
Les peuples, les cultures, les philosophies, les religions, sous l’apparence de leurs multiplicités, de leurs différences, laissent deviner une unité profonde, originaire. Pour la trouver, il faut partir en voyage, comme jadis Pythagore, qui « s’en fut à Babylone, en Égypte, dans toute la Perse, s’instruisant auprès des mages et des prêtres ; on rapporte qu’il s’entendit aussi avec les Brahmanes. »i.
Toujours, où que ce ce soit, les mêmes questions traversent l’esprit des hommes.
« Où est le souffle, le sang, la respiration de la terre ? Qui est allé le demander à qui le sait ? » demande le Ṛg Veda. ii
Mille ans plus tard, un peu plus à l’ouest, YHVH interrogea Job : « Où étais-tu quand je fondai la terre ? Parle, si ton savoir est éclairé. Qui en fixa les mesures, le saurais-tu, ou qui tendit sur elle le cordeau ? (…) Raconte, si tu sais tout cela. De quel côté habite la lumière, et les ténèbres où résident-elles ?»iii
On reconnaît là une familiarité instinctive, une ressemblance de ton.
Dans les Védas, Agni est appelé « Dieu du feu ». Mais ce n’est que l’un de ses noms, et le feu n’est qu’une image. Agni est le Divin sous bien d’autres aspects, que d’autres noms désignent: « Agni, tu es Indra, le dispensateur du bien ; tu es l’adorable Viṣṇu, loué par beaucoup ; tu es Brahmānaspati… tu es toute sagesse. Agni tu es le royal Varuṇa, observateur des vœux sacrés, tu es l’adorable Mitra, le destructeur. »
Agni incarne à la fois la multiplicité innombrable et l’unité du Divin.
La religion des Védas peut sembler polythéiste, par l’accumulation myriadique des noms du Dieu. Mais c’est un monothéisme dans son intuition essentielle.
Les Védas chantent, psalmodient, invoquent et crient le Divin, – sous toutes ses formes. Ce Divin s’incarne toujours dans la Parole, – sous toutes ses formes. « Par le Chant et à côté de lui, il produit le Cri; par le Cri, l’Hymne ; au moyen de la triple invocation, la Parole. »iv
Agni est le Feu divin, qui illumine, il est la libation du Soma, qui crépite. Il est celui-ci, et celui-là, et leur union. Par le sacrifice, le Feu et le Soma s’unissent. Le Feu et le Soma concourent à leur supérieure union, dont Agni est le nom.
Les anciens Hébreux, peuple consacré à l’intuition de l’Un, recherchaient et louaient ses noms divers, tout comme pourrait-on dire, les multiples noms et les attributs védiques de la Divinité célébraient son essence unique.
Dieu « crie » trois fois son nom à l’adresse de Moïse « YHVH, YHVH, EL » (יְהוָה יְהוָה, אֵל)v. Un Dieu unique prononce un triple nom. Que signifie le premier nom YHVH ? Qu’apporte le second nom YHVH ? Qu’exprime le troisième nom, EL ?
Mille années avant Moïse, des versets du Ṛg Veda évoquaient déjà les trois noms divins d’un Dieu unique: « Trois Chevelus brillent à tour de rôle : l’un se sème dans le Saṃvatsara ; l’un considère le Tout au moyen des Puissances ; et d’un autre, on voit la traversée, mais non pas la couleur. »vi
Les trois « Chevelus » représentent le Dieu unique, Agni, dont la chevelure est de flammevii.
Le premier « Chevelu » se sème dans le Soma, en tant que germe primordial, non-né. Le second « Chevelu » considère le Tout grâce au Soma, qui contient les puissances et les forces. Le troisième « Chevelu » est l’être obscur d’Agni (l’Agni « aja », – ce qui signifie « non-né »), obscurité que le Dieu « traverse », lorsqu’il passe de l’obscur au brillant, de la nuit à la lumière.
Agni déploie à trois reprises le feu de sa « chevelure » buissonneuse et brillante, pour signifier sa puissance créatrice, sa sagesse et sa révélation.
De l’intérieur du buisson ardent, Yahvé crie trois fois son nom à Moïse.
Le Dieu « Un » se montre sous « trois » aspects dans le Véda, Il s’appelle Lui-même « trois » fois dans la Torah.
La même métaphore, trine, étrange, lie l’un et le trois. Elle relie l’Inde, Israël, et aussi, par cette présence de l’image trinitaire, l’Occident gréco-latin et chrétien.
Hasard ? Coïncidence ? Le nombre trois paraît désigner une sorte de constante anthropologique, il incarne un archétype, dont la structure profonde dérive de la nature même de l’Un.
