l’« ontologie » des particules quantiques, a été de poser qu’elles ont une forme de « proto-conscience ».
Selon David Bohm, les particules ont en effet une forme inhérente ou immanente de conscience («mentality »), qui provient de leurs interactions avec un champ de « potentiel quantique » (« quantum potential »).
« By virtue of their indivisible union with quantum fields, particles have an inherent (if primitive) form of mentality »i. [« Par la vertu de leur union indivisible avec les champs quantiques, les particules ont une forme inhérente (quoique primitive) de mentalité »].
Tout se passe comme si la particule était en quelque sorte « informée » de son environnement global par l’intermédiaire de son champ de potentiel quantique, qui lui donne ainsi une « perspective », à laquelle la particule peut répondre, d’une façon déterminée par l’équation de Schrödinger. La métaphore du champ d’« information » dans laquelle baigne la particule invite à une métaphore plus générale, celle d’une « proto-conscience » au sein de chaque particule, baignant dans son potentiel quantique.
L’ensemble des particules du cerveau humain forme donc un mélange (hautement complexe), une « superposition » d’états quantiques représentant un nombre vertigineux de particules en constante interaction, et pouvant par voie de conséquence être elles-mêmes intriquées avec d’autres particules potentiellement « localisées » (si l’on peut ainsi dire) dans l’univers entier.
Le cerveau forme donc une sorte de puissante « antenne », potentiellement en mesure de recevoir des « informations » provenant des innombrables champs de potentiel quantique de toutes les particules qui le composent, en tant qu’elles sont possiblement intriquées avec d’autres particules de l’univers.
Certaines de ces intrications de particules peuvent remonter à l’origine de l’univers, lors du Big Bang. D’autres peuvent dater de la dernière seconde du temps présent, quand notre regard a effleuré la lumière d’une étoile, ou lorsque notre joue a caressé l’aile du vent.
La métaphore du cerveau « antenne » évoque des images de puissantes stations d’observation astrophysique, fonctionnant dans diverses gammes d’ondes (visible, infra-rouge, ultra-violet, rayons X, gamma, etc.), et elle a un parfum (assez rétro) des années 50, quand le radar et la télévision ont commencé de façonner un nouveau rapport à l’espace.
Mais en réalité, la métaphore de l’intrication quantique des particules du cerveau (et des autres organes du corps humain) avec des myriades de particules de l’univers, est bien plus puissante que la métaphore de l’antenne. L’intrication quantique fait du corps humain tout entier un point d’intrication permanent, instantané, avec l’ensemble de l’univers.
Généralisons maintenant cette métaphore de l’intrication quantique en passant à une étape supérieure d’intrication, celle de la pensée et de la conscience.
Les processus de pensée (tous ceux, innombrables, qui restent inconscients ainsi que ceux, moins nombreux, qui aboutissent à la formation de la « conscience ») sont comparables au mélange de « superpositions d’états quantiques » auquel je faisais référence plus haut, dans l’analyse des états du cerveau et du corps quantiques.
Ce mélange, toujours singulier et toujours différent, en constante évolution, se renouvelle à chaque instant, et connecte ce vaste continent qu’est l’inconscient (individuel) avec l’inconscient (collectif) mais aussi, ipso facto, avec l’ensemble des particules (proto-conscientes) de l’univers…
L’analogie entre l’intrication « quantique » des particules du corps humain et l’intrication « symbolique » des pensées (inconscientes et conscientes) est profonde. Ce sont ces mélanges (de particules dans un cas, et d’idées ou de symboles dans l’autre) qui font la pensée et la conscience, qui les rendent possibles et qui les orientent vers ce qu’elles ne soupçonnent pas encore de pouvoir engendrer.
Je voudrais maintenant proposer d’établir un lien entre ces questions d’ontologie quantique et la manière dont l’ancienne philosophie pré-socratique aborde la question de la pensée et de la conscience. Cela nous amènera à affronter un autre ordre de complexité et de profondeur que celui couvert par la mécanique quantique.
Aristote, dans sa Métaphysique, cite un fragment d’un philosophe pré-socratique, le célèbre Parménide, par ailleurs réputé pour être parfaitement obscur, – une obscurité que la traduction suivante de la Bibliothèque de la Pléiade met en particulièrement en valeur:
Ὡς γὰρ ἕκαστος ἔχει κρᾶσιν
μελέων πολυπλάγκτων,
τὼς νόος ἀνθρώποισι
παρίσταται· τὸ γὰρ αὐτό
ἔστιν ὅπερ φρονέει μελέων
φύσις ἀνθρώποισιν
καὶ πᾶσιν καὶ παντί· τὸ γὰρ
πλέον ἐστι νόημα.
« Car tout, comme chacun, a son propre mélange,
Donnant leur qualité aux membres qui se meuvent,
De même l’intellect se rencontre chez l’homme.
Car la chose consciente et la substance
Dont nos membres sont faits, sont une même chose.
En chacun comme en tout : l’en-plus est la pensée. »ii
Quel jargon ! Que veut dire, par exemple, « l’en-plus est la pensée » ?
