Antisémitisme


Rudolf Kreis a été membre des jeunesses hitlériennes, puis il a servi comme officier dans les Panzer-divisions des Waffen SSi. Vers la fin de sa vie, en 2009, il a publié un ouvrage, Die Toten sind immer die anderen (« Les morts ce sont toujours les autres »), décrivant sa « jeunesse entre les deux guerres »ii. Peu après cette publication, Jan Assmanniii, un célèbre égyptologue allemand bénéficiant dans son pays d’une réputation de ‘grand intellectuel’, a fait paraître un articleiv dans lequel il propose à son tour une interprétation de la période historique incluant la préparation de la Grande Guerre de 14-18, la défaite allemande, les conséquences du Traité de Versailles, la République de Weimar, l’arrivée d’Hitler au pouvoir et ce qui s’ensuivit. Cet article se caractérise par une charge fort violente contre le christianisme, dans son esprit même. Jan Assmann ne recule pas devant les provocations délibérées et n’hésite pas non plus à oser quelques affirmations blasphématoires. Un autre ‘grand intellectuel’, Jean Bollackv, professeur de littérature et d’histoire de la pensée grecque à l’université de Lille, traducteur d’Empédocle et d’Héraclite, et enseignant dans les universités de Berlin, de Genève, de Princeton ainsi qu’à l’École Normale Supérieure de Paris, fit une recension fort complaisante de l’article de Jan Assmann. Ce dernier aurait parfaitement analysé « l’esprit qui a créé les conditions de l’accueil fait au ‘sauveur’ Hitler par les revanchards (« Sieg über alles ») déterminés à reprendre le combatvi ». Ce qui impressionne favorablement Jean Bollack, c’est « l’extension universelle et théologique » que Jan Assmann a su donner à ses idées. En effet, Assmann estime que le vrai coupable de la montée en puissance d’Hitler, c’est le Christ. Voilà, en effet, une véritable « extension universelle et théologique » des théories sur la naissance du nazisme en Allemagne. Jean Bollack résume ainsi le point de vue d’Assmann : « L’expansion occidentale depuis la conquête de l’Amérique s’est préparée avec Hitler une fin eschatologique. La vision s’ouvre sur la spéculation la plus totalisante. Le retour et l’inversion fatale de l’ouverture se sont incarnés dans la Révolution russe de 17 ; et l’agression de l’URSS est présentée comme une nécessité inéluctable ; c’était la mission de l’Allemagne. En deçà il y a eu la Passion du Christ, qui a marqué les esprits. Il n’est ni question d’éducation, ni de la position politique prise par les Églises, ni de leur adhésion à l’exaltation vitaliste, mais des méfaits séculaires, mieux : millénaires d’une « religion » (« la langue imagée d’Hitler est celle de la Passion et du Vendredi Saint »). Le despote sanguinaire est le témoin des méfaits propres du christianisme. Ainsi, l’histoire est diabolisée comme telle. Ce sont la croix et la Passion qui ont développé l’appétit sanguinaire ; l’héritage concerne l’éducation, la structuration des esprits. Encore y aurait-il à distinguer l’influence des prêtres ou des pasteurs, non moins que celle de l’école, quel qu’en soit le lieu. L’antisémitisme qu’elles entretenaient ou propageaient, s’adressait aux meurtriers de Jésus ; il devrait encore être considéré séparément ; il est ancien. Assmann, avec Kreis, élargit, aussi loin qu’il peut, historisant une projection philosophique. C’est toute la religion chrétienne qu’ils visent, depuis ses origines, accusée d’avoir développé l’instinct guerrier. C’est vrai, sans doute. Mais n’est-ce pas là le fait de tous les empires de l’histoire ? Assmann prétend trouver un esprit proprement allemand dans ces croyancesvii. » Méditons sur ces phrases d’Assmann, rapportées et soulignées par Jean Bollack : « La langue d’Hitler est celle de la Passion et du Vendredi Saint ». Hitler est le « témoin des méfaits propres au christianisme », – méfaits « millénaires ». C’est « toute la religion chrétienne » qui a « développé l’instinct guerrier » et « l’appétit sanguinaire » des Allemands. Il semble que Jan Assmann fasse ainsi écho aux souvenirs de l’officier SS Rudolf Kreis, apparemment repenti, et voulant régler ses comptes, sur la fin de sa vie, avec le christianisme, rendu coupable de cet « appétit sanguinaire » dont le nazisme a témoigné devant la face du monde. Jean Bollack semble prêter une oreille attentive, approbatrice, aux propos d’Assmann : « C’est vrai, sans doute », commente-t-il, avec componction. Jean Bollack souligne surtout cette idée essentielle émise par Jan Assmann : « Le christianisme entretient et propage l’antisémitismeviii ». L’antisémitisme serait donc consubstantiel au christianisme : il s’agit d’un antisémitisme paradigmatique, programmatique, et cela depuis « l’origine » de cette « religion » fondée en Judée-Samarie il y a deux millénaires par un certain Yehoshuah, un rabbin de petite condition, issu de Nazareth en Galilée. Avec Assmann et Bollack, le dossier d’accusation a d’emblée atteint le point Godwinix. Tentons de donner la parole à l’avocat de la « défense ». Quelle vérité contiennent les thèses soutenues par l’ancien SS Kreiss, l’égyptologue Jan Assmann et le philosophe Bollack ? Qu’est-ce qui est vrai dans ces thèses ?

