Pour penser les grandes totalités, pour se représenter les « hyper-objets »i, il ne faut plus chercher à élaborer des machines universelles à la Hegel.
Il vaut mieux, plus modestement, privilégier les indices, les traces, les fossiles, les déchets de toute nature, les rejets si révélateurs, comme les résidus radioactifs qui ont permis de dater géologiquement le commencement de l’Anthropocène, ou les micro-plastiques qui tapissent désormais le fond de la fosse des Mariannesii ou le gosier des goélands.
Pour tenter de penser le Tout (dont on a aucune idée) il faut commencer par collectionner ses fragments.
Les fragments sont peut-être les plus sincères manifestations d’une totalité qu’ils ne soupçonnent même pas, mais dont ils témoignent, en se présentant sans apparat, dans leur déréliction, leur nudité et leur vérité.
Le fragment fait court. Bref, il résume les totalités agonisantes.
L’idée même de pensées fragmentées, ou de fragments de conscience, me paraît être une bonne introduction à une vision du monde capable de représenter à la fois (de façon systémique) tout ce qui pénètre profondément les sillons de la terre, tout ce qui s’amalgame aux couches de coraux morts et de coquillages pulvérisés au fond des océans, tout ce qui s’élève en molles effluences vers les cumulo-nimbus auréolés de toxines, et même vers la couche géostationnaire, en passe d’être saturée de micro-fragments satellitaires.
L’idée du fragment est puissante, prometteuse, parce qu’elle s’applique bien à l’être de l’homme moderne, et même à son essence.
Si Dieu est « un » comme le martèlent avec opiniâtreté les religions dites monothéistes, c’est que l’Homme ne l’est pas, ni le monde d’ailleurs.
Si l’Homme n’est pas « un », c’est qu’il est divers, multiple, divisé, mélangé, indéfini, mixte, en un mot, « fragmenté ».
Mais alors, d’un point de vue théologico-politique, une nouvelle question se pose.
Ce n’est pas faire injure au judaïsme ou au christianisme, deux religions fondées l’une et l’autre sur la croyance au Messie (en sa venue prochaine pour celle-là, en son retour apocalyptique pour celle-ci), que de proposer cette expérience de pensée : si le Messie arrivait enfin (ou revenait) sur Terre, qu’est-ce qu’il pourrait « sauver » ?
Si Dieu est « un » – et si quelque « Messie », par Lui délégué, condescendait à venir un jour sauver ce qui est « sauvable » en l’Homme – qu’est-ce qui, dans cette masse indistincte, composant chaque homme, faite de myriades de fragments, pourrait être « sauvable » ?
Les philosophes modernes sont parfaitement cois à ce sujet, bien entendu. Cela fait belle lurette qu’ils ont enterré la métaphysique et tout ce qui s’ensuit. Inutile donc de chercher des lumières dans leur obscurité décrétée, après les Lumières.
Il faut s’en remettre à nos propres, et faibles, forces.
Je vois trois principales pistes de réflexion pour tenter de réponde à la question de ce qui est potentiellement « sauvable » en l’Homme.
1. La piste diachronique.
La multiplicité de la personne peut se révéler dans des temps divers. Ce que nous étions fœtus, le serons-nous mourants ? Ce que nous révélions dans la fleur éclatante de la jeunesse, quelle trace en gardons nous encore dans les ombres de la vieillesse ? Si notre vie est un mille-feuilles, quelles en sont sont les meilleures miettes ?
2. La piste synchronique.
A tout instant de sa vie, la personne est faite de multiplicités entrelacées. Elle est tout en même temps mais à des degrés divers, cerveau et sexe, âme et pancréas, cœur et poumon, en interaction avec elle-même. Selon des plans infiniment variés, l’ulcère affecte la raison, l’hormone le désir, la montée des sangs accompagne la descente du sens, l’élévation de l’esprit suit l’ivresse des sons, l’obscurité implacable de la mémoire fraternise avec la vision élargie de l’espérance, la lueur du soleil bas semble en phase avec la lune montante de la conscience à venir…
De tout cela, que le Messie (putatif) retiendra-t-il ?
Si la mort coupe l’Homme de ses souvenirs, de ses passions, de ses rêves, de ses pluralités, qu’apporte-t-il à l’Un « sauveur » ? Il est possible que dans une vie entière, seuls quelques fragments, rares, uniques, bénis, dont nous n’avons peut-être même aucunement conscience, seront considérés dignes d’être « sauvés ».
Il y a d’autres métaphores pour le dire. Combien de pétales écrasés pour l’onguent précieux ? Combien de grappes foulées pour que naisse le nectar ? Et si l’Homme n’est pas seulement vigne ou nature profuse, mais fragment d’infini, le Messie grappillera d’une main sûre, dans le chaos des vies, un moment de lumière, un souffle sincère, une étincelle entière.
3. La piste dialogique
Il y a encore une possibilité ouverte. Celle de définir le « Je » par les « Tu » rencontrés. Toute personne se reflète dans les millions de fragments vivants qu’elle a donnés ou reçus en retour. On pourrait se représenter la vie d’un homme comme la somme de ses rencontres avec ce qu’il n’est pas, et de ses liaisons avec qui il n’est pas. Mais c’est ce qu’il n’est pas et tous ceux qui il n’est pas qui lui donnent la force et l’énergie de devenir ce qu’il n’aurait pas pu être, s’il n’avait pas, comme une montagne basaltique, senti couler sur sa peau l’immense coulée de lave lente qui émerge des profondeurs de la Terre.
Diachronique, synchronique, dialogique, l’Homme est tout cela et plus encore.
Il est essentiellement naissance et évanescence.
C’est seulement cela que la grande politique mondiale devrait prendre en considération, désormais, pour assurer la Survie.
iTimothy Morton. Hyperobjects : Philosophy and Ecology of the End of the World. Ed. University of Minnesota Press. 2013