
Le Psalmiste a chanté l’alliance éternelle, irrévocable de YHVH avec David, son serviteur, son saint, son oint.
Paroles ferventes, inoubliables.
Mais pourquoi le Psalmiste est-il aussi amer ?
Il reproche à YHVH son manquement soudain à cette alliance, son unilatérale inconstance, son imprévisible colère.
« Et pourtant tu l’as délaissé, rejeté, ton élu, tu t’es emporté contre lui. Tu as rompu l’alliance de ton serviteur, tu l’as dégradé, et jeté à terre son diadème. »i
Quoi? Comment un Dieu si Un, si haut, si puissant, serait-il infidèle à sa propre parole?
Question sensible, essentielle, qui ouvre sur des perspectives fantastiques, inouïes.
Mais le Psalmiste ne ferait-il pas erreur dans son jugement?
Comment un Dieu éternel pourrait-il être compris et a fortiori jugé par une créature fugace, fût-elle inspirée?
D’ailleurs, si l’amertume du Psalmiste devait être justifiée, ce qu’à Dieu ne plaise, il vaudrait mieux alors ne pas trop insister sur cette alliance en déshérence, et cette promesse désavouée.
Il faudrait l’évoquer, bien sûr, parce que le constat est flagrant. Mais avec modération, prudence, et ensuite passer à autre chose.
Aucune puissance, quelle qu’elle soit, n’aime être remise en cause, et moins encore défiée, sur son propre terrain, celui de la parole et de la promesse.
YHVH, c’est un fait, n’aime pas que la pensée critique s’exerce à son égard. La critique tend à diminuer la qualité des hommages et des louanges qu’il attend de ses créatures.
Sa puissance envahit certes tout l’univers.
Son essence est éternelle, c’est entendu.
Son existence est bien réelle, et en acte.
Cependant cette ‘puissance’ et cette ‘existence’ n’ont de véritable ‘sens’ que si d’autres consciences en sont elles aussi conscientes.
Sinon, cette ‘puissance’ et cette ‘existence’ restent purement auto-centrées, solipsistes, centripètes, et en cela elles manquent en quelque sorte de ‘puissance’ et aussi d’‘existence’.
Il y a donc une nécessité intrinsèque, pour que se réalise pleinement la puissance divine, que d’autres consciences existent aussi elles-mêmes, et qu’au moins certaines d’entre elles soient capables de le reconnaître, lui YHVH, dans toute sa puissance, comme condition de toute existence, de toute vie et de toute conscience.
C’est pourquoi l’on peut inférer que le Créateur, dans son omnipotence absolue, a néanmoins eu besoin, paradoxalement, et cela dès l’origine, de créer d’autres consciences que la sienne propre, et il a eu besoin de prendre conscience de la conscience de ces différentes créatures.
Ce fut là une alliance originaire, implicite, naturelle, du Dieu avec sa création, une alliance dialectique des consciences créées et de la conscience incréée.
Il a importé à l’omniscience du Dieu, et à sa Sagesse, de prendre conscience de l’existence et de l’essence de toutes les consciences créées, en tous temps.
Et maintenant il lui importe de prendre conscience, à chaque instant, du sens qu’elles donnent à leurs propres consciences, d’une part, et de prendre conscience du sens qu’elles donnent à son existence, à son essence, à sa volonté, d’autre part.
Le Créateur crée sans cesse, volontairement, des consciences, qui, mises au monde, font vivre, croître ou décroître leurs consciences et leurs volontés propres. Rien de la vie de ces consciences, de ces volontés créées n’est indifférent à l’accomplissement de sa conscience et de sa volonté, qui s’en augmente, s’en réjouit, s’en attriste ou s’en désespère.
Le Créateur, de par son essence même, a besoin de la conscience des hommes.
Ce besoin croît au fur et à mesure que la conscience croît dans le monde créé.
Dans sa conscience inconsciente, ou dans son inconscience consciente, le Créateur semble inconscient de qui il est réellement, de la raison pour laquelle il crée et de la manière dont sa puissance de création peut être vue et comprise par ses créatures.
D’un côté, si l’on en croit les Écritures, YHVH a semblé avoir eu besoin de s’allier exclusivement à une singulière tribu humaine, en se l’attachant irrévocablement par des promesses illimitées (dans le temps) et des serments éternels d’allégeance.