Il n’y a pas d’avocat. Et l’accusé se tient en silence. Il ne prononce aucune parole.

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i« Kreis meldete sich mit sechzehn zur SS-Panzer-Division Hitlerjugend, die 1944 in der Normandie von den alliierten Streitkräften vernichtet wurde. Kreis überlebte und wurde jüngster Junker der Waffen-SS beim SS-Panzer-Junker-Sonder-Lehrgang in Königsbrück » https://de.wikipedia.org/wiki/Rudolf_Kreis

iiRudolf Kreis, « Les morts ce sont toujours les autres » : « Die Toten sind immer die anderen ». Eine Jugend zwischen den Kriegen. Lebenserzählung, Berlin, 2009.

iiihttps://fr.wikipedia.org/wiki/Jan_Assmann

ivJan Assmann, « Partisan eines Anliegens. Wer die Deutschen verstehen will, der lese diese Lebenserinnerungen », FAZ, « Feuilleton », 12 Juin 2009

vhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Bollack

viJean Bollack. Au jour le jour. X 2598 (13 juin 2009). PUF. 2013. p. 628

viiJean Bollack. Au jour le jour. X 2598 (13 juin 2009). PUF. 2013. p. 628

viiiIbid.

ixhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_de_Godwin

Dans la course vers l’abîme, philosopher.


« Heidegger »

Heidegger est resté adhérent du parti national-socialiste de 1933 à 1944. Il avait cependant démissionné de son poste de Recteur de l’Université de Fribourg le 28 avril 1934, « parce qu’aucune responsabilité n’y était plus possiblei », – remarque suivie de cette simple phrase, dans ses Cahiers noirs : « Vive la médiocrité et le tapage ! ». Il avait aussi écrit un peu plus tard, en 1937, dans ces mêmes Carnets noirs : « Le national-socialisme est un principe barbareii. » Mais ce jugement abrupt n’était pas forcément a priori négatif dans l’esprit de Heidegger. Il se pourrait même qu’il y vît « sa possible grandeur » (voir la note 2). Pourquoi donc s’intéresser à Heidegger, ce philosophe nazi, aujourd’hui, dans le contexte actueliii ? Réponse courte : parce que dans les époques de complet bouleversement (politique et moral), il faut s’efforcer de continuer de penser, et de s’astreindre à penser d’une façon d’autant plus critique que les périls montentiv.

