Le poète a été guidé dans sa longue quête par Virgile, puis par Béatrice, jusqu’au seuil de l’Empyrée. La vision suprême, il ne l’a pas encore vue, cependant. Ce qui lui apparaît alors, en forme de rose blanche, c’est la « sainte milice que le Christ épousa dans son sang ». Et dans cette grande fleur, plonge, comme un essaim d’abeilles, une autre armée d’anges, volant et chantant la gloire de celui qui les embrasent d’amour. Et tous ces anges « avaient le visage de flamme vive, et les ailes d’or, et le reste si blanc que nulle neige n’arrive à ce terme »i.
Dante s’émerveille de la « triple lumière », divine, pénétrante, qui scintille « en une étoile » dans ce royaume tranquille, – et il repense à tout le chemin qu’il a déjà parcouru, de l’humain au divin, du temps à l’éternité, de la corruption à la justice, et à ce qui l’attend encore…
« Moi, qui étais venu au divin
de l’humain, du temps à l’éternel,
et de Florence au peuple juste et sain,
de quelle stupeur ne devais-je être rempli !»
Muet de stupeur, en effet, Dante voit « des yeux, invitant à aimer, brillants de la lumière d’un autre et de leur propre rire ». Il voit aussi d’un seul regard « la forme générale du Paradis ». Il se tourne vers Béatrice, pour la questionner, mais celle-ci n’est plus là ! A sa place, un vieillard, vêtu de gloire.
« Où est-elle ? » demande Dante aussitôt. Le vieillard lui répond que Béatrice l’a fait descendre à sa place, pour porter le désir de Dante « à son terme ».
Mais, ajoute le vieillard, – qui est, en réalité, saint Bernard :
« Si tu regardes au troisième rang
à partir du plus haut gradin, tu la reverras
sur le trône gagné par ses mérites. »
Dante lève les yeux, et il la voit, « qui se faisait une couronne des rayons éternels réfléchis en elle. »
Béatrice était à une distance incommensurable de Dante ; elle était très haut, bien au-delà de ce que peut atteindre un œil mortel, – mais ce n’était rien, « car son image descendait vers moi sans nul mélange ».
Depuis son abîme d’éloignement, Dante s’adresse à Béatrice :
« Ô dame en qui prend vie mon espérance,
et qui souffris pour mon salut
de laisser en Enfer la trace de tes pas,
de tant de choses que j’ai vues
par ton pouvoir et ta bonté,
je reconnais la grâce et la vertu.
Tu m’as tiré de servitude à liberté
par toutes ces voies, par tous ces modes
que tu avais le pouvoir d’user.
Conserve en moi ta magnificence,
afin que mon âme, que tu as guérie,
se délie de mon corps en te plaisant. »ii
Le ton est élevé, la prière pressante, l’amour brûlant. Le poète désespère déjà de son malheur. Il vient d’être abandonné par son amante au moment même où il croyait atteindre le Paradis, en sa compagnie.
Que se passe-t-il alors ? Trois vers le disent, – « les vers les plus pathétiques que nous ait jamais donnés la littérature », dixit J.L. Borgèsiii.
« Cosi orai ; e quella, si lontana
come parrea, sorrise e riguaradommi ;
poi si torno a l’etterna fontana. »
« Je priai ainsi ; et elle, si lointaine
qu’elle paraissait, sourit et me regarda ;
puis elle se tourna vers l’éternelle fontaine. »
Béatrice sourit à Dante une dernière fois, puis lui tourne le dos pour se consacrer à la vision divine.
Borgès, que ces vers émeuvent tant, a rassemblé quelques commentaires de divers auteurs. Pour Francesco Torraca : « Dernier regard, dernier sourire mais promesse certaine ». Luigi Pietrobono, dans la même veine : « Elle sourit pour dire à Dante que sa prière a été exaucée ; elle le regarde pour lui prouver une fois encore l’amour qu’elle lui porte. » Ozanam va dans une autre direction et estime que ces vers sont une pudique description de « l’apothéose de Béatrice ». Mais Borgès ne s’en satisfait pas. Il veut aller plus loin. Il s’agit en réalité pour Dante, dit-il, de laisser entrevoir les « cauchemars du bonheur » (nightmares of delight).
Le « cauchemar », dans l’Empyrée, au seuil du bonheur ultime? Quelle drôle d’idée, que cette incise borgèsienne !
A ce point, un petit rappel biographique s’impose peut-être.
Un jour, dans une rue de Florence, Béatrice de Folco Portinari n’avait pas répondu à un salut de Dante. L’aimait-elle seulement ? Il faut penser que non. Elle s’était déjà mariée avec Bardi. Et peu après cet incident, elle mourut, à l’âge de vingt-quatre ans.
Dante l’avait toujours aimée, mais en vain.
Et voilà qu’il l’avait retrouvée, un peu plus tard, dans sa longue quête littéraire. Il pensait même l’avoir retrouvée à jamais, devant l’éternité du Paradis s’ouvrant à lui, en sa proche compagnie.
Soudain, « l’horreur ». Béatrice lui sourit mais se retourne et lui préfère l’éternelle fontaine de lumière.
Francesco De Sanctis avait pour sa part commenté ce passage ainsi : « Quand Béatrice s’éloigne, Dante ne laisse pas échapper une plainte ; tout résidu terrestre a été brûlé en lui et détruit. »
Mais cette interprétation est fausse, dit Borgès. Rien n’a été détruit, et toute « l’horreur » de la situation est contenue dans l’expression : « si lointaine qu’elle paraissait ».