Mais d’un autre côté, toujours selon les Écritures, YHVH n’a pas hésité pas à les rompre, ces promesses et ces serments, pour des raisons qui ne sont pas toujours claires ni expressément alléguées.
Du moins, c’est ainsi que l’on doit comprendre la plainte du Psalmiste.
Selon le psaume 89, YHVH a unilatéralement brisé l’alliance, conclue avec son élu, son oint, et censée être éternelle.
Des conséquences épouvantables sont à attendre de cette rupture et de cet abandon: des murailles démolies, des forteresses ruinées, des populations dévastées et pillées, des ennemis remplis de joie, la fin de la splendeur royale, le trône mis à bas, et la honte générale.
Les malheurs et les souffrances semblent désormais devoir durer sans fin prévisible, alors que la vie de l’homme est si brève.
« Rappelle-toi combien je suis éphémère, combien est vaine la vie que tu donnes à tous les fils d’Adam. Est-il un homme qui demeure en vie sans voir venir la mort ?»ii
Qu’est devenue la promesse faite jadis, qui devait en principe engager YHVH pour toujours ?
« Où sont tes anciens bienfaits, Seigneur, que dans ta sincérité tu avais promis à David ? »iii
La conclusion du psaume est abrupte, brève mais sans acrimonie. Deux amens sont adressés à ce Dieu incompréhensible, et, semble-t-il, oublieux :
« Loué soit l’Éternel à jamais ! Amen et amen ! »iv
L’oint délaissé, et un peu désenchanté, ne semble pas tenir rigueur à l’Éternel de ne pas avoir respecté sa promesse.
Il ne paraît pas désireux de tirer avantage du fait que cet abandon unilatéral, cette alliance abolie, lui donne de facto une sorte d’avantage moral sur le Dieu, qui se montre inconscient de son ‘oubli’, alors que lui, l’élu, l’oint, n’a rien oublié de la promesse.
Mais peut-être aurait-il mieux valu cacher tout ressentiment, renoncer à l’expression de la moindre rancœur, à l’égard d’un Dieu si puissant, et si jaloux de ses prérogatives ?
N’y a-t-il pas trop grand risque, par ailleurs, de se tromper dans l’interprétation de sa conduite ?
Surtout, dans toute sa gloire et sa puissance, YHVH ne semble pas apprécier la critique, quand elle s’exerce à son encontre, et encore moins quand elle émane d’hommes si faillibles, et censés être plein de la reconnaissance et de la dévotion qu’il est désireux de goûter chez ses créatures.
Quoique son pouvoir soit infini, qu’il s’étende à l’échelle de l’univers, et sans doute bien au-delà, YHVH semble révéler une faille. Il a besoin d’être ‘connu’ et ‘reconnu’ par des consciences réflexives (et laudatives), afin de non plus seulement « être » (comme « est » un Dieu Un et seul), mais aussi de véritablement « exister » pour des consciences autres.
Sans ces consciences humaines, vivantes, attentives qui lui donnent son « existence », l’« être » du Dieu passerait absolument inaperçu, n’ayant aucun témoin.
Sans ces libres consciences capables de reconnaître son existence et de louer sa gloire, cette existence et cette gloire mêmes seraient en fait absentes du monde créé.
Une ‘existence’ divine peut certes se concevoir dans sa solitude absolue, métaphysique.
Après tout, c’était là le lot du Dieu primordial, originel, avant que la Création n’advienne.
Mais l’idée d’une ‘gloire’ divine, infinie, a-t-elle seulement un sens, s’il n’y a aucune conscience qui puisse en être témoin ?
Par essence, toute ‘gloire’ exige la glorification en pleine conscience d’une nécessaire multitude, éblouie, conquise.
Dieu pourrait-il être aussi ‘glorieux’ dans une absolue solitude, dans la totale absence de toute présence, dans un désert vide de toutes consciences ‘autres’, capables de percevoir et d’admirer cette gloire?
L’existence divine ne pourra être pleinement ‘réelle’, que si elle est consciemment perçue (et louée) par des consciences elles-mêmes ‘réelles’.
Une existence divine infiniment ‘seule’, sans conscience ‘autre’ qu’elle-même, pouvant la glorifier et la contempler, ne serait pas réellement ‘réelle’.