J’ai, ci-après, sélectionné quelques fragments textuels, écrits par un philosophe (philosophe mais nazi, et nazi mais philosophe) dans les années 1937-1938. Ils méritent d’être exposés à notre réflexion (critique), je pense. Non pas pour sauver le soldat Heidegger, bien sûr. Mais pour sauver, en nos temps de troubles, un principe dont nous ne pouvons pas nous priver, si nous voulons continuer de vivre, – le principe de la pensée critique.

« Pourquoi l’être humain devient-il toujours plus petit ? Parce qu’il se refuse l’espace de jeu où a lieu la croissance vers la grandeurv. »

Quel est cet « espace de jeu » ? C’est ce que Heidegger appelle le « Là ». Mais que désigne ce « là » ? C’est « le lieu où l’indétournable est sauvegardé en toute retenue, et ainsi déployé en liberté par les chemins de la créationvi. » On peut interpréter l’« indétournable » comme une puissance métaphysique, qui ne se laisse pas « détourner » de ses fins dernières, et peut-être même comme une sorte de figure cryptique du divin, qui se trouverait menacée par l’inanité, la vacuité et l’incohérence humaines. Le « Là », avec un L majuscule, est le lieu d’une présence celée, mais sauvegardée, et qui a vocation à se déployer en toute liberté, pendant l’éternité à venir. Présence fragile, qu’il faut donc traiter avec retenue, subtilité, délicatesse. Dans ce monde de brutes ? – demandera-t-on ? Oui, cette présence est en fait porteuse de toute la puissance de la création, elle est porteuse de l’avenir, de cette réalité à venir, dont nous ignorons tout. Attention, fragile! C’est un programme prometteur, en un sens. Mais qui garantit que le « Là » est bien ici, et non pas là-bas, ou ailleurs ? Rien, assurément. Il nous suffit peut-être d’affirmer que le « Là » est en nous, que le « Là » est en notre esprit, qu’il en est le fondement, le sol même. Le « Là » n’est rien d’autre que la puissance développement et de création de l’esprit humain.

« Que nous soyons entrés depuis longtemps dans l’époque de la complète absence de question, voilà ce qu’attestent moins tous ceux qui rejettent de manière explicite le questionnement que bien plutôt ceux qui, se prétendant ‘en possession’ d’une ‘vérité’ inébranlable (la vérité ‘chrétienne’), n’en restent pas là, mais se comportent comme s’ils questionnaient, alors qu’ils ne cessent d’avoir à la bouche les mots de ‘risque’ et de ‘décision’vii. »

Innombrables, et de tous bords, ceux qui aujourd’hui se prétendent ‘en possession’ d’une ‘vérité inébranlable’. Paradoxalement, la ‘vérité chrétienne’ à laquelle fait référence Heidegger est aujourd’hui presque complètement inaudible, dans le vacarme mondial. La nouvelle Réforme des institutions cléricales n’a pas eu lieu, malgré l’urgence. Les scandales (notamment pédocriminels) ont durablement affecté la crédibilité de l’Église catholique (bien que des faits comparables ont été condamnés dans des institutions relevant d’autres religions comme le protestantisme, l’islam, le judaïsme et le bouddhisme, mais avec beaucoup moins d’échos médiatiques, semble-t-il). Le grand paradoxe, encore inexpliqué (mais il faudrait y travailler) reste celui-ci : pourquoi, dans un pays comme la France, jadis surnommée « la Fille aînée de l’Église », assiste-t-on à une fuite massive de la population hors du cadre de la religion qui a, culturellement et historiquement, accompagné ce pays depuis deux millénaires ? Assèchement des vocations religieuses, baisse abyssale des pratiques, rejet de toute « foi » en quelque transcendance que ce soit… Je dis « paradoxe », parce que dans le même temps, dans l’étranger proche, sur la rive sud de la méditerranée, mais aussi au Moyen Orient, et plus loin vers l’Est, et jusqu’en Inde, au Japon et en Chine même, on assiste au contraire à des résurgences massives du fait religieux. Le cas d’Israël est à cet égard édifiant. Le projet de création de l’État d’Israël était à l’origine un projet « laïque », si l’on peut dire. Le projet sioniste n’était pas soutenu par les « religieux », qui, bien au contraire, le condamnaient comme étant contraire au projet divin (l’argument étant qu’Israël était en diaspora de par la volonté divine, et que seule la venue du Messie sur terre pouvait y mettre fin). Aujourd’hui, en Israël, le Parti travailliste qui fut l’élément politique actif dans la première phase de la construction du pays, a pour ainsi dire, presque complètement disparu de la carte. Désormais, on voit au pouvoir dans ce pays une coalition de partis farouchement ultra-religieux et de partis que l’on peut qualifier d’extrême-droite. Que s’est-il donc passé ? Je ne sais.

