L’homme inutilisable


« Tchouang-tseu »

Quand il me souvient des moments de ma vie passée dans le Marigot, et de la tentation de l’appel du large, me viennent à l’esprit ces lignes de sagesse taoïste :

« Quand la source est tarie, les poissons de l’étang se réfugient dans la vase. Ils s’envoient mutuellement leurs humides haleines ; ils se mouillent réciproquement de leurs baves. Ces poissons misérables ne sauraient se comparer à ceux qui s’oublient mutuellement dans les fleuves et les lacs. »i

Pour mon goût, les fleuves et les lacs sont encore trop serrés; j’ai choisi la mer, et j’ai plongé dans la lumière du soleil, qui est plus qu’océane.

Quand aux recherches qui meublent mon temps et habitent mon désir, il est difficile d’en prouver l’utilité et la pertinence, dans un temps comme celui-ci. Un jour peut-être saurai-je en rassembler quelques leçons en un bouquet odorant ou une gerbe mordorée? En attendant cette improbable fête, me tente l’image de l’arbre inutile.

C’était un arbre vraiment immense. Il pouvait couvrir de ses feuilles une vaste portion de terre, et des milliers de chevaux, de vaches, de chèvres, et d’autres bétails, pouvaient s’assembler sous son ombre, pour y brouter dans la fraîcheur. Mais un homme sceptique et plein de raison vint et demanda : « Quel est cet arbre ? A quoi peut-il bien servir ? Ses petites branches courbes, tordues, sont inaptes à faire des poutres, des charpentes. Son tronc noueux, crevassé, ne conviendrait ni pour des mâts de marine, ni pour des meubles raffinés. Et qui en voudrait même pour les planches de son cercueil ? Quant à mâchonner ses feuilles ou en faire des tisanes, il faut savoir qu’elles sont amères et même toxiques à faible dose. Ses fruits sont difficiles à digérer. Pour son odeur, qu’il suffise de dire qu’elle monte au cerveau, qu’elle indispose même les bien-portants, et qu’elle rend vite ivre. Cet arbre est vraiment inutilisable. »

Il est inutilisable ! Ce fut sa chance… Aurait-il été un tant soit peu ‘utilisable’, sa canopée aurait-elle pu atteindre cette taille ? On peut en douter. Il eut été exploité selon les règles de l’industrie et la convoitise des intérêts.

A son exemple, l’homme qui toujours cherche, sans pourtant sembler trouver, lui aussi, n’est que bois inutilisable.ii

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iTchouang-tseu. L’Œuvre complète, XIV, Unesco, 1969. Trad. Liou Kia-Hway et Benedyst Grynpas, in « Philosophes taoïstes ». Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p.193

iiD’après un passage de Tchouang-tseu. L’Œuvre complète, IV. Ibid. p. 117

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