Elle serait plutôt comparable à une sorte de somnolence, un rêve d’essence, divine certes, mais en un sens une essence ‘inconsciente’ d’elle-même, du moins si on la compare avec la conscience réelle, effective, de la moindre des créatures.
Le Créateur a besoin de consciences autres pour n’être pas absolument seul à jouir de sa propre gloire, pour n’être pas absolument seul à se confronter à son infini inconscient, sans fondation ni limite.
L’Homme possède effectivement une conscience propre, tissée de fragilité, de fugacité, d’évanescence et de néant. Il possède une conscience capable de réfléchir sur elle-même, et sur son néant.
Chaque conscience est en soi unique et sans pareille, et une fois créée, une fois apparue sur cette terre, même le Dieu le plus omnipotent ne peut défaire le fait qu’a eu lieu cette création, que cette apparition d’une conscience singulière a été possible, et qu’elle a été actée.
Ce Dieu, dans son omnipotence, ne pourra pas effacer le ‘fait’ de cette exceptionnelle singularité, de cette unique ipséité humaine, même s’il peut en éradiquer à jamais le souvenir.
Dieu, dans son omnipotence, ne peut être à la fois ‘conscient’ comme Dieu et comme créature. Conscience divine ou conscience de créature : il lui faut lui choisir un point de vue. Il ne peut être à la fois Dieu créateur et créature créée. Il ne peut avoir la conscience des deux points de vue, simultanément, puisqu’ils sont essentiellement incompatibles.
Mais dira-t-on, ne peut-il tout de même décider de « s’incarner » en une conscience humaine, et se présenter, partiellement, ainsi qu’en témoignent les Écritures, par exemple en une parole, une vision, un songe ?
Et s’il « s’incarne », ne perd-il pas alors un peu de sa conscience propre, divine, n’éteint-il pas ne serait-ce qu’une étincelle de son Soi, et ne devient-il pas en partie inconscient de qui il est ?
Toute conscience est une, elle unifie et s’unifie. Toute conscience est facteur d’unicité, en soi, pour soi, mais aussi pour les autres, et par les autres.
Donc Dieu lui-même ne peut être en même temps ‘conscient’ comme est conscient et unifié un homme conscient, et comme est conscient un Dieu conscient et Un.
Dans l’inconscient divin gît en puissance cette vérité sensationnelle : la connaissance de la conscience unique, singulière propre à tout homme n’appartient pas à la conscience unique, singulière de Dieu, et donc elle lui échappe.
Mais ne pourrait-on penser que la conscience unique, singulière, propre à tout homme, fait d’une certaine manière partie de l’inconscient de Dieu ?
Cette question n’est pas sans lien avec la thèse de l’Incarnation divine.
Avant le commencement, et longtemps après le commencement, l’idée même d’un Homme-Dieu n’était pas d’actualité. Il n’y avait alors qu’une alternative: Dieu, ou rien. Plus tard, après que la Création eut lieu, l’alternative devint : Dieu ou l’Homme. L’inconscient (divin), ou la conscience (humaine).
On ne peut pas ne pas reconnaître le hiatus et même le chiasme de la conscience et de l’inconscience entre les deux natures, divine et humaine.
Si l’Homme est conscient à sa façon unique, singulière, comment Dieu peut-il reconnaître cette unicité, cette singularité, lui qui n’est pas entièrement conscient de sa propre conscience, de son unicité et de sa singularité, et qui ne peut de ce fait reconnaître aucune autre conscience, unicité et singularité?
Et comment Dieu pourrait-il se glorifier de la conscience de l’Homme, du point de vue de sa propre gloire, divine?
Pour répondre, rien de mieux qu’une autre question.
Jung : « Est-ce que Yahvé a pu soupçonner que l’Homme possède une lumière infiniment petite, mais plus concentrée que celle que lui, Yahvé, possède ? Une jalousie de cette sorte pourrait peut-être expliquer sa conduite.»v
Yahvé serait-il réellement un Dieu jaloux, au sens propre ? Dieu est-il tout simplement jaloux de l’Homme ?
L’expression « Dieu jaloux » est plusieurs fois employée dans la Bible hébraïque :
אֵל קַנָּא. El qanna’.