Ce que je vois, plus généralement, c’est que la remarque de Heidegger garde sa pertinence (si l’on prend, bien sûr, le soin de remplacer la notion de ‘vérité’ chrétienne, par les notions de ‘vérités’ juive, islamique, hindouiste ou bouddhiste (eh oui ! Il existe même des bouddhistes d’extrême-droite!).

« La méditation pensive du sens, celle qui s’oriente sur la vérité de l’êtreviii, est d’abord fondamentation d’être le Là à titre de fondement pour l’histoire futureix. »

L’histoire future, tout le monde le sent aujourd’hui, clairement ou confusément, est fondamentalement menacée, et cela sur tous les fronts : climat, biodiversité, épuisement des ressources, surpopulation. Problèmes structurels, auxquels s’ajoutent le nombre croissant de pays « faillis », la décrédibilisation de la démocratie dans le monde, tant dans les pays « autoritaires », bien sûr, que dans les pays plus anciennement et traditionnellement « démocratiques » (du moins en façade). Et c’est précisément à ce moment de crise structurelle, où l’humanité tout entière (Je fais partie de ces idéalistes pour lesquels le concept d’ « humanité tout entière » a encore un sens, malgré les éructations philosophiques, froidement calculées, d’un Thomas Hobbes, qui en niait radicalement la pertinence), c’est donc à ce moment que l’humanité (mais pas tout entière) se paie le luxe de conflits comme celui de la Russie et de l’Ukraine (avec ses implications géopolitiques, en Afrique par exemple, avec la réduction des exportations de blé).

La « fondamentation » est l’un de ces néologismes que le traducteur de Heidegger a estimé utile de forger, pour mettre en valeur, et pour faire mieux sentir ce « sens », cette « vérité de l’être » que le philosophe s’attachait à explorer, juste avant que la 2e Guerre mondiale n’explose. Je pense que la période actuelle, si elle n’est pas « nazie », n’est pas sans exhaler, pour sa propre part, des odeurs franchement nauséabondes. Je pense aussi que les problématiques du « sens », de la « vérité », et de l’« être », doivent rester au cœur de notre pensée critique, précisément parce que le « sens » disparaît aujourd’hui des discours politiques, – ainsi que la « vérité », qui est indubitablement la première victime de tout conflit armé, comme on sait. Quant à l’« être », comment s’en passer ? Dans un monde sans sens et sans vérité, c’est tout ce qui nous reste, à nous, simples humains : l’être. Du moins, à nous qui sommes encore là, en vie, et qui n’avons donc pas péri dans telles ou telles catastrophes faites de main d’homme.

« Qui est l’être humain à venir, à supposer qu’il soit encore à même de fonder une histoire ? Réponse : le gardien qui veille sur le silence dans lequel, au large, passe le Dieu à l’extrêmex. »

Sommes-nous encore capables de fonder une nouvelle « histoire » ? Je le pense, mais il va nous falloir un sursaut historique, et vite. Et je ne le vois pas venir, même si j’en pressens les prémisses… L’éveil des hommes exige une mutation profonde de leur « être », et une mutation de leur relation à la vérité de cet « être ». Autrement dit, c’est en voyant en face de nous la béance de l’abîme qui s’ouvre, que nous prendrons, peut-être, en nous le courage de changer fondamentalement la donne. Autrement dit, c’est en commençant par nous changer nous-mêmes, à notre niveau individuel, personnel, que nous contribuerons à changer significativement le monde. Truisme? Peut-être. Essayez, pour voir.