Dans La symbolique de l’esprit Jung présente le Trois comme découlant de la tension entre l’Un et l’Autre. « Toute tension d’opposés suscite un déroulement duquel naît le trois. Dans le trois la tension se dénoue, en tant que l’Un perdu réapparaît. L’Un absolu est ‘innombrable’, indéterminable, inconnaissable ; c’est seulement quant il apparaît dans le nombre un qu’il devient connaissable, car ‘l’Autre’ indispensable pour un tel acte fait défaut dans l’état de l’Un. Le trois est donc un déploiement de l’Un qui rend celui-ci connaissable. Le trois est ‘l’Un’ devenu connaissable, qui, s’il ne s’était pas résolu dans l’opposition de ‘l’Un’ et de ‘l’Autre’, serait demeuré dans un état de détermination quelconque. La relation du trois à l’unité peut s’exprimer par un triangle équilatéral : a=b=c, c’est-à-dire par l’identité des trois, le trois étant contenu en totalité dans chacun des trois angles. L’idée intellectuelle du triangle équilatéral est un modèle conceptuel logique de la Trinité. »viii
Un parallèle peut être fait avec la conception chinoise des nombres : « L’Unité ne peut pas valoir Un parce qu’elle est Tout, et d’ailleurs elle ne peut se distinguer de Deux, car c’est en elle que se résorbent tous les aspects contrastants qui s’opposent, mais aussi s’unissent : la Gauche et la Droite, le Haut et le Bas, l’Avant et l’Arrière, le Rond et le Carré, le Yang et le Yin. Tout ensemble Unité et Couple, l’Entier, si on veut lui donner une expression numérique, se trouve dans tous les Impairs, et d’abord dans le 3 (1 plus 2). »ix
Établissant un rapport avec la doctrine alchimique sur la naissance du quatre, et surtout avec la naissance de la conscience, Marie-Louise von Franz dit à propos du trois : « Du un vient le deux, et du deux vient le un comme troisième. Ici également, la ‘progression’ s’accomplit d’une façon rétrograde, en se reportant mentalement à l’unité et en hypostasiant cette dernière en un nouveau contenu de conscience (…). Entendu comme rythme ou dynamisme, le trois introduit un élément de direction dans le rythme oscillatoire du deux, ce qui permet la formation de paramètres spatiaux ou temporels. Ce pas implique l’adjonction d’une conscience qui observe. »x
Si l’Un est seul, il reste inconscient du Tout qu’il contient en puissance, et se coupe plus encore de l’Infini, dont il constitue la base. En tant qu’il est Un, il se prive de l’altérité du Deux, et sans elle, Il ne peut être Tout. En reconnaissant l’Autre comme ce qu’Il n’est pas, l’Un s’ouvre à la différence de fait et d’essence. Et par là, il s’ouvre à la conscience de son identité de son essence et de sa différence.
Le trois est l’Un rendu conscient de l’altérité qui l’unit à l’Autre.
En cela, il est le principe dynamique par excellence.xi
Chlomo ben Jehuda Ibn Gabirol, philosophe et poète juif dans l’Espagne du 11ème siècle, déclare pour sa part, frisant l’hérésie, dans une étrange synthèse judéo-platonico-aristotélicienne : « L’Unité n’est pas la racine de tout, puisque l’Unité n’est qu’une forme et que tout est à la fois forme et matière, mais 3 est la racine de tout, c’est-à-dire que l’unité représente la forme et deux représente la matière. »xii
Si l’on prend un point de vue psychologique sur ces questions, à la suite de Jung et Von Franz, l’on dira que le trois ou la « triade » est un archétype qui habite le préconscient. Le trois réalise symboliquement l’union de l’un avec son opposé interne, le deux, et il représente cette union réalisée dans l’espace-temps des formes et de la matière, c’est-à-dire dans la conscience.
Le Trois incarne la conscience de l’Un.
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i Eusèbe de Césarée. Préparation évangélique, 4,15
ii Ṛg Veda I, 164,4.
iiiJob, 38, 4-19
ivṚg Veda I, 164,24.
v Ex. 34,6
vi Ṛg Veda I, 164,44.
vii Notons ici incidemment que l’un des attributs d’Apollon, Xantokomès (Ξανθόκομης), en fait aussi un Dieu « à la chevelure rouge-feu »
viiiC.G. Jung. Essais sur la symbolique de l’esprit. Albin Michel, Paris, 1991, p.157
ixMarcel Granet, La Pensée chinoise, Paris 1968, pp.229,233
xMarie-Louise von Franz, Nombre et temps – Psychologie des profondeurs et physique moderne. Ed. La Fontaine de pierre. 2012, p.117
xiR. Allendy, Le symbolisme des nombres, Paris, 1948. p. 41-43. « Trois est bien le principe dynamique par excellence. » « Trois, dit Balzac, est la formule des mondes créés ». Cité par M.-L. Von Franz, op.cit., p. 117, note 9
xiiIbid. p.43
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