C’est aussi le nom dont YHVH se nomme lui-même (à deux reprises) lorsqu’il apparaît à Moïse sur le mont Sinaï ;
כִּי יְהוָה קַנָּא שְׁמוֹ, אֵל קַנָּא הוּא
« Car YHVH, son nom est ‘Jaloux’, Il est un Dieu jaloux! »vi
Ce nom porte à conséquence pour l’Homme, d’une façon que l’on peut juger humainement amorale :
«Car moi, l’ Éternel, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux, qui poursuis le crime des pères sur les enfants jusqu’à la troisième et à la quatrième générations, pour ceux qui m’offensent. »vii
« L’Éternel est un Dieu jaloux et vengeur; oui, l’Éternel se venge, il est capable de se courroucer: l’Éternel se venge de ses adversaires et il garde rancune. »viii
Jung affirme que Job a compris, le premier, la contradiction, pour Dieu, d’être à la fois omniscient, omnipotent, et « jaloux »…
« Job a été élevé à un degré supérieur de connaissance de Dieu, connaissance que Dieu Lui-même ne possédait pas (…) Job a découvert l’antinomie intime de Dieu, et à la lumière de cette découverte, sa connaissance a atteint un caractère numineux et divin. La possibilité même de ce développement repose, doit-on supposer, sur la ‘ressemblance à Dieu’ de l’homme. »ix
L’inconscient, qu’il soit humain ou divin, a une nature « animale », une nature qui veut vivre et ne pas mourir.
La vision ‘divine’, telle qu’Ézéchiel la rapporte, était d’ailleurs composée de trois-quarts d’animalité (lion, taureau, aigle) et d’un seul quart d’humanité : « Quant à la forme de leurs visages, elles avaient toutes quatre une face d’homme et à droite une face de lion, toutes quatre une face de taureau à gauche et toutes quatre une face d’aigle. »x
D’une telle ‘animalité’, si présente et si prégnante dans la vision d’Ézéchiel, qu’est-ce qu’un homme peut raisonnablement attendre?
Une conduite (humainement) morale peut-elle être (raisonnablement) attendue d’un lion, d’un aigle ou d’un taureau ?
La conclusion que fait Jung peut paraître provocante, mais elle a le mérite de la cohérence, et de la fidélité aux textes :
« YHVH est un phénomène, et non pas un être humain. »xi
Job affronta dans sa propre chair la nature éminemment non-humaine et phénoménale de Dieu, et il fut le premier à s’étonner de la violence de ce qu’il y découvrit, et de ce qui s’y révéla.
Depuis, l’inconscient de l’homme s’est profondément nourri de cette découverte ancienne, jusqu’à nos jours.
Depuis des millénaires l’homme sait inconsciemment que sa propre raison est fondamentalement aveugle, impuissante, devant un Dieu, qui est un phénomène pur, un phénomène animal (dans son sens originaire, étymologique), et assurément un phénomène non-humain.
L’homme doit maintenant vivre avec ce savoir brut, irrationnel, inassimilable.
Job fut le premier, peut-être, à avoir élevé au statut de connaissance consciente une connaissance depuis longtemps logée au fond de l’inconscient humain, la connaissance de la nature profondément antinomique, duelle, du Créateur, à la fois aimant et jaloux, violent et doux, créateur et destructeur, conscient de toute sa puissance, et cependant, non ignorant mais inconscient du savoir unique que chaque homme porte en lui-même.
Quel est ce savoir humain, unique?
C’est le savoir que la conscience de l’Homme, son unique et singulière richesse, transcende son animalité, et le transporte, en puissance, dans le vertige vertical de la non-animalité.
On établit ainsi l’existence de liens anciens (et probablement durables) entre le monothéisme et le chamanisme, lequel est, comme on sait, pénétré des relations profondes entre les humains et les non-humains.
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iPs 89,39-40
iiPs 89, 48-49
iiiPs 89, 50
ivPs 89, 53
v C.G. Jung, Answer to Job, Routledge, 1954, p.15
viEx 34, 14
vii Ex 20,4 ; Dt 5,8
viiiNahoum 1,2
ixC.G. Jung, Answer to Job, Routledge, 1954, p.16
x Ez1,10
xiC.G. Jung, Answer to Job, Routledge, 1954, p.24
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