Le sacrifice de Puruṣa, le démembrement d’Osiris et la crucifixion du Christ


 

Les textes les plus anciens de civilisations éloignées, sont difficiles à traduire et à interpréter. Malgré tout, il est parfois possible d’en tirer des leçons, qui touchent inopinément à l’universalité et à l’immortalité.

Un saisissement transversal, diagonal, apparaît dès lors possible. Se dessine la possibilité d’un paradigme, qui unirait les cultures, les religions, les philosophies, par-delà les temps.

Bien sûr, subsiste un doute. Riche moisson ou simple mirage ?

Voici un cas intéressant où cette question se pose avec insistance.

Le Rig Véda est l’un des textes les plus sacrés de l’Inde ancienne. Il a été traduit en plusieurs langues occidentales, avec des variations significatives.

Un hymne fameux du Rig Véda est dédié à Puruṣa (l’Homme). Dans la traduction de Louis Renou, les deux premiers versets :

« 1. L’Homme a mille têtes. Il a mille yeux, mille pieds. Couvrant la terre de part en part, il la dépasse encore de dix doigts.

2. L’Homme n’est autre que cet univers, ce qui est passé, ce qui est à venir. Et il est le maître du domaine immortel parce qu’il croît au-delà de la nourriture. »i

Dans la traduction de A. Langlois, qui fut aussi la première traduction en français, cela donne :

« 1. Pourousha a mille têtes, mille yeux, mille pieds. Il a pétri la terre de ses dix doigts, et en a formé une boule, au-dessus de laquelle il domine.

2. Pourousha, maître de l’immortalité, fort de la nourriture qu’il prend, a formé ce qui est, ce qui fut, ce qui sera. »ii

On voit que Langlois préfère ne pas traduire le mot पुरुष Purua (ou Pourousha dans la graphie du 19ème siècle). Pourquoi ? Sans doute le terme accumule-t-il trop d’ambivalences et de complexités.

Le dictionnaire de Huet définit ainsi Purua : « Homme, mâle, personne ; héros ». Au sens philosophique, ce mot signifie « l’humanité ». Purua peut être aussi un nom propre, et il se traduit alors par: « l’Être ; l’esprit divin ; le macrocosme». Dans le dictionnaire de Monier-Williams, on trouve les traductions suivantes : « The primaeval man as the soul and original source of the universe ; the personal and animating principle in men and other beings, the soul or spirit; the Supreme Being or Soul of the universe. »

Passons maintenant aux versets 6 et 7, particulièrement singuliers.

Renou traduit ainsi :

« 6. Lorsque les Dieux tendirent le sacrifice avec l’Homme pour substance oblatoire, le printemps servit de beurre, l’été de bois d’allumage, l’automne d’offrande.

7. Sur la litière, ils aspergèrent l’Homme – le Sacrifice – qui était né aux origines. Par lui les Dieux accomplirent le sacrifice, ainsi que les Saints et les Voyants.»

Langlois donne :

« 6. Quand les Dévas avec Pourousha sacrifièrent en présentant l’offrande, le beurre forma le printemps, le bois l’été, l’holocauste, l’automne.

7. Pourousha ainsi né devint le Sacrifice, accompli sur le (saint) gazon par les Dévas, les Sâdhyas et les Richis. »

On note une sérieuse divergence d’interprétation. Langlois met Pourousha du côté des sacrificateurs que sont les Dévas. Renou fait de l’Homme (Purua) l’objet du sacrifice, la victime de l’oblation.

De plus, on note chez Langlois une réticence manifeste à traduire les noms liturgiques, une volonté de garder leur consonance originale.

La science du Véda a fait quelques progrès depuis, et l’on sait que l’interprétation de Langlois est fautive.

Un article récentiii traite du « sacrifice de soi » dans le rituel védique (« Self sacrifice in Vedic ritual ») à partir de ce même hymne au Purua. « By immolating the Puruṣa, the primordial being, the gods break up the unchecked expansiveness of his vitality and turn it into the articulated order of life and universe ». En immolant le Puruṣa, l’Être primordial, les dieux brisent l’expansion immaîtrisée de sa vitalité, et la transforme dans l’ordre articulé de la vie et de l’univers.

L’article cite le verset 6 particulièrement significatif: « With sacrifice the gods sacrificed sacrifice, these were the first ordinances. » Avec le sacrifice, les dieux sacrifièrent le sacrifice, ce furent les premières offrandes.

Étrange formule védique ! « Avec le sacrifice, les dieux sacrifièrent le sacrifice »…

Cela se présente comme une énigme, une incitation à la recherche. Quel en est le sens ?

L’Homme est le sacrifice. Les dieux sacrifient l’Homme, et ce faisant ils sacrifient le sacrifice.

Cette formulation fait irrésistiblement penser au sacrifice du « Fils de l’homme » par Dieu, afin de sauver l’Homme (par ce sacrifice).

La comparaison des structures donne à penser à la permanence trans-historique d’un paradigme liant le divin et l’humain.

Poursuivons.

Les versets 11, 12, 13, 14 donnent, chez Renou:

« Quand ils eurent démembré l’Homme comment en distribuèrent-ils les parts ? Que devint sa bouche, que devinrent ses bras ? Ses cuisses, ses pieds, quel nom reçurent-ils ?

Sa bouche devint le Brāhmane, le Guerrier fut le produit de ses bras, ses cuisses furent l’Artisan, de ses pieds naquirent le Serviteur.

La lune est née de sa conscience, de son regard est né le soleil, de sa bouche Indra at Agni, de son souffle est né le vent.

L’air sortit de son nombril, de sa tête le ciel évolua, de ses pieds la terre, de son oreille les orients. Ainsi furent réglés les mondes. »

Par la magie des métaphores, on semble passer de la vallée de l’Indus dans celle du Nil. Ces versets du Rig Véda évoquent des formules du Livre des Morts. Le démembrement de l’Homme fait penser au démembrement d’Osiris.

Plutarque rapporte qu’après le meurtre d’Osiris par son frère Seth, ce dernier déchira le corps d’Osiris en quatorze morceaux et les dispersa. « Son cœur était à Athribis, son cou à Létopolis, sa colonne vertébrale à Busiris, sa tête à Memphis et à Abydos ». Et Plutarque de conclure : « Osiris ressuscita comme roi et juge des morts. Il porte le titre de Seigneur du monde souterrain, Seigneur de l’éternité, Souverain des morts. »

Le sacrifice de Puruṣa, la mise à mort et le démembrement d’Osiris, la crucifixion du Christ et la communion de son Corps et de son Sang, partagent une profonde analogie structurelle.

C’est l’idée peu banale d’un Dieu, Être primordial, sacrifié puis démembré. En Inde, en Égypte et en Israël, le Dieu est sacrifié sur l’autel ou sur la croix, et son « démembrement » permet la communion universelle.

iRV X,90

iiDans la numérotation de Langlois : RV Lecture IV, Section VIII, Hymne V

iii Cf. Essays on Transformation, Revolution and Permanence in the History of Religions (S. Shaked, D. Shulman, G.G. Stroumsa)

Une réflexion sur “Le sacrifice de Puruṣa, le démembrement d’Osiris et la crucifixion du Christ

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