
L’origine du nom « Israël » repose sur quelques passage de la Genèse consacrés à Jacob. On y découvre pourquoi il fut d’abord nommé « Jacob », puis la façon dont il fut renommé « Israël ».
Cette célèbre histoire, commentée tout au long des siècles, est évoquée lapidairement par le prophète Osée, de la façon suivante : « L’Éternel va donc mettre en cause Juda, il va faire justice de Jacob selon sa conduite et le rémunérer selon ses œuvres. Dès le sein maternel, il supplanta son frère et dans sa virilité il triompha d’un Dieu. Il lutta contre un ange et fut vainqueur, et celui-ci pleura et demanda grâce. »i
Osée affirme que l’Éternel va faire justice de Jacob. Pourquoi ? Parce qu’il a « supplanté son frère », il a « lutté contre Dieu », et il en a été« vainqueur », le réduisant à « pleurer » et lui demander grâce.
Voyons ces points.
Dès avant sa naissance, dans le sein de sa mère, il est écrit que « Jacob supplanta » son frère. On lui donna ce nom, Jacob, parce qu’il était sorti du ventre de sa mère en tenant le talon de son frère. « Le premier sortit entièrement roux pareil à une pelisse ; on lui donna le nom d’Esaü. Ensuite sortit son frère, et sa main tenait le talon d’Esaü, et on le nomma Jacob. »ii
En hébreu le mot Jacob est tiré du verbe עָקַב, qui signifie « il supplanta », « il trompa », « il frauda ». « Jacob » semble un nom difficile à porter, même si on peut euphémiser son sens propre en lui donnant une signification dérivée, tirée du passage de la Genèse : « celui qui a attrapé (son frère) par les talons », au moment de sa naissance.
Mais Jacob mérita à nouveau son nom en supplantant une deuxième fois Esaü, par « l’achat » de son droit d’aînesseiii et une troisième fois, en se substituant à lui pour obtenir la bénédiction de son père Isaac, sur son lit de mort.
Jacob est conscient du sens négatif attaché à son nom, et il est aussi conscient de la portée de ses actes. « Peut-être mon père me tâtera et je serai à ses yeux comme un trompeur, et je ferai venir sur moi la malédiction et non la bénédiction »iv, s’inquiète-t-il auprès de Rebecca. Jacob craint d’être vu « comme un trompeur ». C’est donc qu’il ne se considère pas vraiment comme tel, malgré les apparences et les faits. Il pense sans doute avoir réglé l’aspect juridique de la supplantation par l’acquisition du droit d’aînesse pour une soupe « rouge ». Il se repose aussi sur sa mère Rebecca qui lui dit : « Je prends sur moi ta malédiction, mon fils. Obéis-moi. »v
Mais ce sont des soucis mineurs. Jacob finit par assumer personnellement la fraude lorsque son père, aveugle et mourant, lui demande : « Qui es-tu, mon fils ? » et qu’il répond : « C’est moi, Esaü, ton premier-né. »viIsaac le bénit alors, mais saisi par le doute, demande une seconde fois : « C’est toi, là, mon fils Esaü ? » Jacob répond : « C’est moi. »viiAlors Isaac le bénit une deuxième fois, le confirmant dans son héritage : « Sois le chef de tes frères, et que les fils de ta mère se prosternent devant toi ! Malédiction à qui te maudira, et qui te bénira sera béni ! »viii.
Esaü survient sur ces entrefaites et demande : « Est-ce parce qu’on l’a nommé Jacob qu’il m’a supplanté deux fois déjà ? Il m’a enlevé mon droit d’aînesse et voici que maintenant il m’enlève ma bénédiction ! »ix
On voit par là que le nom de Jacob portait tout son destin en résumé, du moins pour la première partie de sa vie.
Maintenant voyons comment Jacob changea de nom, pendant la scène du combat nocturne.
« Jacob étant resté seul, un homme lutta avec lui, jusqu’au lever de l’aube. »x Jacob est seul, mais un homme est avec lui. Comment concilier cette apparente contradiction ? Est-ce que cet « homme » n’est qu’une apparition, un mirage ? Ou bien est-ce un ange ? Un esprit divin?
Il pourrait y avoir une troisième piste. Il pourrait s’agir d’une présence intérieure, ou d’un combat de Jacob avec sa propre conscience.