« Nous sommes en train d’entrer dans cet instant-éclair de l’histoire en lequel, pour la première fois, la vérité de l’être devient une – que dis-je ? – devient l’urgence même et l’origine d’une toute nouvelle nécessité […] et que nous soyons prêts à cela exige de nous une mutation essentielle–d’être humain à être le Là–la nouvelle responsabilité–non le fait de donner réponse à la question : qui sommes-nousxi. »

Oui, cette question: « qui sommes-nous ? », est une question qui ne mérite pas réponse, ici et maintenant. Par contre, la question de la vérité, – la vérité que nous représentons, celle que nous portons en notre être et celle pour laquelle nous sommes prêts à donner notre vie – cette question devient l’urgence absolue.

« La raison la plus profonde de l’état présent du monde, tel que le détermine le destin de l’Occident, état sans plus aucun but, prisonnier de lui-même, parfaitement impitoyable, lancé de progrès en progrès dans la plus effrénée des ‘mobilisations’, celle de tout ce qui existe […] – c’est cela l’abandonnement de l’être –, cette raison, c’est la manière dont on passe loin au large de la vérité de l’êtrexii. »

Ces mots écrits par un philosophe dans l’Allemagne nazie en 1937, on pourrait utilement les réécrire aujourd’hui, non seulement en Occident, mais en Orient, et dans le « Sud global ».

L’être humain, où qu’il soit, court un risque radical, celui d’abandonner son humanité, et cela du fait qu’il se laisse emporter comme un jouet de plastique, dans des maelstroms qui le dépassent (presque entièrement). Il faut résister à notre propre abandon de qui nous sommes.

« Étant donné que l’être humain est celui qui cherche, voilà la raison pour laquelle il y a besoin d’un but. Et comme il a nécessité du but, le but suprême est celui de chercher. C’est bien là un mode de pensée bizarre, déroutant pour tout individu qui ne pense qu’en mots, et ce faisant ne pratique pas le saut au cœur du déferlement de fervescence de l’êtrexiii. »

Encore un néologisme ! « Fervescence » a un petit côté comprimé analgésique. J’aurais préféré ici le simple mot « fièvre ». Ou « transe ». Rêvons un peu… Il faudrait que nous devenions tous un peu chamanes, que nous soyons capables d’entrer en « transe », une transe fiévreuse, pour sauter en esprit vers le lointain avenir, et ensuite, après avoir « vu », pour revenir sur cette terre, et aider sincèrement, sans peur et sans reproche, à le faire advenir, cet avenir.

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iMartin Heidegger. Réflexions III. Cahiers noirs (1932 -1934). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §113, p. 174

iiCe jugement, apparemment net et négatif, est cependant immédiatement développé d’une manière oblique, biaisée et contournée, ce qui en rend l’interprétation délicate, et vraisemblablement incriminante pour le professeur de philosophie de Fribourg: « Le national-socialisme est un principe barbare. Voilà ce qui lui est essentiel et constitue sa possible grandeur [sic]. Le péril n’est pas lui-même [re-sic], mais qu’ils soit bagatellisé en prêchi-prêcha du Vrai, du Beau et du Bien (le soir après l’école). Et que ceux qui veulent fabriquer sa philosophie ne trouvent rien d’autre à y mettre que la ‘logique’ de la pensée commune et des sciences exactes, au lieu de se rendre compte qu’aujourd’hui c’est justement la ‘logique’ qui se trouve à nouveau dans l’urgence, et entre du même coup dans la nécessité d’une nouvelle naissance. » Martin Heidegger. Réflexions III. Cahiers noirs (1932 -1934). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §206, p. 204

