En hébreu biblique, le mot « descendre » (יָרַד yarada) offre une curieuse palette de sens. Des univers sémantiques éloignés s’y trouvent rapprochés, les uns fort simples, quotidiens et d’autres touchant à des notions fort élevées, incluant les théophanies.
Le sens premier de « descendre » est de passer du haut vers le bas :
« Elle descendit à la fontaine. » (Gen 24,16)
« Mon bien-aimé est descendu dans son jardin. » (Ct 6,2)
« Abram descendit en Égypte. » (Gen 12,10)
« Moïse descendit de la montagne du Sinaï. » (Ex 34,29)
La descente invite aux métaphores. Voici un florilège :
« Il descendra comme la pluie sur l’herbe coupée. » (Ps 72,10)
« Ceux qui descendent dans la tourbe. » (Pr 1,12)
« Qu’ils descendent tout vivants dans le sheol. » (Ps 55,16)
Certaines des métaphores associées à yarada en élargissent le sens, tout en gardant l’idée générale.
« Le jour baissait. » (Jg 19,11)
« Tous fondent en larmes. » (Is 15,3)
« Ceux qui naviguent sur mer. » (Ps 107,23)
Un deuxième groupe de sens se constitue autour d’acceptions comme : « tomber, déchoir, périr, être ruiné ».
« Toi, tu décherras toujours plus bas. » (Dt 28,43)
Dans le Rituel, on parle d’un sacrifice qui « monte » et qui « descend », c’est-à-dire qui varie selon la fortune ou la vertu de celui qui l’offre.
Un troisième groupe de sens, bâti autour de la forme Hiph du verbe, augmente la force et l’intensité de la signification : « Faire descendre, abattre, humilier, précipiter ».
Enfin il y a le groupe particulier des sens associés à des apparitions de Dieu, les théophanies.
« Le Seigneur descendra à la vue du peuple entier, sur le mont Sinaï. » (Ex 29,11)
« La montagne du Sinaï était toute fumante parce que le Seigneur y était descendu au sein de la flamme. » (Ex 19,18)
« Quand Moïse y était entré, la colonne de nuée descendait, s’arrêtait à l’entrée de la Tente et Dieu s’entretenait avec Moïse. » (Ex 33,9)
« L’Éternel Tsabaot descendra pour guerroyer sur la montagne de Sion et ses hauteurs. » (Is 31,4)
« Le Seigneur descendit sur la terre pour voir la ville et la tour. » (Gen 11,5)
Une théophanie est à l’évidence un phénomène extraordinaire. Les témoins capables d’en rapporter la vision et de la traduire en mots convaincants, peuvent se contredire parfois, accroissant le doute des sceptiques. Mais ils renforcent aussi la foi de ceux qui voient des sens cachés au-delà des mots.
Prenons l’exemple d’un curieux verset :
« Il incline les cieux et descend ; sous ses pieds, une brume épaisse. » (2S 22,10)
Un bon cartésien pourrait objecter : si Dieu descend avec une brume épaisse sous ses pieds, comment pourrait-on le voir d’en-bas?
Plusieurs réponses à cette objection assez naïve sont possibles. Le phénomène peut s’observer selon plusieurs angles. Ou encore, l’expression « brume épaisse » peut être susceptible d’interprétation. Elle peut signifier que Dieu descend, mais avec une sorte de réticence. Un autre verset témoigne de l’allégorie de la nuée ou de la brume:
« Ah ! Puisses-tu déchirer les cieux et descendre ! » (Is 63,19)
La théophanie est parfois suivie d’effets physiques considérables ou à l’inverse, de conséquences fort subtiles.
Dans le genre catastrophique : « Tu descendis, et les montagnes chancelèrent. » (Is 64, 2)
Dans un genre plus subtil, il y a le songe ou le rêve, comme ceux de Jacob et de Moïse.
« Les messagers divins montaient et descendaient le long de cette échelle. » (Gen 28,12). Il y a là l’idée d’un lien continuel, processuel, entre le haut et le bas.
Dieu s’adresse ainsi à Moïse :
« Je descendrai et te parlerai et je retirerai une partie de l’esprit qui est sur toi pour la faire reposer sur eux. » (Nb 11,17)
Moïse est-il menacé d’une éventuelle lobotomie ? Une partie de son esprit doit-elle lui être enlevée pour bénéficier à ses coreligionnaires ?
Philon propose ce commentaire rassurant :
« Ne va pas penser que le prélèvement s’est fait par retranchement ou séparation. C’est comme pour le feu : y allumerait-on mille torches, il reste cependant égal à lui-même et ne baisse pas le moins du monde. Telle est aussi la nature de la science. »i
Il y a une question plus importante. Pourquoi Dieu, qui en principe en est abondamment pourvu, a-t-il besoin de prélever un peu de l’esprit de Moïse pour le distribuer à l’encan?
Dieu prélève un peu de l’esprit de Moïse parce que Moïse possède un esprit unique, sans égal. Dieu reconnaît cette exceptionnelle spécificité, et il désire que d’autres en bénéficient. Dieu veut multiplier (cloner?) une partie de l’esprit de Moïse, pour la partager avec les Hébreux.
C’est là une sorte de « communion », opérée par Dieu.
Dieu est « descendu » pour se faire Grand Prêtre et pour distribuer au peuple ce qu’il y a d’unique en Moïse.
L’analyse sémantique du mot yarada projette, on le voit, un large spectre de sens.
Le même mot peut dire la « chute », la « déchéance », « l’humiliation », mais aussi l’« apparition » de Dieu en gloire sur les nuées, ou encore le travail intime de la « communion », opérée d’esprit à esprit, par-delà les foules, par-delà les temps.
L’idée d’une théophanie, exprimée sous la forme de la « descente » de Dieu n’est pas, par construction, immune de possibles contaminations ou de glissements, venant d’acceptions plus ordinaires, beaucoup plus humaines.
De ce constat, d’ordre purement sémantique, on tire une leçon sur un aspect de la nature la plus profonde du divin.
iPhilon. De Gigantibus. 1,22