Mais alors comment expliquer ce combat forcené contre lui-même? Délire nocturne ? Crise mystique ? Il faut se raccrocher à des détails infimes. « Voyant qu’il ne pouvait le vaincre, il le toucha à la hanche et la hanche de Jacob se luxa tandis qu’il luttait avec lui. »xi Le texte hébreu dit que Jacob fut touché au creux de la « hanche » : כַּף-יֶרֶךְ, kaf yérek. Mais ce mot peut prendre plusieurs sens. Si l’on adopte l’idée qu’il s’agit d’une lutte physique, virile, il se pourrait que ce soit là un euphémisme pour « parties génitales ». Un bon coup dans les parties peut donner un avantage.
Mais si l’on adopte l’interprétation d’une lutte intérieure, mystique, il faut trouver autre chose. Or, cette expression composée peut aussi vouloir dire, prise mot-à-mot : « le creux (kaf) du fond (yarkah) », c’est-à-dire le « fond du fond », ou le « tréfonds ».
Si Jacob s’est livré à un combat intérieur, il a atteint à ce moment le fond extrême, abyssal, de son âme.
A cet instant l’homme, ou l’ange, (– ou ce qui demeure dans le tréfonds abyssal de son âme?) supplie Jacob : « Laisse-moi partir, car l’aube est venue. » Jacob répondit : « Je ne te laisserai pas que tu ne m’aies béni. » Il lui dit alors : « Quel est ton nom ? » Il répondit : « Jacob ». Il reprit : « Jacob ne sera plus désormais ton nom, mais bien Israël ; car tu as lutté avec Dieu et avec des hommes, et tu as triomphé. »xii Israël : ki-sarita ‘im elohim ve ‘im enoshim va toukhal.
Selon cette interprétation, « Israël » signifierait donc: « Il a lutté contre Dieu », en prenant comme base du mot Israël le verbe שָׂרָה, sarah, lutter.
Mais le «très savant » Philon d’Alexandrie, commentant le même passage, est, pour sa part, d’opinion que le nom « Israël » signifie « Voyant Dieu », s’appuyant sur le verbe רָאָה, raah, « voir, avoir des visions ».
Quelle interprétation semble la meilleure ?
S’il s’est agi d’une bataille mystique, l’interprétation de Philon paraît nettement préférable, dans le contexte d’une « vision mystique ». Mais pour avancer, on peut aussi se rapporter à Rachi, qui ne traite pas directement de cette question, mais l’aborde cependant par un autre biais.
Rachi commente le verset « Jacob ne sera plus désormais ton nom, mais bien Israël » de la façon suivante: « Il ne sera plus dit que tu as obtenu ces bénédictions par ruse et supplantation (עקבה, même racine que יעקב), mais en toute dignité et ouvertement. Le Saint bénit soit-Il Se révélera un jour à toi à Béthel, il y changera ton nom et te bénira. J’y serai et je te les confirmerai. C’est ce que dira le Prophète Osée : Il a lutté avec un ange et a eu le dessus, il a pleuré et l’a supplié (Os 12,5). C’est l’ange qui a pleuré et a supplié. Que lui demandait-il ? A Béthel Il nous trouvera et là Il nous parlera (ibid.). Accorde-moi un délai jusqu’à ce qu’il nous parle là-bas. Mais Jacob n’a pas voulu et l’ange a dû, malgré lui, lui donner confirmation des bénédictions. C’est ce que signifie ici au verset 30, ‘Il le bénit sur place’. Il l’avait supplié d’attendre, mais Jacob avait refusé. »
Rachi s’appuie pour ce commentaire sur l’autorité d’Osée. Osée lui-même cite simplement un texte de la Genèse, qui indique que Dieu apparut encore à Jacob à son retour du territoire d’Aram, au lieu qui devait être ensuite nommé Béthel, et qu’il le bénit là, en lui disant : « Tu te nommes Jacob ; mais ton nom, désormais, ne sera plus Jacob, ton nom sera Israël. »xiii
A l’occasion de ce nouveau récit du changement du nom de Jacob en Israël, Rachi se livre à sa propre interprétation du sens du nom Israël. « ‘Ton nom ne sera plus Jacob.’ Ce nom désigne un homme qui se tient aux aguets pour prendre quelqu’un par surprise ( עקבה ), mais tu porteras un nom qui signifie prince (שׂר) et noble. »
Rachi propose donc là une troisième interprétation du sens du nom « Israël ». Après la ‘lutte’ (contre Dieu), la ‘vision’ (de Dieu), voici la ‘royauté’ ou la ‘principauté’ (en Dieu, ou par Dieu?).