Le sourire semble proche, comme le dernier regard, mais Béatrice est en réalité si éloignée qu’elle en devient à jamais inaccessible, renvoyant une fois encore Dante à sa solitude.
Je voudrais proposer une autre interprétation encore, qui n’a rien de romantique, et vise plutôt la métaphysique. L’amour de Dante pour Béatrice, aussi haut soit-il est une métaphore, me semble-t-il. Béatrice est morte en 1290. Dante a écrit La Divine Comédie de 1307 à 1321. Les dernières pages, celles qui précisément sont commentées ici, ont donc été écrites plus de trente ans après la mort de l’aimée.
La Béatrice de La Divine Comédie est pour Dante une figure, une image, un trope, une vision enfin, qui désigne non le souvenir d’une certaine Florentine du Moyen Âge, mais son âme même.
Dante n’est pas guidé par l’apparition d’une Béatrice imaginaire et inaccessible, descendue de l’Empyrée, mais par son âme, qui la fait revivre, et s’en inspire.
L’âme de Dante, à la fin de sa quête, brûle déjà d’un feu divin. Soudain, il la voit s’éloigner. Elle se sépare de lui. Elle le quitte ! Mais Dante n’est pas mort. Il a traversé l’Enfer, le Purgatoire et le voilà dans l’Empyrée. Il est vivant, à l’instar d’Énée, d’Orphée, et d’autres explorateurs de l’au-delà ou de l’en-deça. N’étant pas mort, l’âme de Dante est encore unie à son corps. Et pourtant elle s’élève, sur les conseils de saint Bernard.
« A partir de ce point mon voir alla plus loin
que notre parler, qui cède à la vision,
et la mémoire cède à cette outrance. »iv
Dans cet état étrange, intermédiaire, l’âme de Dante manque de la mobilité propre aux âmes qui sont effectivement passées de l’autre côté de l’expérience de la mort.
Dante décrit le départ de Béatrice comme s’il s’agissait de l’envol de son âme même. Le dernier sourire, le dernier regard, ne sont pas des promesses : ce sont de délicates métaphores (de la mort).
Pourquoi Dante confie-t-il de si sonnantes certitudes, affrontant le cynisme florentin et l’indifférence du monde, livrant sans fards son secret ?
Dante a écrit une œuvre qui n’est pas seulement le produit de son imagination créatrice, mais qui relate aussi l’expérience que Dante a fait de la mort, son voyage au-delà de ce qui est racontable.
Mais que l’on peut évoquer cependant.
« Tel est celui qui voit en rêvant,
et, le rêve fini, la passion imprimée
reste, et il n’a plus souvenir d’autre chose,
tel je suis à présent, car presque toute cesse
ma vision, et dans mon cœur
coule encore la douceur qui naquit d’elle. »v
La vision presque toute a cessé. Dans les feuilles légères s’est perdue la sentence de Sibylle. Mais Dante n’a pas tout oublié.
« O lumière souveraine qui tant t’élèves
au-dessus des pensées mortelles, reprête un peu
à mon esprit de ce que tu semblais,
et rends ma langue si puissante
qu’une étincelle de ta gloire
puisse arriver aux gens futurs. »vi
Aux confins de la mort, Dante fut très hardi. Il résista. Il sut « unir son regard avec la valeur infinie ». Il planta ses yeux dans le feu éternel.
Comme je comprends bien ces formulations ! Comme je suis fidèlement Dante à la trace dans le souvenir de son voyage !
« Dans sa profondeur je vis que se recueille,
lié avec amour en un volume,
ce qui dans l’univers se dissémine :
accidents et substances et leurs modalités
comme fondus ensemble, en sorte
que ce que j’en dis est simple lueur.
Je crois bien que je vis la forme universelle
de ce nœud, car en disant ces mots
je sens en moi s’élargir la jouissance. »vii
Dante, frère très humain, découvreur de hauteurs, tu n’as en rien échoué, tu as su transmettre l’étincelle qui t’es restée aux gens du Futur.
« Ainsi mon âme, tout en suspens,
regardait fixement, immobile, attentive,
et s’enflammait sans cesse à regarder encore.
À cette lumière on devient tel
que se détourner d’elle pour une autre vision
est impossible à jamais consentir. »viii
Comme celle de Dante, désormais ma parole sera « courte au regard de ce dont j’ai mémoire ».
Ô comme le dire est peu de choses! Comme le regard après rit ! J’étais moi-même lié dans la nuit à cette vue éternelle, et « pour ce vol mon aile était trop faible ». Mon aile, oui, mais pas mon âme.
Ô Dante ! Salut à toi, à travers les âges. Tu m’as donné la force de dire à nouveau, en mots voilés, ce que toi, tu proclames en vers incandescents ! Ta « haute fantaisie » n’a rien perdu de sa puissance ! Tu as propulsé mon désir dans les âges comme une roue plus large que tous les mondes !
iLa Divine Comédie. Le Paradis. Ch. XXXI. Trad. J. Risset. Ed. D. de Selliers. 1996, p. 449
iiIbid., p. 450
iiiJ.-L. Borgès. Neuf essais sur Dante. Le dernier sourire de Béatrice. In Œuvres complètes t.2. Gallimard. 2010, p.861
ivIbid., Ch. XXXIII, p. 457
vIbid., Ch. XXXIII, p. 458
viIbid.
viiIbid.
viiiIbid.