iiiEst-il besoin de réciter la litanie des crises s’accumulant ces derniers temps : la guerre menée par la Russie en Ukraine, le « nettoyage » ethnique du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan, le conflit endémique entre la Serbie et le Kosovo, les nombreuses crises migratoires, et maintenant, les attaques barbares du Hamas contre des civils israéliens, suivies d’une riposte massive d’Israël dans la bande de Gaza. Le « droit international », dans toutes ces situations, est allègrement bafoué, à proportions variées, sans que l’on ne mesure bien les implications à long terme d’une telle défaite de la pensée juridique – c’est-à-dire une défaite de l’idée même de « justice ». Ainsi l’idée même d’une « Cour de justice internationale » est totalement vidée de sens par ceux-là mêmes qui pourraient en ressentir le poids moral et politique. Plus grave encore, à mon sens, le combat (sémantique et rhétorique) sur les ‘appellations’ dont certains acteurs sont affublés (ceux qui sont des « terroristes », pour les uns, sont appelés des « résistants » pour les autres), vient de commencer de dégénérer, et d’atteindre les prodromes de l’abjection (morale). Désormais le mot même « terroriste » n’est plus assez fort. On affirme maintenant leur complète dés-humanisation (« ce sont des animaux, et il faut les traiter comme tels », « il faut les écraser comme des cafards »).

ivA cet égard, l’implosion de la réflexion politique, intellectuelle et morale en Europe est absolument sidérante. La tétanisation des intervenants politiques dans la soi-disant « Union européenne » (laquelle projetait encore récemment, sous la conduite de Madame Von der Leyen, d’imposer sa vision « géostratégique » vis-à-vis des autres « grandes puissances »), est pathétique.

vMartin Heidegger. Réflexions V. Cahiers noirs (1937-1938). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §36, p. 333

viIbid.

viiIbid., p. 334

viiiLe traducteur, François Fédier, a choisi de rendre par le mot estre, le concept d’être tel que proposé par Heidegger. Je préfère, pour ma part, éviter, non ce néologisme, puisque le mot estre est un ancien mot français, mais cette substitution, qui est aussi une privation :la privation de l’accent circonflexe sur le mot être, accent qui me semble comme voleter légèrement au-dessus des lettres, – et de l’etre, donc.

ixMartin Heidegger. Réflexions V. Cahiers noirs (1937-1938). Trad. F. Fédier, Gallimard, 2018, §41, p. 336

xIbid., §44, p. 337

xiIbid., §48, p. 340

xiiIbid., §50, p. 342

xiiiIbid., §56, p. 347

L’âme, la liberté et les lois de la Nature


C’est le biologiste et philosophe Ernst Haeckel qui a fait connaître Darwin en Allemagne. Il fut l’un des premiers à appliquer les idées darwinistes aux ‘races’ humaines. Les idéologues nazis ont utilisé ses écrits pour appuyer leurs théories racistes et leur darwinisme social. Haeckel est par ailleurs l’auteur de la théorie de la « récapitulation », selon laquelle l’ontogenèse « récapitule » la phylogenèse.

Haeckel avait une vision moniste du monde, une perception aiguë de l’immanence divine et proposait une quasi-déification des « lois de la Nature ». « Dieu se trouve dans la loi de la nature elle-même. La volonté de Dieu agit selon des lois, aussi bien dans la goutte de pluie qui tombe et dans le cristal qui se développe, que dans le parfum de la rose et dans l’esprit des hommes. »i Cette immanence se retrouve dans la « mémoire cellulaire » (« Zellgedächtnis ») et dans l’« âme des cristaux » (« Kristallseelen »).

D’une telle compénétration de la « Nature » et de « Dieu », Haeckel déduisait la fin de « la croyance en un Dieu personnel, à l’immortalité personnelle de l’âme et à la liberté de volonté humaine. »ii Toute la métaphysique était remise en cause.