Immédiatement après ces événements, le récit reprend avec un nouvel épisode, fort mystérieux. « Le Seigneur disparut d’auprès de lui, à l’endroit où il lui avait parlé. Jacob érigea un monument dans l’endroit où il lui avait parlé, un monument de pierre. »xiv Pourquoi dis-je que ce fut ‘un épisode mystérieux’ ? Parce que Rachi lui-même avoue au sujet de ce verset : « Je ne sais pas ce que ce texte veut nous apprendre. »
Tentons cependant notre chance. On lit après l’expression « d’auprès de lui », une autre expression circonstancielle de lieu : « à l’endroit où il lui avait parlé ».
A Béthel, Dieu se tient « auprès » de Jacob, alors que sur la rive du Jaboc, lors de son « combat », au lieu nommé Pénïêl, Jacob tient son adversaire étroitement enlacé, dans une lutte au corps à corps.
C’est une première différence. Mais ce qui est surprenant, c’est que Dieu disparaît « d’auprès de lui » (c’est-à-dire s’éloigne de l’endroit proche de Jacob) pour aller « à l’endroit où il lui avait parlé » (bi maqom asher diber itou). Tout se passe comme si Dieu disparaissait, non pas « de », mais « dans » l’endroit où il venait de parler.
Élaborons. Il faut distinguer ici le lieu où Dieu se tenait « auprès » de Jacob, – et le « lieu où Dieu avait parlé », qui n’est pas un lieu géographique, mais plus vraisemblablement l’âme même de Jacob. Ce que le texte nous apprend, c’est donc que Dieu a disparu « dans » l’âme de Jacob, en s’y fondant, s’y mélangeant intimement.
Après ce détour anticipatif par Béthel, revenons à la scène de Pénïêl, près du gué de Jaboc. Jacob vient d’y être nommé pour la première fois « Israël ». Il veut alors savoir le nom de celui qui vient de l’appeler ainsi : « ‘Apprends-moi, je te prie, ton nom.’ Il répondit : ‘Pourquoi t’enquérir de mon nom ?’ Et il le bénit sur place. »xv
L’homme, ou l’ange, bénit Jacob, mais ne lui révèle pas son propre nom. En revanche, on peut inférer du texte qu’il lui montra sa face. On lit en effet : « Jacob appela ce lieu Penïêl : ‘Parce que j’ai vu un ange de Dieu face à face, et que ma vie est restée sauve’. »xvi Penïel signifie en effet, mot-à-mot, « face de Dieu », ce qui semble en faveur du fait que Jacob-Israël a bien « vu » Dieu, lors de son combat nocturne.
C’est ici l’occasion de noter une sorte de symétrie inversée entre l’expérience de Jacob et celle de Moïse. Jacob a « vu » Dieu, mais il ne lui a pas été donné d’entendre son nom. Pour Moïse c’est le contraire, Dieu lui a révélé l’un de ses noms, ‘Eyeh asher Eyeh’, « Je suis qui je suis», mais Il ne lui a pas montré sa « face », — seulement son « dos ».
Qu’est-ce qui est le signe le plus manifeste de l’élection et de la grâce : voir la face de Dieu ou entendre son nom ? Les interprétations de cette difficile question sont légion. On ne les évoquera pas ici.
On relèvera seulement un autre mystère, devant lequel Rachi lui-même a dû s’avouer vaincu: pourquoi Dieu a-t-il disparu là où Il avait parlé ?
Pourquoi le lieu de ce qui fut Sa présence est-il désormais le lieu de Son absence ?
Et qu’est-ce ce que cela nous apprend sur la nature de Sa ‘parole’, qui semble concilier à la fois la présence (au passé), et l’absence (au présent) ?
i Os 12, 3-5
iiGn 25, 25-26
iiiGn 25,31
ivGn 27,12
vGn 27, 13
viGn 27, 19
viiGn 27, 24
viiiGn 27, 29
ixGn 27, 36
xGn 32,25
xiGn 32, 26
xiiGn 32, 27-29
xiii Gn 35, 10
xivGn 35, 14
xvGn 32, 30
xviGn 32, 31
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