Épicure a dit : « Il faut tout ensemble rire et philosopher ».i
Du mot grec γέλᾶν, rire , dérive le substantif, γαλήνη, qui dénote, par métaphore, « le calme de la mer ensoleillée », et une aura de brillance tranquille.
Il désigne également, par glissement métonymique, la « galène argentifère » (le sulfure de plomb), mais aussi, la « sérénité de l’âme ».
Il me paraît significatif que la langue grecque ait un mot précis, pour rappeler aux hommes qui la parle, que la mer rit au soleil, calmement, et que l’âme sereine lui ressemble alors.
En consultant le Dictionnaire d’étymologie de Chantraine, on apprend que γέλᾶν, rire, tire son origine de la notion d’ éclat .
Pour dire en grec ancien que la terre « tremble », on dit qu’elle « rit », qu’elle « éclate » (de rire).
Le mot γέλᾶν , donc, est ambivalent. Il peut évoquer le calme de la mer, ou la fureur de la terre, le sourire paisible des vagues, et les forces chthoniennes qui se déchaînent.
Le vieux nom de la terre, chtonos, n’avait aucun rapport avec la terre nourricière, une étendue cultivable. Il était utilisé dans un sens religieux, pour désigner ce qui était ressenti comme l’enveloppe extérieure du monde des morts et des puissances souterraines. Quand la terre tremble, le monde souterrain, le monde des morts rit.
Ces mots oubliés dépeignent une vision du monde. Ils rappellent qu’alors, en les parlant, on convoquait la trace des dieux, on la faisait miroiter.
« Les dieux existent, la connaissance que nous en avons est claire évidence. »ii
Les épicuriens croyaient aux dieux, et bannissaient toute crainte de l’Hadès.iii Les stoïciens aussi, qui vivaient en accord avec le Dieu cosmique.
Quant aux sceptiques, comme Pyrrhon d’Elis, Timon de Phlion ou Enésidème, ils ne croyaient à rien. Ils doutaient de tout. Indifférence, apathie, ataraxie. Détachement.
Pyrrhon répétait : « Les générations des hommes sont comme les feuilles éphémères des bois. »
Ménandre disait : « Veux-tu connaître qui tu es, jette les yeux sur les tombeaux qui bordent le chemin. Là sont les os et la cendre légère des rois, des tyrans, des sages et de tous ces hommes, qu’enflait l’orgueil de leur noblesse, de leur fortune, de leur réputation ou de leur beauté. Voilà le dernier terme où aboutissent tous les mortels. En voyant cela, tu connaîtras de que tu es. »
Timon de Phlion utilisa la métaphore épicurienne du « calme souriant de la mer » (γαλήνη) pour dépeindre la paix du sage sceptique.
Mais le « calme ensolleillé » de Timon n’est pas vraiment celui d’Épicure.
Épicure croyait aux dieux. Timon ne croyait en rien, et à rien.
« La fin selon les Sceptiques, c’est la suspension du jugement, que suit comme une ombre l’ataraxie, au dire de Timon et d’Enésidème. »iv
Diogène Laërce explique que Pyrrhon était allé aux Indes, et qu’influencé par les gymnophistes indiens et les mages perses, il avait ramené en Grèce cette philosophie de l’ataraxie, de l’acatalepsie et de la « suspension du jugement ».
Il rapporte aussi cette anecdote :
Un jour un chien attaqua Pyrrhon.
Il ne put s’empêcher de se mettre en garde. On lui reprocha cette inconséquence, – par rapport à sa philosophie affichée. Il répondit qu’il était difficile de se dépouiller entièrement de son humanité, mais qu’il fallait faire tous ses efforts pour mettre sa conduite en harmonie avec le monde.
Il vaut mieux en rire.
Et regarder la mer.
iÉpicure, Sentence vaticane 41 (Gn.V., 41 f.394)
iiÉpicure, Ep III, 123
iiiCf. A.J. Festugière. Épicure et ses dieux.
ivDiogène Laërce, Les vies des plus illustres philosophes de l’antiquité, 9,107