« A côté de la loi d’évolution et en étroit rapport avec elle, on peut considérer comme le suprême triomphe de la science moderne la toute-puissante loi de substance, la loi de conservation de la matière (Lavoisier, 1789) et de la conservation de l’énergie (Robert von Mayer, 1842). Ces deux grandes lois sont en contradiction manifeste avec les trois grands dogmes centraux de la métaphysique, que la plupart des gens cultivés considèrent aujourd’hui encore comme les trésors les plus précieux : la croyance en un Dieu personnel, à l’immortalité personnelle de l’âme et à la liberté de volonté humaine. (…) Ces trois précieux objets de foi seront seulement supprimés, en tant que vérités du domaine de la science pure. En revanche ils subsisteront, précieux produit de la fantaisie, dans le domaine de la poésie.»iii

Il y a deux points à considérer, d’une part la question de la validité des « lois suprêmes » de la science moderne, la loi d’évolution et la loi de conservation, et d’autre part, la question de la « contradiction manifeste » entre ces lois et les « trois dogmes centraux de la métaphysique ».

Sur le premier point, il faut rappeler que la vision purement scientifique de la conservation et de l’évolution du monde ne peut pas à elle seule rendre compte de phénomènes singuliers comme le Big Bang. D’où vient l’énergie initiale de l’univers ? Elle a toujours été déjà là, de par la loi de conservation, répondent les croyants en la science pure.

Mais cette thèse même est en soi indémontrable, et donc non-scientifique.

La « science pure » se fonde sur un axiome improuvable.

Le second point est la question de la contradiction « manifeste », selon Haeckel, entre les deux lois de conservation et les dogmes centraux de la métaphysique comme la liberté de la volonté ou l’immortalité de l’âme.

En 1907, une année seulement après la parution de l’ouvrage cité de Haeckel, le médecin américain Duncan MacDougall mesura le poids de six patients juste avant et après leur mort. Constatant une diminution de 21 grammes, il en déduisit qu’il pouvait s’agir du poids de l’âme s’échappant du corps humain. Une vive controverse s’ensuivit.

Si l’âme « existe », elle est de nature immatérielle, et donc ne peut avoir de masse.

En admettant la validité des résultats de D. MacDougall, il faut en déduire que la perte de masse de 21 grammes censée avoir été observée chez certains individus après la mort provient d’autres causes que celle de la sortie de l’âme hors du corps.

Il serait possible d’imaginer par exemple une « sublimation », au sens chimique, de certaines composantes du corps humain, qui passeraient ainsi de l’état solide à l’état gazeux, sans passer par l’état liquide. De fait, cette « sublimation » se traduirait par une exhalaison ou une évaporation de la matière transformée en masse gazeuse.

Le « dernier soupir » ne serait donc pas seulement constitué de l’air contenu dans les poumons du corps à l’agonie, mais aussi d’une masse de matière corporelle « sublimée » par les transformations métaboliques, accompagnant la mort elle-même. Parmi ces transformations, celles affectant le cerveau seraient particulièrement cruciales, si l’on tient compte du fait que celui-ci consomme environ le quart de l’énergie métabolique du corps.

La mort aurait sur le cerveau un effet physico-chimique se traduisant sous la forme d’une « sublimation » d’une partie de sa substance.

L’âme n’a pas de masse, et elle ne pèse rien. Mais la « structure » d’un cerveau vivant, son « organisation », ce sceau spécifique d’une personne singulière, pourrait s’avérer posséder un poids de plusieurs grammes. Lors de la mort, cette structure se décomposerait rapidement et s’« exhalerait » hors du corps.

La structure du cerveau, son organisation « systémique », constitue – d’un point de vue matérialiste – l’essence même de l’individu. Elle peut aussi se définir comme étant la condition même de sa « liberté », ou de son « esprit », pour reprendre des concepts métaphysiques.