La traduction de ce même fragment par Jean Tricotiii est un peu plus limpide :
« Car, de même que, en tout temps, le mélange forme les membres souples [ou : errants]iv,
Ainsi se présente la pensée chez les hommes ; car c’est la même chose,
Que l’intelligence et que la nature des membres des hommes,
En tous les hommes et pour tout homme, car ce qui prédomine dans le corps fait la pensée. »v
Pour compléter l’arc des sens possibles, voici encore une autre traduction du même fragment, celle de Jean Bollack, parfois considérée comme une traduction de référence :
« Car tel le mélange que chacun possède de membres partout errants, tel le penser que les hommes ont à leur portée ; car c’est la même chose que pense la nature des membres chez les hommes, en tous et en chacun ; car c’est le plein qui est la pensée »vi.
Le ‘penser’, ou le noos, est un mélange, de membres, d’éléments, de parties. Tous ces membres, toutes ces parties, pensent aussi – indépendamment de leur résultante générale, laquelle constitue ce que Parménide appelle le « penser ». Ils pensent tous à ‘ce qui est’, – ils pensent tous ‘ce qui est’.
De cela on déduit que tout ce qui ‘est’, est ‘un’. Et aussi que tout ce qu’on ‘pense’ est ‘un’.
Tout ce qui pense et tout ce qui est pensé sont ‘un’.
Qu’on parte des choses ou des hommes, on en revient toujours à cet ‘un’.
Les choses dispersées, ou réunies, les choses absentes ou présentes, forment toutes ensemble cet ‘un’, – l’un de l’être.
Chaque homme a sa propre conscience ; chacun pense à ce qui la constitue, à ce qui est son essence (à ce qui est le fonds de son être), à ce qui remplit tout et tous.
Ce qui remplit, les Grecs nomment le « Plein ».
Quel est ce « Plein » ? En grec, le « Plein » se dit : τὸ πλέον (to pléon).
Le jeu de mot s’entend dans le grec ancien :
C’est l’Être même (to éon) qui est le Plein (to pléon).
Les hommes restent en général dans leur propre monde, dans leur Moi, dans leur esprit propre.
Mais il y a aussi des hommes qui cherchent ce qui est, au-delà des noms et des mots qui le cachent (ce qui est). Ceux-là peuvent « faire l’expérience d’un être qui unit pensée et choses [τὸ έον et τὸ πλέον, to éon et to pléon], et devenir sensibles au reflet de l’Être. »vii
La pensée, à défaut de contempler l’essence de l’Être, ou d’en percevoir la nature profonde, peut du moins tenter de saisir l’unité de tout ce qui y participe, c’est-à-dire de tout ce qui est.
Je cite enfin, pour être complet, une autre traduction encore du même passage, celle de Clémence Ramnoux, se distinguant par l’emploi du mot ‘membrure’ (mot qui connote le démembrement, source d’errance mais aussi fondateur de l’unité pensante, – dépassée par sa partition et son démembrement ?):
« Car selon que chacun tient le mélange de sa membrure errante,
Ainsi se manifeste pour les hommes la Pensée. Pour les hommes en effet,
Pour tous et pour chacun, c’est la même chose que la qualité de sa membrure
Et ce qu’il réalise en pensée. »viii
Pourquoi fais-je ce rapprochement entre l’intrication quantique, la pensée symbolique et le ‘Plein’ (ou, selon les traductions, ‘l’en-plus’, le ‘reflet de l’être’, ‘tout ce qui est’, ou encore ce que l’on ‘réalise’ en pensée) ?
Tous ces noms pointent vers la même réalité unique, totale, pleine.
Le ‘Plein’ ne laisse aucun vide. Il est pleinement total et totalement plein.
Et pourtant, ô paradoxe, il laisse place à la nouveauté radicale, à la pensée de l’encore impensé.
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iAlexander Wendt. Quantum Mind and Social Science. Cambridge University Press, 2015, p. 88
iiParménide, fragment 16, cité par Aristote. Métaphysique, Γ, 5, 1009 b 21. Traduction Jean-Paul Dumont. Les Présocratiques. Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p.270
iiiAristote. La Métaphysique. Tome 1. Traduction de Jean Tricot. Librairie J. Vrin, 1981, p. 221
ivJean Tricot admet en note une autre traduction admissible : « membres errants », en remplaçant le mot πολυκάμπτον (« souples ») par le mot presque similaire πολυπλάγκτων (« errants », – comme du polyplancton), que l’on trouve dans la version fournie par Théophraste, (De Sens., 3, Doxograph., 499). Note 4, p. 221 in op. cit.
vAristote. La Métaphysique. Tome 1. Traduction de Jean Tricot. Librairie J. Vrin, 1981, p.221
viJean Bollack. Sur deux fragments de Parménide (4 et 16). In: Revue des Études Grecques, tome 70, fascicule 329-330, Janvier-juin 1957. pp. 56-71
viiJean Bollack, op. cit. p. 71
viiiClémence Ramnoux. Héraclite, ou l’homme entre les choses et les mots. Ed. Les Belles Lettres, Paris, 1968, p. 137
En d’autres mots, non seulement le cerveau mais les cellules de tout le corps sont contenants mais aussi réceptrices d’informations qui nous traversent. Il m’est aussi arrivé de penser que nos pensées et notre façon de voir le monde sont directement influencés par le corps, sa santé et son âge, l’énergie qui l’anime et son alimentation tant matérielle qu’intellectuelle.
J’ai beaucoup apprécié votre texte que j’ai trouvé clair et explicite. Je vous en remercie.
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