Que l’on soit matérialiste ou non, la mort produit une perte systémique, qui se traduit aussi par une perte de matière.

Comment les lois de « conservation » de la substance et de l’énergie peuvent-elles rendre compte d’une telle perte ?

De même que toute naissance ajoute de l’unique et du jamais vu dans ce monde, de même toute mort soustrait de l’unique et de l’indicible.

Que l’on appelle cet unique, cet indicible, « âme », « souffle », « structure » ou « masse de 21 grammes » n’a pas de réelle importance, du point de vue qui nous intéresse ici.

Dans tous les cas, la mort se traduit par une perte nette, que les lois scientifiques de la « conservation » ne peuvent pas expliquer.

L’âme ou la liberté n’ont pas de « masse ». Mais lorsqu’on les perd, les lois de la conservation ne les retrouvent pas dans leurs bilans.

iErnst Haeckel. Religion et évolution. 1906

iiErnst Haeckel. Religion et évolution. 1906

iiiIbid.

Adolf Hitler, Theodor Herzl et leur « romantisme kitsch »


 

Les hommes les plus célèbres veulent laisser des traces, des héritages. Qu’en reste-t-il ? Souvent peu de choses.

« Calvus paraissait à Cicéron exsangue et limé à l’excès, et Brutus oiseux et heurté ; inversement Cicéron était critiqué par Calvus, qui le trouvait relâché et sans muscles, et par Brutus, d’autre part, pour user de ses propres mots ‘mou et sans rien dans les reins’. Si tu me demandes, tous me semblent avoir eu raison. »i

Cicéron, Calvus, Brutus, réduits à deux adjectifs ciselés.

L’histoire est pleine de disconvenues a posteriori pour tel ou tel, dont la mémoire est jugée avec dureté, ironie ou indifférence par les générations ultérieures.

Ainsi, Victor Klemperer ne craint pas de dépeindre Adolf Hitler et Theodor Herzl sous des traits communs, décalés. « Tous deux, Hitler et Herzl, vivent en grande partie sur le même héritage. J’ai déjà nommé la racine allemande du nazisme, c’est le romantisme rétréci, borné et perverti. Si j’ajoute le romantisme kitsch, alors la communauté intellectuelle et stylistique des deux Führer (sic) est désignée de la manière la plus exacte possible. » ii

Comparer Herzl à un « Führer » est osé. Mais la méthode d’analyse de Klemperer privilégie les glissements de sens des mots. La langue allemande a changé, après l’avènement du IIIème Reich.

Le mot Führer pouvait, semble-t-il, s’appliquer sans problèmes à Herzl en 1896 ou en 1904, et également à Hitler entre 1933 et 1945. C’est un témoignage de la fragilité et de la fugacité du sens des mots à travers les temps, un signe de la volatilité de leurs résonances.

Klemperer rapporte un autre exemple de ces dérives à travers les mots « croire » ou « croyance », pendant la montée du nazisme. Il y voit le symptôme d’un phénomène quasi-religieux provoqué par l’ascension de Hitler dans la conscience allemande : « Le Führer a toujours souligné son rapport particulièrement proche à la divinité, son ‘élection’, le lien de filiation particulier qui le relie à Dieu, sa mission religieuse. »iii

Si l’hypothèse de Klemperer s’avère juste, il faudrait s’interroger sur le sens des mots ‘divinité’, ‘élection’, ‘filiation’, ‘religion’ et l’étendue de leurs dérivations, – ou de leurs dérives.

Tant qu’à faire, il faudrait procéder à une spectrographie des mots touchant au « divin », au « sacré », au « mystère », dans toutes les langues du monde.

Une telle spectrographie jetterait des bases fructueuses pour une anthropologie mondiale du sentiment religieux.

iTacite. Dialogue des orateurs, XVIII,5-6

iiVictor Klemperer, LTI, La langue du IIIème Reich, Ch. 29, Sion, p.274

iiiIbid., ch. 18, « Je crois en lui ».